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Winckler fait tache d‟huile

Dans le document Pour le vingtième anniversaire de L (Page 87-91)

Plus d‟un lecteur des Lieux d’une fugue' a dû s‟interroger sur la nature véritable d‟un des objets trouvés dans le caniveau par le jeune fu- gueur, à savoir cette pièce de métal ouvragé formée « d‟une sorte de tube de cuivre coudé qui se terminait d‟un côté par un clapet à ressort et de l‟autre par une tige filetée » {Jsn 24). Le lecteur est d‟autant plus intrigué par ce mystérieux objet s‟il se souvient de l‟ingénieur qui, vers huit heures du soir le 23 juin 1975, pendant sa révision de la chaudière du 11 rue Simon-Crubellier, « essuie avec une peau de chamois une petite pièce cy- lindrique se terminant d‟un côté par une tige filetée et de l‟autre par un clapet à ressort2 ». Et l‟intuition que l‟on peut bien avoir qu‟il s‟agit d‟un même objet - et d‟un objet non dénué de signification - semble confirmée par la découverte dans la chambre abandonnée par Grégoire Simpson, au chapitre 52 de La Vie mode d'emploi, à côté de la bassine en matière plas- tique rose et des chaussettes sales qui viennent tout droit d‟Un homme qui dort, d‟un petit objet constitué par « une tige de métal se terminant à un bout par une vis filetée et à l‟autre par un clapet à ressort » (Vme 289).

La fugue « historique » de Georges Perec eut lieu vers la fin des années 1940. Les Lieux d'une fugue fut écrit en 1965, et publié en 1975.

C‟est entre 1975 et 1978 que Perec rédige La Vie mode d’emploi et, dans les mêmes années, imagine et tourne un film de télévision à partir de son récit des Lieux d'une fugue?. La double inscription de l‟« objet perdu » dans le grand roman de Perec est donc à peu près contemporaine de la remise en chantier du texte relatant la journée d‟abdication du jeune adoles- cent. La chronologie conforte donc l‟hypothèse que ces trois descriptions, presque mais pas tout à fait identiques sur le plan verbal, ont un référent commun. Mais quel est donc ce référent ?

J‟ai posé cette question il y a bientôt dix ans à deux étudiants de l‟Université de Manchester, Jane Byrne et Joe West.4 A partir des trois formulations de Perec, ils ont fait une série de dessins approximatifs de l‟objet perdu. Et ils sont allés voir un ingénieur retraité avec leurs dessins, pour lui demander : quèsaco ? Au lieu de répondre, le mécanicien est allé fouiller dans sa boîte à bidules pour en repêcher un exemplaire de l‟objet trois fois décrit dans l‟œuvre de Georges Perec. Il n‟y a ni mystère ni doute : c‟est un WINKLEY OILER.

Des recherches d‟une nature plus routinières dans les archives et les bibliothèques ont permis à Byrne et West d‟étoffer quelque peu ce nom

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soudainement restitué. Frank Drew Winkley, domicilié à Madison, dans le Wisconsin, a obtenu un brevet auprès du bureau américain des brevets et patentes (US Patent Office) en 1910 pour un dispositif permettant d‟ali- menter un mécanisme (moyeu, essieu, etc.) d‟un filet d‟huile de façon régulière et fiable. Formellement décrit ainsi :

A lubncant dispensing device comprising a lubricant réceptacle and means for receiving lubricant from said réceptacle and discharging it under pressure, comprising a cylmder cafried by said réceptacle, a plunger reciprocable therein, and means for reducing tbe pressure upon the discharged lubricant, said means being controlled by the movement of said plunger3.

Jusqu‟aux années 1960, de tels dispositifs — fabriqués par la Winkley Company aux Etats-Unis ou bien sous licence dans de nombreux pays européens - étaient indispensables pour les voitures automobiles, les auto- bus et camions, et bien d‟autres machines. Ces « Winkleys » , comme on les appelait familièrement, qu‟ils fussent d‟origine ou non, existaient à des millions d‟exemplaires, et il n‟est guère surprenant qu‟un adolescent en retrouve un dans un caniveau parisien à la fin des années 1940. C‟est un petit peu plus surprenant d‟en retrouver un dans les mains d‟un ingénieur- plombier en 1975, mais la chaudière du 11 rue Simon-Crubellier n‟était pas de fabrication récente.

Byme et West ont donc résolu de façon entièrement satisfaisante l‟énigme de la référence de la description trois fois répétée dans l‟œuvre de Perce. Mais comme c‟est souvent le cas, la « réponse correcte » n‟est que la condition nécessaire pour pouvoir poser des questions autrement plus difficiles.

Winkley n‟est pas Winckler, mais les deux noms sont quand même assez proches pour intriguer tout lecteur de Perec. (Nous ne savons pas — peut-être un des proches de Perec le sait-il ?■— si l‟auteur prononçait Winckler

« à la française » [« vin clair »], à l‟allemande [« vinne clerc »], ou à l‟an- glaise [« ouinne clère »], mais ces trois options existent aussi pour la pre- mière syllabe de Winkley.) D‟un point de vue platement intentionnaliste, on aimerait savoir si Perec savait (à l‟âge de 11 ans, ou bien à l‟âge adulte) que l‟objet qu‟il a manifestement rencontré pendant sa fugue s‟appelait un Winkley. Sinon, nous serions dans la pure coïncidence... Mais la question serait mieux posée à rebours : pourquoi supposer que le jeune Perec ne connaissait pas le nom d‟un objet aussi banal et d‟usage courant à cette époque ? Supposons donc, jusqu‟à preuve du contraire, que dans Les Lieux d'une fugue et dans La Vie mode d'emploi Perec donne une description som- maire mais pæiàitement adéquate d'un Winkley, dont il tait trois fois le nom propre.

Le nom de Gaspard Winckler, attribué au héros du premier roman achevé de Perec, Le Condottiere, à un personnage du scénario de film des Choses, au personnage mystérieux qui part à la recherche de son homo- nyme dans la première partie de W ou le souvenir d'enfance, et au maître- artisan des puzzles de Percival Bartlebooth dans La Vie mode d’emploi, a

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fait l‟objet de nombreuses spéculations. S‟agit-il d‟un jeu de mots sur l‟al- lemand Winkel, signifiant « coin » (proposition d‟Ewa Pawlikowska), ou d‟un jeu d‟homophonie bien française, comme le croit Catherine Binet :

« vingt, clair » = « XX » = W, selon la « géométrie fantasmatique » expli- quée dans W ou le souvenir d'enfance ? Le nom, pourtant, n‟est pas rare, en Suisse allemande et en Hollande particulièrement. Un certain Caspar Winkler publia en 1899 un article scientifique intitulé « Animation and Res- piration » dans la Proceedings of the Scientific Section ofthe Royal Academy of Amsterdam, article bien connu de Henry Gautier, le collègue de Perec au laboratoire du CNRS, qui le cite dans plusieurs de ses propres publications sur la respiration et le ronronnement des chats. Un autre Winckler publia en 1892 un itinéraire de Sfax à Gafsa, avec une proposition de chemin de fer (Perec vécut une année à Sfax : voir Les Choses pour l‟inscription textuelle de cette ville dans l‟œuvre de Perec). N‟oublions pas non plus Paul Winckler, éminence grise de l‟édition de masse en France, qui lança le Journal de Mickey et Chariot Magazine dans les années 30, car Chariot joue un rôle de première importance dans les chapitres souvenirs de W ou le souvenir d'enfance. En fait, plus on trouve de « vrais » Wineklers et Winklers va- guement rattachés à l‟un ou l‟autre des textes de Perec, plus on trouve d‟homophonies ludiques ou translinguistiques, moins on croit à la possibi- lité même d‟ajouter à ce nom-fétiche de Perec une signification autre que celle qui lui est donnée par les textes eux-mêmes. Sauf, peut-être, dans le cas de la découverte de Byme et West, précisément parce que « Winkley » est pour ainsi dire explicitement caché par le réseau textuel de l‟œuvre.

Revenons aux trois citations où figure le Winkley, et qui constituent, par la quasi-identité de leur expression verbale, un réseau textuel typique de l‟écriture de Georges Perec. Supposons que la première occurrence, dans Les Lieux d’une fugue (le manuscrit, actuellement à Stockholm,6 confirme que cette première inscription du « tube de ctiivre coudé » a bien eu lieu en 1965) constitue un « véritable » souvenir d‟enfance, quelque chose comme la condition nécessaire d‟un minuscule « biographème » dans la terminolo- gie de Bernard Magné. Dans ce cas de figure, ce serait la double réinscrip- tion de cet objet retrouvé lors d‟une journée perdue qui établirait l‟existence d‟un réseau (ou d‟un mini-réseau). Or, quels sont les éléments rapprochés par ce réseau, qui, tel un graphe, raccourcit la distance entre des points apparemment éparpillés ? Les lignes dessinées par la ré-inscription vont de la fugue du petit Georges au suicide présumé de Grégoire Simpson, lui- même rattaché par des lignes solides au narrateur/narrataire d‟Un homme qui dort : trois œuvres, mais une même thématique du retrait, de l‟abandon, de la déprime, de l‟annulation de soi. Avec, dans le cas d'Un homme qui dort comme dans celui des Lieux d’une fugue, une forte supposition d‟un contenu autobiographique. Un autre fil, moins solide mais réel tout de même, rattache l‟objet caressé par l‟ingénieur le 23 juin 1975 aux Lieux d'une

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fugue, dont Perec a proposé l‟adaptation filmique précisément le 23 juin 1975, en réalité (avant d‟aller retrouver la jeune femme qui deviendra sa compagne). Mais si nous restituons à l‟objet retrouvé son nom, jamais dit mais sans doute moins obscur pour Perec que pour nous, alors à ce réseau textuel se noue aussi le fil rouge qui relie Le Condottiere à W ou le souvenir d'enfance, et ces deux textes à La Vie mode d'emploi : Winckler.

Comment alors trouver un sens à un tel réseau - en supposant que nous ne nous ne sommes pas laissés entraîner dans une pure fiction de la critique hypertrophiée ? Il ne s‟agit évidemment pas d‟une quelconque re- lation métonymique ou métaphorique entre un Winkley Oiler et Gaspard Winckler dans l‟une ou l‟autre de ses manifestations ou transformations.

Mais il pourrait bien s‟agir d‟une communauté sur le plan affectif de la fugue et du personnage toujours distant, jamais clair, de Gaspard Winckler - et, bien sûr, d‟une volonté consciente du scripteur de nous permettre, par le moyen du chemin que nous avons suivi à partir des trois inscriptions, de retrouver ce vague et pourtant puissant écho du désespoir d‟un enfant perdu à tous les « points » du graphe ainsi dessiné.

Perec ne nous oblige pas à des lectures aussi fouillées, complexes, et pour parler de Raymond Queneau, mais qui convient parfaitement ici :

Thaï lis how it is with great works of art. If only you do not try to uttcr whal is

I Voir David Bellos, Georges Perec Une vie dons tes mots (Paris: Seuil, 1994), p. 584

4 Je reprends dans cet article le travail remarquable de Byme et West qui a fait l‟objet d'une première publication (aujourd'hui introuvable) dans Manchester Working Papers m French (printemps 1994),pp. 91-1 II. ISSN 1354-554X.

5 US Patent Office, Patent no. 1607855 « Lubricatmg Apparatus ». Frank D Winkley, Madison, Wisconsin. D‟autres brevets pour des objets similaires, déposés par la Winkley Company, Detroit Michigan, se trouvent sous les numéros 959, 643, et 1, 541, 409.

6 Voir D. Bellos, « Perec en Suède », Bulletin de l'Association Georges Perec, n° 34 (décembre 1998), pp. 22-23.

7 Paul Engleman (ed), Lettersfrom Ludwig Wittgenstein (Oxford: Blackwell, 1967), p. 7.

Lettre du 9/4/1917 88

Une partie de ce dont je ne m‟étais pas souvenu

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