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II. HORKHEIMER, ADORNO ET LA RAISON INSTRUMENTALE

2.2 Vers un assaut sur la raison totalitaire

2.2.1 Weber et la typologie des déterminants de l’action

Max Weber est sans conteste un personnage incontournable en sociologie. Si, juriste de formation, Weber s’est considéré d’abord comme un économiste, il est aujourd’hui reconnu comme l’un des pères fondateurs de la science sociale, un de ses principaux théoriciens, mais aussi comme un épistémologue et un méthodologue capital au sein du champ de la sociologie (Kalberg, 2010, p.8-9). Un des thèmes principaux travaillés par Weber et, pour certains carrément le cœur de son œuvre, sera d’éclairer la notion de rationalité (ibid., p.118). Il soutiendra que l’homme a des traits propres, innés, universels lui permettant d’adopter des comportements correspondant à quatre idéaux- types d’action sociale. La sociologie wébérienne tentera, en s’appuyant sur ces quatre catégories, de « comprendre par interprétation l’activité sociale » (ibid., p. 16). Sa typologie de l’action sociale comprendra donc l’action affective, l’action traditionnelle, l’action rationnelle par rapport aux valeurs et l’action rationnelle par rapport aux moyens (ibid., p. 118).

Cependant, Weber ne se limitera pas à étudier l’orientation et les déterminants d’actions ponctuelles ou isolées : ce sont plutôt des tendances, des régularités dans les déterminants de l’action d’un groupe, d’une société ou d’une civilisation auxquelles il s’intéressera. L’étude attentive des écrits de Weber en laissera ressortir une typologie des formes de rationalité guidant l’action sociale qui permettra l’analyse de ces configurations et régularités de l’action qui se manifestent dans les institutions, les organisations et tous les groupes formant une société (ibid., p. 119-120).

Or, tous les déterminants de l’action susmentionnés ne font pas nécessairement partie de la sphère de la rationalité. En effet, pour Weber, la rationalité est disjointe des modes d’orientation de l’action par la tradition (normes, coutumes), et se fonde plutôt sur une planification de l’action par l’acteur, et ce, aux moyens de sa propre réflexion : « l’obéissance aveugle à la tradition n’exige pas de rationalité » (Proulx, p. 10). Il en va

de même, pour Weber, de l’instinct et des émotions ; la rationalité exclut leur prévalence dans l’orientation de l’action. On retiendra donc que dans l’agir traditionnel ou l’agir affectif, le moteur de l’action est extra-rationnel.

2.2.1.1 Les types de rationalité

Le sociologue allemand isolera ainsi quatre types de rationalité qui « servent à maîtriser des réalités fragmentées » (Kalberg, 2010, p.120), et à organiser l’action en des régularités plus ou moins méthodiques, orientées: la rationalité pratique, la rationalité théorique, la rationalité substantielle et la rationalité formelle. Ces types de rationalité se concevant mieux dans la comparaison de leurs caractéristiques communes et en opposition que les unes isolées des autres, il sera pertinent de présenter ici succinctement les trois autres types pour comprendre la place qu’occupe la rationalité formelle- instrumentale dans la sphère de l’éducation aujourd’hui.

D’abord, la rationalité pratique désigne pour Weber « toute conduite de vie qui rapporte l’activité intramondaine9 aux intérêts purement pragmatiques et égoïstes du moi individuel et l’évalue à l’aune de ce seul critère » (Weber, 2003, p.62). Ainsi, ce type de rationalité est un calcul rigoureux et méthodique des différents moyens permettant l’atteinte d’objectifs pragmatiques planifiés, excluant donc un système de valeurs absolu (Kalberg donne l’exemple du système de valeurs de l’amitié qui repose sur la loyauté, la compassion, l’assistance mutuelle, etc.) qui orienterait les choix d’action. Les acteurs empruntant cette forme de rationalité font, en fait, naturellement et conséquemment montre d’une réticence, sinon d’une ignorance, d’un évitement conscient ou non envers les valeurs sans portée pratique, que celles-ci soient religieuses ou profanes : elles ne font tout simplement pas partie du calcul moyens-fins de ce type de rationalité. Cette rationalité est un exemple probant de la capacité que Weber attribue à l’humain de pouvoir agir de façon rationnelle par rapport aux moyens.

9 Activité menée « dans le monde », en opposition à l’activité monastique, menée « hors de ce monde ». (Kahlberg, 2010, p. 259)

La rationalité théorique, quant à elle, n’est ni rationnelle par rapport aux moyens, ni, d’ailleurs, rationnelle par rapport à des valeurs. Elle repose plutôt sur des processus mentaux et des concepts abstraits. Cette rationalité s’appuie sur une maîtrise de la réalité qui dépend d’abord et avant tout de la construction de concepts de plus en plus précis et synthétiques. Face à la nature et la société si complexes, la rationalité théorique cherche à schématiser, structurer et systématiser le monde pour le comprendre et lui donner sens. En effet, au contraire de l’action rationnelle par les moyens, « les processus de rationalisation théorique sont portés par le besoin métaphysique, propre à ces esprits de système, de transcender dans une quête irrépressible les routines de la vie ordinaire et de doter tous les événements, même les plus contingents, d’une signification cohérente » (Kahlberg, 2010, p. 125-126). Weber soutiendra que « toute confrontation théorique avec la réalité est susceptible d’agir en retour sur l’action et ainsi d’introduire de nouvelles régularités de l’action » (ibid., p. 126). Donc, la quête de sens habitant l’homme le mènera à chercher à comprendre et systématiser la réalité de son univers de telle manière que cette quête, initialement purement du domaine de la pensée, aura une influence sur ses configurations d’action (ibid., p. 127). Des sorciers qui élaboraient des moyens abstraits pour comprendre et apprivoiser le naturel aux intellectuels contemporains à Weber voulant découvrir un sens à l’univers, les exemples de mises en œuvre de ce type de rationalité ne manquent point.

La rationalité substantielle, à l’instar de la rationalité pratique et à l’inverse de la rationalité théorique, impose l’action de façon décisive, définitive. Toutefois, plutôt que de le faire sur la base d’un calcul moyens-fins axé sur la nature pragmatique de l’action, elle régira l’activité sur l’assise d’un postulat de valeurs, c’est-à-dire un « ensemble complexe de valeurs variables tant au regard de leur portée, de leur cohérence interne et de leur contenu » (Weber, 1995, p. 128). Ces postulats de valeurs étant évidemment changeants d’un individu à l’autre, la rationalité substantielle est donc relative, et non universelle. Weber empruntera d’ailleurs le perspectivisme radical pour expliquer qu’au sein de cette forme de rationalité, une hiérarchie absolue des valeurs est impossible à établir : « les processus de rationalisation dépendent avant tout de la préférence, implicite ou explicite, inconsciente ou consciente, des individus pour certaines valeurs ultimes et

de la systématisation de leurs actions en conformité avec elles. Ces valeurs acquièrent leur rationalité principalement en fonction de leur statut de postulat de valeurs cohérent » (Kahlberg, 2010, p.129). Ainsi, l’irrationnel n’existe pas en soi; il ne peut qu’exister en relation avec une perspective rationnelle particulière. En définitive, la rationalité substantielle est le type de rationalité qui, pour Weber, témoigne de la capacité inhérente de l’homme à orienter son action par rapport aux valeurs.

Enfin, une dernière forme de rationalité par rapport aux moyens se développe avec l’avènement des spécificités sociétales qui accompagnent l’industrialisation à l’ère moderne : la rationalité formelle. En effet, si les trois types de rationalité décrits ci-dessus existent pour Weber en toutes les époques et les civilisations, ce n’est qu’avec l’avènement des domaines économique, juridique et scientifique qui suivent le pas du phénomène de l’industrialisation que ce dernier type rationnel-formel émerge. À l’instar de la rationalité pratique qui dépend d’un calcul moyens-fins, la rationalité instrumentale voudra également déterminer le moyen le plus efficace d’atteindre les buts fixés par un calcul rationnel, choisir l’instrument le plus efficace pour atteindre ses buts en se fondant sur la connaissance empirique disponible (Tardif, 1999, p. 463). Toutefois, « la rationalité formelle ne justifie de tels calculs rationnels qu’en référence à des règles, des lois ou des formes de régulation appliquées de façon universelle » (Kalberg, 2010, p. 132). Cette notion d’universalité exclut donc systématiquement et par définition toute considération pour l’individu et ses qualités personnelles; le processus de décision doit impérativement privilégier « les calculs impersonnels et une stricte application de règles universelles formellement instituées » (ibid, p. 132).

Désormais que les différents types wébériens de rationalité sont définis, il sera intéressant de vérifier si les manifestations de la rationalité formelle-instrumentale sont effectivement, au regard de l’hypothèse ci-haut émise, fréquentes au sein des orientations récentes en politiques éducatives en Occident et au Québec.

2.2.1.2 La rationalisation de la société occidentale moderne

Si, pour Weber, ces assises conceptuelles ne représentaient en quelque sorte qu’une base nécessaire à une réflexion plus générale sur la direction et la spécificité culturelles de la société occidentale moderne (ibid., p. 19), elles suffisent ici pour délimiter et décrire l’essence de la rationalité formelle-instrumentale. L’objet du présent travail étant de mettre en lumière la forte présence de ce dernier type de rationalité au sein des politiques de régulation par les résultats en éducation, et l’espace nous étant ici restreint, nous n’aborderons que succinctement et de façon ciblée le thème de la rationalisation de la société occidentale élaboré par le sociologue allemand, en n’insistant que sur quelques éléments importants relatifs à cette théorie appuyant la thèse de la rationalisation formelle des systèmes éducatifs.

D’abord, Weber constate que « dans les sociétés occidentales modernes, les processus de rationalisation pratique, théorique et formelle dominent fortement les processus de rationalisation substantielle » (ibid., p. 151). Quant à la rationalisation formelle plus spécifiquement, c’est elle qui contribuera le plus notablement à « l’élimination de toute action orientée vers des valeurs » (ibid., p. 151) en dominant plusieurs sphères importantes de la société – notamment la science, l’économie, la justice et la forme bureaucratique (ibid., p. 151). Ainsi, le cours historique de la rationalisation de la société occidentale semble indiquer une montée en force de la rationalisation instrumentale par rapport, à tout le moins, à la rationalisation substantielle. La question qui s’impose ici dans le contexte de notre réflexion et que nous aborderons plus tard sera donc de savoir si cette évolution culmine, en la forme de l’adoption de la régulation par les résultatsdans le champ de l’éducation, en une configuration d’actions, un système s’appuyant fortement sur la raison formelle. Cependant, les théories wébériennes ne sont pas les seules sources d’influence au sein des conceptualisations de Horkheimer et Adorno. Considérant leur influence, il y a donc lieu de visiter comment les idées de Lukács participent, elles aussi, aux fondements théoriques des ouvrages phares des deux francfortois.