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Perec et la contrainte comme signe

Dans le document Pour le vingtième anniversaire de L (Page 67-71)

Soit, sur une page, un petit cercle dessiné avec de l‟encre : « o ».

Notre interprétation pourra transformer ce « o » en signe. Si nous rédui- sons, pour simplifier, la typologie des signes à la «triade de Pierce», ce petit cercle pourra être interprété selon plusieurs systèmes sémiotiques diffé- rents, devenant alors soit un indice, soit un symbole, soit un icône : 1) Il pourra devenir un indice renvoyant, par exemple (dans une expertise poli- cière), à tel caractère «o» de telle machine à écrire en particulier. 2) Il pourra devenir un symbole, par exemple, s‟il se trouve associé à des lettres ou de chiffres, et cela au moins selon deux modalités : il sera soit un sym- bole alphabétique (la lettre « o »), soit un symbole idéogrammatique (le chiffre zéro). 3) Il pourra finalement devenir également un icône servant, par exemple (dans un calendrier), à signifier la pleine lune.

Or II existe des textes dont la globalité peut être perçue comme un signe. Ce phénomène constitue ce que j‟ai appelé ailleurs1 des formes holotextuelles et des signes holotextuels.

Une forme est holotextuelle lorsqu‟elle s‟étend à toute une catégorie d'unités composant la matérialité globale d‟un texte (comme par exemple l‟acrostiche et la rime, qui occupent systématiquement le début et la fin des vers). Bien entendu, une forme holotextuelle pourra s‟étendre véritable- ment à tout le texte (à toutes les unités constitutives du texte), comme, par exemple, l‟image dessinée par l‟ensemble du poème dans les Calligrammes d‟Apollinaire.

Selon cette définition, les contraintes oulipiennes réalisent souvent des formes holotextuelles.

En fait, il existe une seule différence entre la plupart des contraintes oulipiennes et les figures de rhétorique : la figure de rhétorique est un phé- nomène local, tandis que la contrainte oulipienne est souvent une figure rhétorique généralisée, un phénomène systématique, qui produit une satu- ration réglée de l‟ensemble du texte ou d‟une catégorie d‟unités textuelles.

Ainsi, dans un sonnet, Ronsard trouve « aimer » dans le prénom de « Ma- rie » : il s‟agit d‟une anagramme locale. Par contre, dans Don EvanéMarqy, de Raymond Queneau, dans beaucoup de poèmes de Michelle Grangaud, l‟anagramme, généralisée, s‟étend à la totalité du texte : elle est donc une figure holotextuelle2.

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Une forme holotextuelle pourra devenir à son tour, par un processus sémantisation holotextuelle, un signe holotextuel. Ce signe sera à son tour, selon le système sémiotique d‟interprétation choisie (indiciel, symbolique ou iconique), soit un indice holotextuel, soit un symbole holotextuel, soit un icône holotextuel.

Cette transformation de la forme holotextuelle en signe holotextuel peut prendre plusieurs modalités :

Considérons en premier lieu un texte construit selon la formule «élé- ment textuel 1, élément textuel 2,... élément textuel n... élément textuel 2, élément textuel l» (dans l‟exemple suivant les éléments textuels sont des mots) :

Appas fascheux et doux, doux et fascheux trespas : Trespas fascheux et doux, doux et fascheux appas

Il s'agit de deux «vers rétrogrades» cités par Tabourot dans ses Bigarrures3. Il est évident que le sens de ce distique ne renvoie aucunement à la figure rhétorique (l‟antimétabole) qui le constitue. Considérons mainte- nant un deuxième texte, construit selon la même formule :

«Diagramme ! Le montre et décrit, phrase antimétabolique, cette syn- taxe inverse : d‟inverse syntaxe cette antimétabolique phrase décrit et mon- tre le diagramme».

La matérialité graphique de ce petit texte dessine sur la page un dia- gramme (qui est une sous-catégorie des icônes) ; ce dessin est le résultat d'une séquence symétrique de mots organisés en discours. Or, ce discours nomme (et décrit brièvement) les figures iconiques et rhétoriques qui le constituent comme un tout Les deux catégories de signes imbriquées dans la phrase appartiennent donc à deux systèmes sémiotiques totalement dif- férents : a) lé système symbolique (linguistique) du langage articulé écrit ; b) le système iconique du «langage» iconique visuel.

Une personne ignorant complètement le fiançais, pourrait y percevoir une inversion, voire un diagramme d‟inversion, mais, lorsque le texte est lu en français, son aspect linguistique précise et fixe (par une rétromotivation) la signification de l'icône visuel (diagramme de l‟antimétabole). Il existe une relation de (relative) équivalence entre les signifiés de l‟icône et les signifiés du discours ; il s'agit, plus exactement, d‟une signification di- recte : nomination et description.

Construisons maintenant un troisième texte ad hoc :

«Infinis reflets en face-à-face : vide miroir et miroir vide, face à face, en reflets infinis.»

L‟aspect discursif de cette phrase livre, sur le mode métaphorique, l‟une des interprétations possibles de la figure qui la constitue et qui devient (toujours par rétromotivation) un diagramme de la réflexion des miroirs. La

relation entre les signifiés de l‟icône et les signifiés du discours est méta- holotextuelle. Dans chaque texte en particulier, le forme holotextuelle peut être lue soit comme un signe holotextuel iconique, soit comme un discours (linguistique). Et ce discours a un rapport de dénotation directe ou indi- recte avec l‟icône holotextuel.

C‟est bien ce type d‟organisation du texte que Perec utilise à plu- sieurs reprises dans ses écrits à contraintes. Je donnerai trois exemples

La disposition décrite plus haut : «élément textuel 1, élément textuel 2,... élément textuel n... élément textuel 2, élément textuel 1» se retrouve dans le grand palindrome4 publié originalement dans le n° 6 de Change (où les éléments textuels en question sont des lettres) : au début, la phrase

« Trace l'inégal palindrome. Neige. Bagatelle dira Hercule...», correspond à une dénotation directe de la contrainte, tandis qu‟au centre : « Saluts : res (meurtre, etc.) que formeront la trame de La disparition.

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En résumant, il est clair que, dans les exemples évoqués, Perec utilise sciemment, pour générer des contenus textuels, des interprétations

« métatextuelles »*de la forme abstraite de la contrainte propre à certains de ses textes.

Je n'ai voulu préciser ici que, s‟ils sont compris comme un phéno- mène de sémantisation holotextuelle, ces modes d‟interprétation transfor- ment la contrainte elle-même en signe.

Notes

1 Schiavetta. B . « Holotextualité, signes holotextuels et icônes métriques », article pu- blié dans la revue OP GIT., n° 10, mai 1998, Université de Pau, pp. 193-204.

2 Autrement dit, il existe une identité de base entre les figures de rhétorique et la plupart des contraintes oedipiennes, leur seule différence étant leur degré de saturation textuelle : locale dans le premier cas, généralisée ou « holotextuelle » dans le cas de la contrainte.

Cette identité de base explique les ressemblances entre un tableau général des figures de rhétorique et le tableau de classification des contraintes de Marcel Bénabou.

3 Estienne Tabouret Les Bigarrures du Seigneur des Accords, réédition, Genève, Droz, 1986, tome Lp. 118 (E).

4 Gecrges Perce Palindrome , in Oulipo, La Littératurepotentielle, Gallimard, 1973, pp. 101-106.

S. Georges Perec. Epahalames, in Oulipo, la Bibliothèque oulipienne, volume 2, pp. 1-23.

La contrainte du beau présent consiste à écrire en utilisant exclusivement les lettres d'un nom. celle du dédicaiairc du texte résultant Dans le deux premiers Épithalames. Perec utilise d'emblée les lettre de noms de deux mariés. Dans le troisième, le lettres en question sont ajoutée progressivement du début jusqu'à la fin de strophe.

6 Voir Roubaud, Jacques, «Deux Principe parfois respectés par le travaux oulipiens», tn OULIPO, Atlas de littérature potentielle, Paris, Ch. Bourgois 1981, p. 90. Roubaud n'a plus développé cette idée de l‟autorépresentalion de la contrainte depuis cette publica- uon (communication personnelle de JR.). Le concept de Y autoreprésentation de texte a été principalement étudiée sous ce terme, et sans référence à l‟Oulipo, par Jean Ricardou.

U l‟a fait depuis au moins 1967 (Problèmes du Nouveau Roman, Paris : Seuil, 1967, p. 25, p 171 a ss.) dans presque tous se ouvrage, et il continue actuellement à le réélaborer dans le cadre de sa «textique» A la suite de Ricardou, Lucien Dâllenbach a consacré un liv ne entier i ce sujet (cf son Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Seuil, 1977).

Bernard Magné a systématisé et approfondi le concept d‟autoreprésentation, sous le terme de métaiextuahié. Cf. ses articles «Le métatextuel», in TEM texte en main (Greno- ble), n' 5, 1986, pp. 83-90 ; «Le métatextuel (2)», in TEM, n° 6, 1986, pp. 67-69 ;

«Métatextuel et lisibilité», in Protée (Chicoutimi), vol. 14, n° 1-2, 1986, pp. 77-88.

7. Le passage sur le « X » dans W ou le souve/ur d'enfance Gallimar, L‟Imaginaire, 1993, pp 105-106, est un bon exemple des interprétations iconiques et symboliques dévelop- pées par Perec à partir d'une forme donnée

8. Voir note 6

Dans le document Pour le vingtième anniversaire de L (Page 67-71)