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Contrainte et mémoire

Dans le document Pour le vingtième anniversaire de L (Page 42-47)

Amours et naufrages : contrainte et romanesque dans La Vie mode d’emploi

5 Contrainte et mémoire

On dira, au premier abord, que le romanesque conçu comme une catégorie d‟intelligibilité du monde et des livres se définit précisément comme une catégorie textuelle, nécessairement prise dans une chaîne de réécritures.

En d'autres termes : tout recours au romanesque supposerait une écriture mémorielle.

L‟ambition totalisante des romans perecquiens propose, de fait, un inventaire des textes plus que du monde, qui témoigne avec clarté de cette nécessité intertextuelle : La Vie mode d’emploi aussi bien que les romans lipogrammatiques proposent au lecteur une collection d‟instances du ro- manesque génériquement distinctes, constituant autant d‟encyclopédies textuelles. Or, ces anthologies perecquiennes manifestent une intertextualité radicale, en ce que l‟exercice de la mémoire des textes paraît capable d‟y définir dans sa globalité le projet de l‟écriture. La Vie mode d'emploi, en particulier, dont l‟écriture est fort proche de celle du centon, manifeste en ce sens une intertextualité excessive (dépassant les normes du genre), qui ne saurait donc être réduite à la nécessité romanesque que je viens d‟exposer.

Je ferai dès lors l‟hypothèse que cette écriture mémorielle en excès peut être plus précisément comprise comme un effet de la crise du genre (et de la catégorie), dont l‟énergie apparemment perdue ne pourrait que prendre la forme compensatoire d‟une encyclopédie nostalgique. Le roma- nesque serait en somme d‟autant plus intertextuel que ses ressources se- raient moins aisément accessibles.

Je citerai ici un passage du chapitre LXIV (p. 381), qui me paraît signifier narrativement cette idée d‟une perte de l‟énergie romanesque : «Pour occuper les longues heures d‟attente pendant lesquelles la radio restait muette, il [O. Cfraliolet] lisait un épais roman qu‟il avait trouvé dans une caisse. Des pages entières manquaient et il s‟efforçait de relier entre eux les épisodes dont il disposait. 11 y était question, entre autres, d‟un Chinois féroce, d‟une fille courageuse aux yeux bruns, d‟un grand type tranquille dont les poings blanchissaient aux jointures quand quelqu‟un le contrariait pour de bon (...).» Je comprendrai ces pages arrachées comme marquant matérielle- ment un épuisement du roman, qui se trouve ainsi précisément signifié par ses conséquences rhétoriques, du point de vue de la disposition comme de l‟invention de l‟œuvre : les pages manquantes signalent une perte de la con- tinuité textuelle, qui passe dès lors à la charge du lecteur, «s‟efforçfant] de relier entre eux les épisodes dont il disposait», et désignent en même temps

une réduction du texte du roman à une série de topoï (relatifs ici au person- nel narratif).

Si la contrainte fait revenir le romanesque, c‟est donc au second de- gré, comme un romanesque «citationnel» : ce qui n‟est pas sans consé- quences sur les modes d‟inscription de ce romanesque retrouvé, qui se trouve à la fois morcelé et ironisé.

La Vie mode d'emploi témoigne on ne peut plus clairement du mor- cellement du romanesque contraint : les «Repères chronologiques» donnés après V index réorganisent temporellement la matière romanesque et consti- tuent le squelette d‟un roman linéaire, marquant ainsi sans ambiguïté que la grande forme du roman encyclopédique ne peut apparemment plus aujourd‟hui s‟écrire qu‟en morceaux. On notera en particulier l‟absence relative dans le

«romans» de Perec des formes proprement temporelles du romanesque : la quête et le cycle ne sont présents que sur un mode mineur, manquant à l‟évi- dence de la continuité narrative nécessaire à leur plein développement

En outre, le romanesque rétrospectif, voire récapitulatif, du roman contraint reprend sur un mode ironique les motifs types du romanesque hellénistique. Je me contenterai ici d‟un seul exemple, celui du recours à la magie et au surnaturel, presque toujours lié dans La Vie mode d’emploi à l‟idée de représentation : numéro de music-hall (pour Henri Fresnel au chapitre LV) ou tromperie, comme les apparitions diaboliques mises en scène par Blunt Stanley et Ingeborg Skrifter (LXV).

La Vie mode d'emploi peut donc se lire comme un miroir du roma- nesque autant que du roman, figuré par le texte lui-même comme un miroir

«grotesque» via sa transposition picturale dans le projet de Valène f «L‟idée même de ce tableau qu‟il projetait de faire (...), l‟idée même de cet immeu- ble éventré montrant à nu les fissures de son passé, l‟écroulement de son présent, cet entassement sans suite d‟histoires grandioses ou dérisoires, frivoles ou pitoyables, lui faisait l‟effet d‟un mausolée grotesque dressé à la mémoire de comparses pétrifiés dans des postures ultimes tout aussi insi- gnifiantes dans leur solennité ou dans leur banalité (...).» (p. 168)

La copie ne saurait retrouver l‟énergie de la forme première, même si la démarche encyclopédique mobilise une dynamique propre, celle du col- lectionneur : le miroir du romanesque que propose La Vie mode d’emploi est «grotesque» parce qu‟il est le miroir d‟un romanesque à l‟énergie per- due. Où l‟on retrouve d‟ailleurs la référence à Flaubert : au delà des réécritures ponctuelles ou de l‟imprégnation stylistique globale revendiquée dans Les Choses, La Vie mode d'emploi propose en somme une actualisa- tion (romanesque entre autres) du projet de copie de Bouvard et Pécuchet.

La question du rapport au temps paraît ici centrale : la réponse de l‟écriture perecquienne au sentiment d‟une crise du roman prend la forme, intempestive, d‟une revendication du romanesque, qui engage elle-même le recours à une écriture conservant toute la mémoire de l‟histoire du genre.

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On peut tenter de cerner, au terme de ce parcours, la spécificité ro- manesque de l'écriture perecquienne : elle tient probablement à la conjonc- tion d‟un extraordinaire topique et d‟une exploration des lieux de l‟infime (la revendication «flaubertienne» d‟une écriture «endotique21»), manifeste- ment liée à la reprise décalée, ironisée, parce que prise dans la mémoire d‟une énergie pensée comme perdue, de la matière romanesque européenne.

Le motif du puzzle qui fonde l‟unité diégétique et thématique de La Vie mode d'emploi pourrait constituer la réalisation exemplaire de ce romanes- que infime, minuscule, de peu d‟étendue, qui désigne la revendication pro- pre du projet perecquien.

On voit ici l‟importance décisive du modèle flaubertien : outre les textes qui en relèvent plus simplement, la référence à Flaubert donne à Perec les moyens formels et stylistiques d‟une reprise ironisée de la matière romanesque européenne qui lui permet d‟inventer la forme propre de son grand œuvre romanesque.

II reste dès lors à s‟interroger sur la volonté même de conserver du romanesque dans la prose narrative. Pour Perec, l‟importance de la narra- tion romanesque représente d‟abord, probablement, le choix du plaisir de la fiction, un plaisir d‟ailleurs partagé par l‟auteur et le lecteur («l‟envie d‟écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit»). De ce point de vue, la compréhension du romanesque comme désignant les moments privilégiés de la diégèse, en ce qui concerne les événements racontés comme les af- fects (des personnages et du lecteur), paraît cruciale. Le romanesque pro- pose en effet à la lecture un excès de la narration qui réalise, dans un cadre mimétique global, une transfiguration du réel. On comprend par là à la fois le plaisir cognitif de la fiction romanesque, lié aussi bien, sur le plan éthique, à la maîtrise du réel rendue possible par la modélisation qu‟elle constitue, qu'au décollement de ce même réel permis par l‟excès du récit, et les réti- cences attachées à la catégorie du romanesque : le romanesque, en somme, ressemblerait beaucoup trop, du point de vue, au rêve éveillé22.

Je crois cependant que formuler une réponse en termes de plaisir fictionnel ne suffit pas, ne serait-ce que parce que la catégorie en cause — la fiction — est beaucoup trop générale pour être précisément pertinente.

Je me fonderai alors sur une hypothèse proposée par Northrop Frye, qui lie le recours au romanesque à ce qu‟il appelle les «phases de transition» de l‟histoire littéraire, où s‟élabore le passage d‟un paradigme à un autre : le romanesque ferait autrement dit retour à chaque remise en cause de l‟auto- rité des modèles narratifs0. Le romanesque contraint pourrait ainsi être défini comme l‟une des modalités du retour romanesque lié à la crise des années cinquante et soixante du XX' siècle : l‟histoire littéraire viendrait en somme surdéterminer le choix du plaisir narratif de la fiction.

J‟invoquerai enfin une troisième détermination, plus précise encore, fondée sur un trait essentiel de la poétique perecquienne : l‟importance qu‟elle

accorde à la mémoire. Seule la catégorie de la mémoire ou, littérairement parlant, de la citation, permet en effet de rendre compte d‟un caractère remarquable du romanesque perecquien : il est, de manière affichée, un romanesque des origines, qui ne méprise pas les ressources antiques des enlèvements, des pirates et des naufrages, même si celles-ci ne furent vrai- semblablement connues que par ouï-dire. Je comprendrai ce recours à l‟ar- chétype — qui, en tant que tel, ne préjuge justement d‟aucun accès textuel précis MS comme le moyen à la fois le plus simple et le moins ambigu de marquer temporellement la distance de la citation.

La prose perecquienne, mais il resterait à tester ces hypothèses sur un corpus plus vaste, a fait de la contrainte un moyen du romanesque : c‟est dire que le plaisir de la fiction, en rencontrant la mémoire de la littéra- ture, redonne à la prose de roman te goût des enchantements hellénistiques.

Notes

1 J. Roubaud, «Préparation d‟un portrait formel de Georges Perec», L‘Arc, n. 76, 1979, p. 59, et «Le Démon de la forme», Magazine littéraire, n. 316, décembre 1993,p. 66.

2 G Perec, La Vie mode d’emploi, Le Livre de poche, 1990, p. 347.

3 G Perec, Penser/Classer, Hachette, 1985, p. 9—11.

4 Voir C. Sorél, De la connaissance des bons livres (1671), Rome, Bulzoni, 1974.

5 Aristote, La Poétique, édition de R Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980,p. 231—232.

6 Op. cit., chap. 10,p. 69.

7 Pour N. Frye, le roman réaliste (novel) est d‟abord une parodie du roman romanesque antérieur (romancé). (N. Frye, The Secular Scripture. A Study of the Structure of Romance, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1976, p. 38—39.)

8Y. Hersant, «Le Roman contre le romanesque», L'Atelier du roman, n. 6,1996, p. 147.

9 S. Thorel-Cailleteau, La Tentation du livre sur rien. Naturalisme et déca- dence, Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, 1994,p. 521 et 171.

10 G Perec, «Lettre à Maurice Nadeau» (1969), Je suis né, Seuil, 1990, p. 56.

11 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1961.

12 Ce type de littérature n‟est certes pas étranger à Perec : en témoigne notam- ment 1‟«enthousiasme» revendiqué pour le roman-feuilleton, qui définit la forme initiale du projet lP(«Lettre à Maurice Nadeau» (1969), op. cit., p. 64).

13 Sur l‟opposition du jeune Perec au Nouveau Roman et à Tel Quel, voir G Perec, L.G. Une aventure des années soixante, Seuil, 1992.

14 R. Caillois, Approches de l'imaginaire, Gallimard, 1974, p. 151.

15 J.-M. Schaeffer, «Le Romanesque et la Fiction», communication au colloque Le Romanesque, université de Paris IV-Sorbonne, 21—22 septembre 2000.

16 Voir P. Grimai (édition et traduction), Romans grecs et latins, Gallimard, biblio- thèque de la Pléiade, 1958.

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17 J‟emprunte cette hypothèse à P. Hamon, «Romanesque/Naturalisme», com- munication au colloque Le Romanesque, op. cit.

18 Voir notamment p. 38—39 et p. 59.

19 Voir R. Barthes, «L‟Effet de réel» ( 1968), Le Bruissement de la langue, Seuil, coll. «Points», 1993. Pour une discussion de la notion, voir M. Charles, «Le Sens du détail», Poétique, n. 116,1998, qui en montre l‟«impraticabilité» : l‟«efifet de réel» est itrécupérable pour l‟analyse parce que le détail est toujours déjà sélectionné par une expérience, textuelle ou vécue, qui joue le rôle de filtre de lecture : dans ces conditions, «l‟effet de réel en général (...) est typiquement un lieu d‟investissements affectifs forts.» {Op. cit., p. 422.)

20 R. Barthes, «L‟Effet de réel», op. cit., p. 180.

21G Perec, «Approches de quoi ?», L'Infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 11—12.

22 L‟hypothèse est formulée par Jean-Marie Schaeffer dans sa communication au colloque de la Sorbonne, «Le Romanesque et la Fiction», op. cit.

23 N. Frye, TheSecular Scripture, op. cit., p. 29.

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