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III. L’IMPACT DE LA GAR SUR LES ENSEIGNANTS : UNE PERSPECTIVE

3.1 Perspective macrosociologique : la GAR, mécanisme de rationalisation

3.1.4 Accountability instrumentale forcée et perte de sens

Comme nous en avons discuté au premier chapitre, les politiques d’accountability en éducation ne s’équivalent pas nécessairement. En effet, si elles émergent d’une même volonté d’encadrement de la force de travail du système éducatif dans lequel elles sont adoptées, on note des différences substantielles entre les versions de politiques de régulation par les résultats à travers le monde. Au Québec, la GAR conçoit notamment l’enseignant de façon utilitaire :

« dans la mesure où ce sont seulement des « dispositifs externes » qui sont mis en place pour aligner les échelons inférieurs sur les objectifs « mesurables » des échelons supérieurs. Il n’y a pas, au moins dans le dispositif législatif, appel et soutien au développement d’une « responsabilisation » des acteurs locaux (notamment directions locales et enseignants), qui passerait par une action sur leur « intériorité » (par ex. dispositifs de sensibilisation/information, de formation, d’accompagnement, etc.) Cette médiation par l’intériorité est en fait laissée à la discrétion des CS, mais n’est pas formellement intégrée dans la politique nationale s’inscrit dans cette tendance à la rationalisation instrumentale de l’éducation » (Maroy et Voisin, 2014, p.9)

Dans une telle version d’accountability, où l’accent est posé sur des dispositifs externes plutôt que sur la personne qu’est l’enseignant, ce dernier est redéfini comme un instrument servant à l’atteinte des objectifs mesurables des échelons supérieurs ; réifié, suivant le vocable francfortois.

Ainsi, comme les autres politiques d’accountability qui font opposition à la version « réflexive », où l’acteur est confronté à une évaluation face à des standards, mais où c’est par voie de sensibilisation et de développement professionnel que l’amélioration est escomptée (ibid., p.12), la version québécoise, fortement hiérarchisée et distanciée de l’acteur individuel, qu’elle conçoit comme un outil permettant l’atteinte d’objectifs prescrits par le ministère, s’inscrit, comme nous venons de le voir à la section précédente, dans le champ de la rationalité instrumentale. Or, si une accountability de type réflexif peut engendrer une rationalité communicationnelle15 permettant l’accountability mutuelle

15 Robichaud synthétise ainsi le concept de rationalité communicationnelle : « l’agir communicationnel

concerne les types d’actions orientées vers l’intercompréhension plutôt que le succès, aspect insuffisamment éclairé chez Weber. Cette intercompréhension dépend d’un savoir pré-théorique dont

et l’humanisme dans la poursuite d’une excellence moins strictement définie (Ranson, 2003, p.462), la version québécoise de la GAR ne s’inscrit point dans ce créneau (Maroy et Voisin, 2014, p.7), en excluant une telle rationalité communicationnelle.

La distinction entre une accountability pouvant être porteuse de sens pour les enseignants et l’accountability qui leur est imposée par le système mérite d’être soulignée. Effectivement, dans la dualité proposée par Ranson (2003, p.462), le type d’accountability privilégiée par la GAR est orientée vers une efficacité instrumentale, c’est-à-dire qu’elle cherche à poursuivre des objectifs de performance externes, à optimiser celle-ci grâce au contrôle d’« unités organisationnelles » dépersonnalisées en constante évaluation. Inversement, nous sommes d’avis que les enseignants, qui perçoivent, tels que nous l’avons vu à la section 3.1.2, leur métier et leur action comme éminemment relationnels et humains trouveraient plus aisément leur compte dans une forme d’accountability communicationnelle où :

« In the pursuit of excellence, internal goods replace extrinsic controls, and agency supplants alienated routines. Reflexive questioning of achievement informs the practice of mutual accountability: things can be done better, the process implies, even when they are done well. The accounting for (present) performance and the discursive negotiating and agreeing of (improved) performance are interrelated processes in the practice of excellence » (Ranson, 2003, p.462)

Ainsi, pour des enseignants qui ne souhaitent à notre avis jamais l’échec et l’insuccès de leurs élèves, et qui, au contraire, espèrent au moins leur réussite et leur progrès, il peut rapidement devenir insensé d’imposer une accountability axée sur des objectifs de performance extérieurs et instrumentaux dans un effort de rationalisation du système alors qu’ils se sentaient déjà, et probablement dans une plus grande mesure, motivés de façon intrinsèque à guider les jeunes sous leur tutelle au meilleur de leurs capacités. disposent les locuteurs compétents, dans la mesure où ils sont aptes à distinguer une communication orientée vers l’entente d’une communication visant à influencer ou manipuler autrui: elle concerne également, de façon exclusive, les actes illocutoires au sens d’Austin. Le mode interne de la rationalité communicationnelle se réfère à un constant rapport des actes langagiers à une prétention universelle à la validité, soit quand les actions langagières sont soumises à la critique et la réfutation à travers la reconnaissance de la justesse, de la vérité et de la véracité des énoncés, et ce, même lorsque ces énoncés sont non constatatifs » (2015, p.89).

Les préoccupations légitimes pouvant être soulevées en ce qui a trait à l’introduction et l’essor des politiques d’accountability au sein des systèmes éducatifs sont ainsi nombreuses. Notamment, Barberis (1998) souligne avec justesse que les politiques d’accountability peuvent non seulement provoquer une certaine répulsion chez les acteurs concernés, mais qu’elles risquent d’affecter leur capacité morale, trait éminemment fondamental au bon fonctionnement de l’appareil démocratique :

« Accountability is a characteristic of liberal democracy – part of the broader system of checks and balances which are the bulwark against tyranny. As such, it is and perhaps should be irksome to those agents at whom it is directed. There will be opportunity costs. More fundamentally, it may be held that highly developed systems of accountability negate the spirit or morality of accountability. To borrow from MacIntyre (1981, p. 2) we may possess the fragments and language of morality while losing our deeper comprehension. (…) Certainly the mechanisms of accountability are no substitute for the ingrained morality of public virtue » (Barberis, 1998, p.463-464)

Ce que l’auteur souligne est le danger de l’érosion de la moralité immanente de l’acteur enveloppé par un système méticuleusement structuré le guidant vers un cours d’action prédéterminé ; les choix de l’acteur dans un système développé d’accountability ne relèvent donc plus de la morale, ou d’une rationalité par les valeurs, mais bien, à l’image de la raison formelle-instrumentale, d’un simple calcul moyens-fins. Ainsi, la logique d’action du système se diffuse jusqu’aux acteurs sociaux constitutifs de l’appareil éducatif piloté par les politiques d’accountability. C’est d’ailleurs là l’essence du principe de la triple domination de Horkheimer et Adorno, où la domination du système sur l’individu provoque une réaction en chaîne au sein de laquelle les acteurs sociaux cherchent dominer leurs comparses et se auto-dominent pour arriver à leurs fins édictées dogmatiquement par ce système qui les domine.

En bref, l’imposition d’une accountability orientée de façon instrumentale vers des dispositifs externes semble diminuer le sens que les enseignants pourraient porter à leur responsabilité éducative face au public. En effet, en dépersonnalisant l’accountability et en l’éloignant de la conception relationnelle et communicationnelle de leur rôle pour la remplacer par une conception formelle où s’érode la moralité immanente de l’enseignant

au regard de sa fonction, la rationalisation du système distancie les enseignants d’une mode d’accountability qui serait plus en harmonie avec leurs valeurs.

Voilà donc quelques mécanismes par lesquels la théorie francfortoise se matérialise en contexte de GAR en éducation. Sur le plan macrosociologique, la rationalisation du système agit comme force occasionnant une perte de sens dans l’activité éducative de l’enseignant. Qu’en est-il, maintenant, du niveau que nous nommerons mésosociologique, où l’accentuation de la hiérarchisation et du pouvoir des supérieurs des enseignants dans l’implantation d’une logique top-down amené par la GAR influence l’activité enseignante?

3.2 Perspective mésosociologique : la GAR, dispositif de hiérarchisation, et les