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CHAPITRE 2 : CADRE THÉORIQUE

2. C ADRE CONCEPTUEL : L A VULNÉRABILITÉ DES FEMMES RÉFUGIÉES DÉTENANT LA RESPONSABILITÉ PRINCIPALE DU SOUTIEN DE

2.1. La vulnérabilité ontologique

J’ai mentionné le paradoxe entre l’utilisation de la notion de vulnérabilité par les instances de gouvernance des populations réfugiées, qui font reposer plusieurs de leurs décisions sur l’évaluation du niveau de risque de subir un préjudice des personnes réfugiées ainsi que sur l’évaluation de leurs conditions de vie en fonction d’indicateurs mesurables. Cette conception se rapproche du concept de vulnérabilité ontologique dans la littérature scientifique, qui met de l’avant ses dimensions incarnées et inhérentes (Gilson, 2014).

Le caractère incarné de la vulnérabilité signifie qu’elle se vit de manière physique, dans la corporalité des individus (Gilson, 2014). Il s’avère ainsi communément associé à des

53 Notons que l’apport des approches féministes transnationales et des conceptualisations issues du travail social

traverse l’ensemble de cette réflexion.

54 L’aspect de la continuité n’est pas inclus explicitement dans la définition de la vulnérabilité ambivalente mais

est intéressant à considérer afin de comprendre pleinement les expériences des femmes réfugiées. Il est apparu lors de l’analyse des récits des femmes rencontrées. Elle est abordée dans les travaux de Grace (2018) à propos du maintien des liens familiaux en contexte de dispersion transnationale.

conditions évidentes de souffrance physique, telles que la faim et les agressions physiques, mais évoque aussi une souffrance psychique et morale, qui affecte à la fois l’être physique et l’être social. Cette conception est celle qui s’approche le plus du sens commun attribué à la vulnérabilité par les acteurs de la gouvernance des populations réfugiées et les fournisseurs de services sociaux plus généralement, sans qu’ils ressentent la nécessité de la conceptualiser plus avant.

Le caractère inhérent de la vulnérabilité réfère quant à lui à l’idée qu’elle est intrinsèque et universelle à la condition humaine, sous-entendant qu’elle fait partie intégrante de notre expérience en tant qu’être humain. Il en serait ainsi en raison de notre corporalité (la nature incarnée de notre existence) et de notre dépendance fondamentale aux autres aux plans sociaux et affectifs (Mackenzie Rogers et Dudds, 2014; Butler, 2004; Atak, Nakache, Guild et Crépeau, 2018). C’est dans ce sens que Gilson (2014, p. 15) souligne que « vulnerability is something fundamental; it is an unavoidable feature of human existence that is present from the start and never goes away ». En ce sens, on peut penser que la vulnérabilité nous affectera tous à travers notre vie inévitablement sous la forme de différentes maladies et de l’âge, ou à travers des forces systémiques inégales telles que la mondialisation, le chômage ou la discrimination (Oliviero 2016).

Ces conceptualisations qui la présentent comme inévitable et intrinsèque à la nature humaine, font que la vulnérabilité est paradoxalement vue le plus souvent comme un état devant être évité, minimisé, que l’on doit prévenir, et qui, s’il ne peut être évité, nécessite qu’on lui réponde par la protection et l’assistance (Gilson, 2014). L’état de vulnérabilité apparaitrait comme un état distinct de notre mode de fonctionnement habituel, induisant la nécessité de l’action (Gilson, 2014). On reconnait ici les logiques qui sous-tendent le système de protection des personnes réfugiées de même que certaines valeurs fondatrices de la discipline du travail social. Or, Gilson (2014) rappelle que, même si on crée des principes et des idéaux comme façon de minimiser les impacts de la vulnérabilité, voire modifier l’état vulnérable des individus, on ne peut jamais l’éradiquer complètement. C’est ce qui lui fait dire que « if we conceive our basic vulnerability as always a precondition to injury and suffering, we find ourselves constantly pursuing an unachievable security and safety, that is, the total alleviation of vulnerability » (Gilson, 2014, p. 16). Ce qui importerait, selon l’autrice est donc comment nous faisons

l’expérience de la vulnérabilité et ce que nous faisons de cette expérience. Elle ouvre ici la porte à l’importance de creuser les multiples facettes de l’expérience des personnes qui peuvent être perçues « d’emblée » comme vulnérables, telles que les femmes responsables du soutien de leur famille. L’autrice va également plus loin en soulignant que même lorsqu’elle est conçue de cette manière, la vulnérabilité doit être comprise comme la possibilité de subir un préjudice ou une blessure, mais qu’elle ne constitue en aucun cas ce préjudice ou cette blessure en eux-mêmes. Soulet (2005) insiste lui aussi sur le caractère potentiel de la vulnérabilité, en affirmant qu’il est essentiel d’interroger autant les conditions de possibilité d’être blessée que les conditions de réalisation de cette blessure, soit le fait d’être effectivement blessée.

La vulnérabilité ontologique est donc la conception la plus souvent mobilisée afin d’assurer une protection, notamment légale, aux personnes dites vulnérables (Soulet, 2005). Or, une des principales critiques attribuées à cette notion (lorsqu’elle est la seule mobilisée) est celle de son potentiel d’enfermer les personnes concernées dans leur état de « victimes silencieuses » (Agier, 2006) en vertu de représentations qui prennent pour acquis qu’elles sont sans agentivité, et donc sans pouvoir sur leur propre existence (D’Cruze et Rao, 2004 ; Butler, Gambetti et Sabsay, 2016). En cela, les travaux des féministes transnationales évoqués dans la section précédente portant sur l’approche théorique s’avèrent un outil théorique précieux à mobiliser pour explorer la notion de vulnérabilité. Aux fins de cette analyse, je retiens en priorité l’importance de casser les binarités, de ne pas limiter l’échelle d’analyse à celle du pays ainsi que de considérer à la fois les éléments communs des luttes et des expériences tout autant que leurs spécificités.

Même si on convient que la vulnérabilité est « […] pervasive, fundamental, shared and something we cannot entirely avoid » (Gilson, 2014, p.2), on peut penser que la conceptualisation ontologique de la vulnérabilité présente certaines limites, notamment en lien avec la façon de l’opérationnaliser (qui revient à la mesurer dans le cas des instances de gouvernance du déplacement forcé). Si nous sommes tous fondamentalement vulnérables et/ou si tous les membres d’un groupe ciblé comme particulièrement vulnérable le sont, les travaux s’accordent pour dire que nous ne serons jamais tous affectés de manière équivalente (Gilson, 2014). La vulnérabilité est inégalement répartie entre les individus à l’échelle de la planète et

au sein des groupes ciblés, même si elle est universelle55. L’expérience de la vulnérabilité

apparaît en ce sens comme étant étroitement liée à la situation particulière dans laquelle elle se déroule et aux façons dont se déploient les liens d’interdépendance entre les individus. À l’instar de Chatel et Roy (2008, p. 85), on pourrait donc penser que « lutter contre la vulnérabilité c’est lutter contre l’exposition inégale à la possibilité d’être blessé ». Cette répartition inégale ainsi que les facteurs qui la sous-tendent sont au cœur des conceptualisations de la vulnérabilité situationnelle et relationnelle que j’expose dans les lignes qui suivent.