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La contrainte comme relève du romanesque

Dans le document Pour le vingtième anniversaire de L (Page 38-41)

Amours et naufrages : contrainte et romanesque dans La Vie mode d’emploi

3 La contrainte comme relève du romanesque

Je ferai alors l'hypothèse que l‟intervention de contraintes d‟écriture peut être comprise comme un moyen de faire revenir le romanesque dans le roman. Ce retour est à replacer dans son contexte historique : il se fait, et est pensé, contre l'économie radicale de l‟écriture proposée, dans les an- nées soixante, par les nouveaux romanciers et le groupe de Tel Quel, où le choix comparable à certains égards d‟une structuration forte de l‟écriture implique en revanche l'éviction totale du romanesque (comme genre aussi bien que comme catégorie13). Roger Caillois parlait, chez les nouveaux romanciers, d‟un «double renoncement à l‟écriture sans contrainte et à l‟imagination sauvage14» : la réponse oulipienne, tout au contraire, fait de récriture sous contrainte le moyen d‟une reconquête des prestiges de l‟imagination.

La contrainte, en effet, maintient dans la prose un arbitraire, celui de ses prescriptions : ce faisant, elle permet à l‟écrivain de conserver la ri- chesse des possibles romanesques en transformant leur contingence en une nécessité de l‟écriture. C‟est autrement dit l‟arbitraire de la contrainte, qui se présente par définition comme une décision de l‟écrivain antérieure au travail d'écriture, qui légitime l‟accès à la matière romanesque, en la dissociant de toute idée de gratuité.

Ce romanesque de la contrainte est bien davantage fondé sur l‟intri- gue que sur le héros, le discrédit des «psychologies» de papier reposant sur une naïveté ontologique flagrante qui le rend apparemment beaucoup moins aisément récupérable. Les intrigues de certains romans perecquiens, en particulier, témoignent, hors du modèle flaubertien, du «goût» que leur auteur avoue pour le romanesque. Outre les romans Iipogrammatiques, qui se présentent comme des collages de différents genres narratifs, je m‟inté- resserai aux intrigues collectionnées dans la «machine à raconter des his- toires» qu‟est La Vie mode d'emploi, le «romans» étant présenté par Pe- rec lui-même, dans «Notes sur ce que je cherche», comme «l‟exemple type» de l‟interrogation romanesque qui définit tout un pan de son écriture.

Je partirai d‟analyses de Jean-Marie Schaeffer, qui propose de défi- nir le romanesque par la conjonction de trois éléments : l‟importance des affects dans les chaînes causales, la situation des personnages à des extrê- mes typologiques, sur le plan physique aussi bien que moral, et la satura- tion événementielle de la diégèse15.

On notera de ce point de vue la récurrence des assassinats et de la vengeance dans les intrigues du roman. En ce sens, la revendication de l‟infime explicitement présente, notamment par le biais de la figuration diégétique du projet de l‟écrivain Perec par celui du peintre Valène, est toujours déjouée par l‟irruption de l‟extraordinaire romanesque. En témoi- gne clairement un passage du chapitre XXVIII (p. 169), où l‟évocation du projet de Valène, ancré dans l‟insignifiant du quotidien, se clôt par une dénégation du romanesque, ici criminel et policier : «il se mettait à penser

à la vie tranquille des choses, (...), toute cette somme d‟événements mi- nuscules, inexistants, irracontables (...) tous ces gestes infimes en quoi se résumera toujours de la manière la plus fidèle la vie d‟un appartement, et que viendront bouleverser, de temps à autre, imprévisibles et inéluctables, tragiques ou bénignes, éphémères ou définitives, les brusques cassures d‟un quotidien sans histoire : un jour la petite Marquiseaux s‟enfuira avec tion, contre l‟«irracontable» et le «sans histoire» propres à l‟infime quotidien.

Intervient en ce sens dans le texte perecquien ce qu‟on peut appeler un romanesque du puzzle, le projet de Bartlebooth qui organise l‟ossature de La Vie mode d'emploi conjoignant de manière apparemment immédiate l‟infime ludique et la tension extraordinaire des affects — aussi bien que des actions, d‟ailleurs, dans la véritable «guerre» (p. 528) qui oppose Bartlebooth au critique Beyssandre. Chaque puzzle représente en effet pour Bartlebooth une «aventure» (p. 413) caractérisée par l‟expérience d‟états psychologiques extrêmes : I‟«anxiété», l‟«exaspération», P «ivresse», l‟«abattement», 1‟«exaltation», le «désespoir» (p. 419—421)...

Le romanesque, notion essentiellement intertextuélle puisqu‟elle est définie en référence à un vraisemblable générique, implique en outre le recours à un certain nombre d‟éléments-types, diégétiques ou scénographiques, dont La Vie mode d'emploi offre un large échantillon.

Je citerai ici l‟intrigue, exemplaire de ce point de vue, du Comte de Gleichen de Yorick (chap. X, p. 60), qui reprend en une synthèse frap- pante l‟essentiel des sources du romanesque occidental : par sa scénogra- phie — le cadre oriental — aussi bien que par sa diégèse — la capture, l'esclavage, l‟évasion amoureuse — l‟intrigue réécrit la matière hellénisti- que, puis médiévale dans le finale courtois où l‟on retrouve le dénouement végétal que le Tristan en prose imagine à l‟histoire de Tristan et Yseut.

Je mentionnerai également l‟histoire de Carel Van Loorens (LXXVII1), qui reprend de manière similaire des éléments centraux du romanesque hellénistique : les «corsaires barbaresques», le changement d‟identité, venu de VOdyssée, dont l‟importance est cruciale en particulier dans Les

Je terminerai par une occurrence ponctuelle de ces emprunts très visibles aux matrices hellénistiques : l‟histoire d‟Anne Breidel (chap. XL) inscrit en son centre le naufrage du Silver Glen of Alva — même s‟il est évident que, dans l'univers perecquien, le naufrage, élément type de la diégèse hellénistique, ne se rapporte à la matière grecque que via la média- tion roussellienne (les naufrages d’impressions d'Afrique).

Parmi ces constituants-types du romanesque, l‟un jouit d‟un statut particulier parce que métatextuel : l‟absorption du personnage dans la con- templation d‟objets sémiotiques, discursifs ou plastiques, qui peut être com- prise comme figurant autant d‟allégories de la lecture17. Les exemples du phénomène sont extrêmement nombreux dans La Vie mode d’emploi”, et se relient à la question plus générale de l‟importance des objets dans le roman : ils y sont souvent embrayeurs du récit, ce mode d‟engendrement narratif étant d'ailleurs désigné par le texte lui-même : «Madame Moreau n‟a jamais dit à Fleury ce qu‟elle pensait de son installation. Elle reconnaît seulement qu‟elle est efficace et lui sait gré du choix de ces objets dont chacun est susceptible d‟alimenter sans peine une agréable conversation d‟avant-dîner.» (p. 137)

La fonction complexe des ekphraseis hellénistiques, en particulier dans Daphnis ei Chloé et Leucippé et Clitophon, où elles ouvrent dans les deux cas le texte du roman, se trouve autrement dit dissociée dans le roman de Perec, selon un partage qui met en jeu deux types de supports : livres et images prennent en charge l‟aspect métatextuel des ekphraseis, les des- criptions d‟objets relayant leur fonction proprement diégétique.

La contrainte permet alors, comme par surcroît, de régler la question de la gratuité également du point de vue du genre du roman (et non plus du romanesque) : en ce qui concerne, plus précisément, les éléments descrip- tifs qui donnent consistance à l‟univers diégétique.

Dans le roman contraint, en effet, la gratuité du détail romanesque (l‟«effet de réel» barthésien19) disparaît au profit d‟une détermination par les contraintes, éventuellement modulée par l‟intervention d‟un clinamen.

Ainsi, au chapitre LI de La Vie mode d'emploi (p. 291), le motif de l‟auto- portrait du peintre intégré à son tableau se développe en un ensemble de notations descriptives, dont celle-ci : «il serait précisément en train de se peindre lui-même, esquissant du bout de son pinceau la silhouette minus- cule d‟un peintre en longue blouse grise avec une écharpe violette, sa pa- lette à la main, en train de peindre la figurine infime d‟un peintre en train de peindre (...).» L‟«éc harpe violette», apparemment lisible comme un exem- ple clair de «notation insignifiante» dans la perspective barthésienne20, réu- nit en fait deux éléments référentiels, le violet et l‟écharpe, précisément contraints par leur place respective dans les listes «Couleurs» et «Acces- soires» des cahiers des charges.

Ce type d‟engendrement contraint des détails descriptifs tend à aller de pair avec une désagrégation du monde romanesque, la consistance des détails diégétiques se défaisant pour adopter la forme de la liste. Or, cette tendance à la sérialité est tout aussi sensible en ce qui concerne le romanes- que (comme catégorie) : j‟essayerai à présent de préciser ce rapport entre écriture contrainte et mise en série du romanesque.

Dans le document Pour le vingtième anniversaire de L (Page 38-41)