• Aucun résultat trouvé

III. L’IMPACT DE LA GAR SUR LES ENSEIGNANTS : UNE PERSPECTIVE

3.2 Perspective mésosociologique : la GAR, dispositif de hiérarchisation, et les

3.2.1 Autonomie professionnelle réduite, perte de liberté

La GAR redéfinit le rôle que jouent les directeurs d’école : ils sont « pensés comme des acteurs centraux du changement, […] responsables des résultats de leur école » (Cattonar et Lessard, 2011, p.145) et le directeur « est appelé à devenir un animateur pédagogique, non seulement capable de gérer des personnes et des ressources,

mais qui s’implique aussi dans la conduite du projet pédagogique de son école et garantit la concertation entre les enseignants » (ibid., p.146). En effet, si les enseignants vivent des changements avec l’arrivée de la GAR, ils ne sont pas les seuls acteurs de l’univers scolaire à le faire. Les directeurs d’établissements sont également soumis à une nouvelle pression bien réelle, celle de porter le poids de la responsabilité de l’atteinte par leur école des résultats visés dans le Plan de Réussite et le Projet Éducatif de l’établissement, ainsi qu’entendus dans la CGRÉ qu’ils signent avec la commission scolaire. Cette contrainte se traduit notamment par une transformation et un accroissement de la gestion de la pédagogie exercée par les directions d’établissement :

« avec le développement de la GAR, la gestion de la pédagogie prend de nouvelles formes, elle s’étend et tend à toucher de plus en plus le cœur de l’activité pédagogique (dans les classes ou au-delà), en matière de pratiques d’enseignement du programme, d’évaluation, de pratiques didactiques ou même de gestion et de relations dans la classe. Ces domaines plutôt que d’être seulement soumis à une logique de conseil et de soutien par des experts (conseillers pédagogiques et services éducatifs, experts universitaires) intervenant à des degrés variables à la demande des enseignants collectivement ou individuellement, sont à présent soumis à une activité de gestion plus systématique, mise en place par les dirigeants et cadres des CS, à la faveur de la GAR. Cette extension et approfondissement de la gestion de la pédagogie signifie d’abord le recours et l’usage d’outils divers de planification, d’organisation et coordination, de suivi, d’évaluation et de contrôle de ces activités (en particulier des outils statistiques d’analyse des résultats ou pratiques des professionnels) visant à en augmenter la rationalité et l’efficacité (au regard d’objectifs fixés par les CS ou le ministère), mais surtout l’instauration d’un rapport social hiérarchique, d’un rapport de pouvoir dans la définition des objectifs, du choix des méthodes et techniques d’enseignement ou d’évaluation, dans le contrôle de leurs usages effectifs et efficients, dans le pouvoir d’imposer des correctifs et régulations en cas de manquement. » (Maroy et al., 2016b, p. 129-130)

Succinctement, donc, là où une marge de manœuvre considérable était autrefois offerte aux enseignants, la GAR institutionnalise une volonté de suivi, de direction de coordination en vue d’atteindre des objectifs en dirigeant davantage les moyens et les méthodes pédagogiques.

La gestion de la pédagogie institutionnalisée par les mécanismes de la GAR implique donc directement une « volonté de limitation de la marge de manœuvre des enseignants par les directions d’établissements » (Maroy, Mathou et Vaillancourt, 2015,

p. 4), particulièrement en ce qui a trait aux pratiques d’évaluation et aux contenus et pratiques d’enseignement, où les chercheurs relèvent « une claire limitation de la marge de décision sur [ces] plans » (ibid., p. 7), et porte donc atteinte à l’autonomie professionnelle de décision de l’enseignant. Celui-ci fait également face à un « obligation de réflexivité instrumentale (…) dans une obligation normative de s’engager à améliorer ses pratiques » (ibid., p. 8) si les résultats de ses élèves ont des effets négatifs sur les performances de l’établissement. Or, cette réflexivité est plutôt circonscrite et orientée, purement instrumentale alors « qu’il ne s’agit pas de remettre en question ni les principes normatifs orientant l’action (efficacité pédagogique, visée de réussite de tous dans les acquis de base, égalité de traitement) ni les indicateurs et instruments qui les actualisent (taux de diplôme, de persévérance ou niveau de performances aux épreuves externes) » (ibid., p.8), et nous ajouterions ici ni de se questionner sur le bien-être global des enfants qui partagent leur classe au quotidien, mais bien de s’en tenir aux moyens possibles à adopter pour rehausser les performances chiffrées de leurs élèves. Comment les enseignants réagissent-ils face à ces atteintes à leur autonomie professionnelle par la GAR ?

Comme les pressions exercées sur les enseignants au regard de l’application des mécanismes de la GAR sont essentiellement normatives au Québec, contrairement à ce qui peut être constaté dans des itérations plus hard de mesures d’accountability où les menaces peuvent être bien plus coercitives, leurs réactions sont plutôt mitigées. En effet, bien qu’il y ait bel et bien « grignotage de l’autonomie de décision pédagogique » (ibid, p. 16), le fait que la classe demeure en quelque sorte un sanctuaire dans lequel l’enseignant a l’impression de pouvoir choisir ses actions calme les ardeurs de certains réfractaires. Néanmoins, Maroy, Mathou et Vaillancourt constatent un fort découplage entre la pratique effective des enseignants et les demandes institutionnelles, ceux-ci reprochant la rigidité des programmes et l’impossibilité de répondre aux besoins individuels des élèves lorsqu’on s’attarde trop aux résultats et à se préparer en vue des épreuves ministérielles plutôt qu’à leur développement global (2015, p. 12). Ce faisant, les enseignants évoquent eux-mêmes des inquiétudes quant à la qualité de l’enseignement

qu’ils dispensent dans ces circonstances, et nous ne pouvons que faire écho à leurs sentiments.

Or, cette accentuation de la gestion de la pédagogie rejoint nettement le thème de la perte de liberté chez Horkheimer et Adorno. Rappelons que, pour les théoriciens, un système rationalisé impose péremptoirement la conformité dans la poursuite de l’intérêt personnel et de l’autoconservation16. En prescrivant de façon dogmatique le pragmatisme, l’utilitarisme, la raison instrumentale force la main de l’individu dans ses choix, obscurcit les avenues et les réflexions alternatives : elle brime l’individu dans sa liberté de pensée et d’action. Effectivement, le pragmatisme et le positivisme, que les francfortois associent directement à la raison instrumentale, réduisent le concept de vérité à ce qui est utile, à ce qui fonctionne, à sa possibilité d’instrumentation (Horkheimer, 1947, p.45), en plus d’exclure le bienfondé de la réflexion hors du cadre de la science et de son application (ibid., p. 58-59). Ce faisant, ces systèmes idéologiques dominants obscurcissent et circonscrivent la pensée, interdisent d’emblée la critique (ibid., p.52 et 56 ; Horkheimer et Adorno, 1974, p.42) et encouragent ipso facto l’action aveugle de l’individu soumis dans le sens imposé par des idées stéréotypées qu’il n’a plus le pouvoir de remettre en question : « les innombrables agences de production de masse et la civilisation qu’elles ont créée inculquent à l’homme des comportements standardisés comme s’ils étaient les seuls qui soient naturels, convenables et rationnels » (ibid., p.44). Sous l’angle interprétatif de Horkheimer et Adorno, l’enseignant, habitué à cette soumission dans le système rationalisé, accepte les nouvelles limitations de son autonomie au nom de la conservation de soi : il est prêt à sacrifier sa liberté, « the real possibility of distinguishing between various actions as between the numerous ways that may be taken, interiorly ans

16 L’autoconservation, ou conservation de soi, est, dans le vocable de Horkheimer et Adorno, l’instinct primaire d’adaptation aux contraintes de la société moderne rationalisée pour sa survie (la reproduction, la survie de l’espèce et la survie de soi face à l’ «extérieur») au sens propre et figuré (Robichaud et Masse- Lamarche, 2017, p. 7). Pour eux, cet instinct se traduit par une domination néfaste de l’individu sur lui- même : « La domination de l’homme sur lui-même, sur laquelle se fonde son moi, signifie chaque fois la destruction virtuelle du sujet au service duquel elle s’accomplit ; car la substance dominée, opprimée et dissoute par l’instinct de conservation, n’est rien d’autre que cette part de vie – en fonction de laquelle se définissent uniquement les efforts de conservation de soi – ce qui doit justement être conservé » (Horkheimer et Adorno, 1974, p.68).

exteriorly, subjectively and objectively, in a given situation » (Horkheimer, 2012, p.136- 137), dans l’exercice de son travail au nom de l’autoconservation.