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CHAPITRE 3: CADRE MÉTHODOLOGIQUE

1. C ONTEXTE ET OBJECTIFS DU PROJET DE RECHERCHE « F EMME , SYRIENNE ET RÉFUGIÉE : Ê TRE ET DEVENIR P ERSPECTIVE

1.8. Méthode de collecte des données : le récit de vie

Le champ des approches employant le récit de vie comme méthode est vaste et diversifié, traversant un ensemble de disciplines, dont l’histoire (High, 2014) l’anthropologie (Abu Lughod, 2008), la sociologie (Bertaux, 2010), mais aussi le travail social (Caron, 2012; Caron, Damant et Flynn, 2017). Les principales conceptions du récit de vie desquelles je me suis inspirée afin d’élaborer la méthode employée dans ce mémoire sont celles des récits de vie thématiques (Bertaux, 2010; Caron, 2012) et chronologiques (Ghorashi, 2008; Eastmond, 2007). Ces façons de concevoir les récits de vie me semblaient les plus appropriées afin d’atteindre les objectifs qui sous-tendent ce mémoire, soit de documenter les expériences des femmes réfugiées ainsi que de faire ressortir des aspects multiples de leurs récits afin de reconsidérer la notion de vulnérabilité des personnes réfugiées au-delà du sens commun. Mon approche intègre aussi des dimensions de ce que Page (2017) conceptualise comme l’écriture vulnérable, c’est-à-dire une méthode qui laisse place à ce que la chercheuse ne connaît pas, une ouverture aux éléments de l’histoire de la personne qui ne lui sont pas compréhensibles ou accessibles. C’est donc en ce sens que je laissais le plus de place possible à la manière dont la personne souhaitait faire le récit de ses expériences. Je me suis aussi inspirée de la posture de Bertaux (2010), qui voit la démarche du chercheur qui utilise la méthode des récits de vie comme celle d’une enquête sur un segment de réalité sociale sans hypothèse construite à l’avance, en vertu de laquelle il se présente sur le terrain en étant conscient de son ignorance.

Cette ouverture et cette humilité face à ce que je ne connaissais pas se sont avérées essentielles dans la mesure où j’allais à la rencontre de femmes inconnues et que j’abordais un double terrain avec une approche théorique (le féminisme transnational) et une méthode (le récit de vie) que j’apprivoisais tous deux pour la première fois. Cette démarche s’effectuait à la fois au sein d’un terrain connu (le Québec), mais aussi un autre un complètement nouveau (le Liban). J’ai tenté d’apprivoiser le plus possible les complexités sociocommunautaires et historiques importantes de la Syrie et du Liban avant d’amorcer le terrain, mais j’ai dû me « rendre à

l’évidence » que je devais aborder le terrain libanais avec un mode d’ouverture et d’apprentissage encore plus grand qui se poursuit jusqu’au moment de rédiger ces lignes, et que je souhaite continuer à explorer dans les prochaines années dans le cadre d’une thèse doctorale. La perspective de recherche transnationale au sein des deux terrains m’a aussi incitée à ne pas faire l’économie d’une ouverture et d’une curiosité tout aussi importantes pour le terrain québécois qui m’était davantage familier, puisque malgré mes connaissances approfondies des dynamiques qui y sont à l’oeuvre, ma démarche s’appuyait sur la rencontre et l’écoute de récits de personnes qui m’étaient pour la plupart complètement inconnues ou que je n’avais jamais entendu raconter leur récit de vie.

Une des raisons derrière le choix de la méthode des récits de vie était également d’éviter le type d’entrevues de recherche trop expéditives, trop courtes ou menées avec une intention de recueillir des informations sur un sujet précis sans (trop) de considération pour les sujets que la personne souhaiterait vraiment aborder (Ghorashi, 2008). Les personnes réfugiées ont souvent à vivre ce genre d’entrevues à différents moments de leur parcours migratoire (p.ex. lors de leur enregistrement auprès du HCR, lors de l’audience à la CISR pour obtenir une décision sur leur demande d’asile, etc.) ou afin de recevoir des services des différentes instances (ONG internationales et locales, institutions publiques, etc.). L’idée est donc de rendre justice à la réalité des femmes qui partagent leur histoire, en leur laissant le plus grand contrôle sur les sujets abordés lors de l’entrevue ainsi que sur le rythme et la durée de l’entrevue (Gorashi, 2008).

1.8.1.1. La conception thématique du récit de vie

Même si la parole de la personne interviewée est au centre de la démarche qui sous-tend ce mémoire, l’approche des récits de vie que j’ai choisi d’utiliser « […] est résolument orientée vers les réalités pratiques et matérielles plutôt que vers les réalités discursives et symboliques » (Bertaux, 2010, p. 11). Les récits que j’ai recueillis résultent donc d’un entretien narratif au sein duquel je demandais à la personne de me raconter son vécu en partant de la prémisse de son expérience en tant que femme réfugiée en provenance de Syrie au Québec et au Liban. Les femmes que j’ai rencontrées étaient ainsi invitées à s’exprimer sur leur vie avant, pendant et après le conflit, mais aussi sur tous les éléments qu’elles jugeaient pertinents d’évoquer en lien avec cette expérience singulière.

La manière dont la personne a exprimé son récit (les dimensions discursives) ou les éléments liés à son intériorité psychique (les dimensions psychologiques) n’étaient donc pas au centre de l’analyse. Je m’intéressais plutôt à la substance des expériences qu’elle décrivait en lien avec sa situation de refuge mis en lien avec le contexte dans lequel elle évolue. Je rejoins ici Eastmond (2007, p.248) qui souligne que

[…] narratives are not transparent renditions of 'truth' but reflect a dynamic interplay between life, experience and story. Placed in their wider socio-political and cultural contexts, stories can provide insights into how forced migrants seek to make sense of displacement and violence, re-establish identity in ruptured life courses and communities, or bear witness to violence and repression.

Je souhaitais donc accéder aux témoignages des femmes réfugiées elles-mêmes à propos de leurs expériences de refuge, en étant pleinement consciente de la subjectivité des femmes qui entrait en jeu dans la « production » et l’interprétation de leur récit, tout autant que la mienne dans son écoute et son interprétation.

1.8.1.2. La conception chronologique du récit de vie

Une autre richesse de la méthode des récits de vie repose sur la possibilité de faire une place centrale à l’articulation du « passé » au sein du « présent » de la vie des personnes. Je me suis inspirée en ce sens des travaux de Ghorashi (2008) qui a employé la méthode du récit de vie afin de réaliser une étude comparative sur les femmes iraniennes aux Pays-Bas et aux États- Unis qui a permis de mettre à jour les différentes façons dont le passé était positionné dans leurs récits actuels. Fait intéressant, les femmes ont relaté leurs expériences passées et présentes et sont demeurées silencieuses quand le passé était trop douloureux pour être relaté. Le récit de vie des femmes, à l’instar de Caron, Damant et Flynn (2017a), apparait donc comme un moyen de transmettre la mémoire du passé, mais aussi du présent et du quotidien en laissant à la personne le loisir de prendre le temps dont elle a besoin pour relater son expérience. Eastmond (2007) rappelle également que l’expérience passée est toujours remémorée et interprétée à la lumière du présent ainsi que par la façon dont le futur est imaginé, mais que ce qui est remémoré et relaté est aussi situationnel dans la mesure où la rencontre entre le narrateur et le chercheur a une influence déterminante sur le récit. L’expérience ne serait ainsi jamais directement représentée mais plutôt éditée à différentes étapes du processus de mise en récit, qui part de la vie de la personne jusqu’au texte du chercheur. Abu Lughod (2008) propose une réflexion et une

illustration intéressantes des façons dont il est possible de minimiser « l’influence » de la chercheuse sur les significations des récits. Ainsi, elle a volontairement conçu son ouvrage Writing Women’s Worlds (2008) sans conclusion au sens « traditionnel » du terme, c’est-à-dire sans énoncer de constats autres que ceux qui émanent de l’organisation qu’elle a fait des récits tout au long de l’ouvrage. L’autrice souhaitait ainsi diminuer son emprise sur les récits et laisser les lecteurs tirer leurs propres conclusions après leur lecture de l’ouvrage. Cette approche résonne de manière intéressante avec les constats d’Eastmond (2007), qui souligne que les récits des personnes réfugiées prennent une forme particulière pouvant être différente de la conception habituelle des récits comportant une conclusion qui s’avère centrale à « la syntaxe des histoires humaines ». Selon elle, les personnes réfugiées sont encore très souvent en train de vivre l’histoire qu’elles racontent, et ce sont donc l’incertitude et la liminalité, plutôt que la progression et la conclusion, qui sont au centre des récits.

Certaines des expériences abordées par les femmes réfugiées dans leurs récits peuvent être difficiles à exprimer car encore trop douloureuses. Que ce soit des souvenirs que la personne ne souhaite pas raviver ou des expériences actuelles encore trop récentes pour être relatées, le récit de vie ouvre à la possibilité d’accueillir les moments de silence, de souffrance ou encore les pleurs. À l’inverse, le récit de vie permet aussi aux femmes d’occulter certains éléments

récents ou passés de leur trajectoire sans être questionnée sur ceux-ci. Ce sont elles qui « mènent » l’entretien, en dialogue avec la chercheuse. Ce respect pour le « silence » dans le

récit s’est avéré essentiel. Une femme rencontrée au Québec a ainsi mentionné dès le début de l’entrevue accepter de nous parler, mais en abordant seulement les éléments liés à sa vie au Québec. Elle ne souhaitait pas du tout revisiter ses expériences antérieures. La méthode employée m’a permis « d’accueillir pleinement » un tel récit et de respecter le choix de la personne, et de le voir comme une forme souhaitable de prise de pouvoir de celle-ci sur son histoire personnelle et familiale. La méthode du récit de vie permet ainsi à la personne de se raconter dans le changement et dans la continuité, au croisement du passé et du présent, cette intersection étant au cœur des expériences vécues et relatées dans la mesure où

an identity is not a complete whole but is in fact unsettled, ambiguous, mostly elusive and subject to change in a new context. Still, all this does not mean identity is constantly shifting : despite the fact that identity is a process of 'becoming', there is a certain degree of continuity to it (Ghorashi, 2008, p. 119).

Cet élément fait un écho direct avec la conception de la vulnérabilité ambivalente que je souhaitais mobiliser pour comprendre les expériences des femmes à travers leurs récits. Je souhaitais aussi employer une méthode qui reconnaissait pleinement les relations de pouvoir à l’œuvre dans « la rencontre de recherche ». L’approche du récit de vie apparait comme étant particulièrement appropriée pour recueillir la parole des personnes appartenant à des groupes marginalisés, dont les femmes (Ghorashi, 2008). Un des risques potentiels des autres méthodes d’entrevues telles que l’entretien dirigé ou semi-dirigé est que les suppositions de base des groupes dominants, incluant les chercheurs, ne laissent pas assez de place à ceux et celles qui ne sont pas « habitués » à être en position de pouvoir, du moins dans un contexte tel que celui de l’entrevue de recherche. La personne dispose ainsi du temps et de l’espace lui permettant d’exprimer ses sentiments et de raconter son récit sous forme de dialogue.

Dans cette optique, j’offrais aussi aux femmes rencontrées l’opportunité que nous nous rencontrions une deuxième fois après la première entrevue afin de valider les informations que j’avais retenue de la première entrevue, et possiblement d’approfondir les éléments abordés dans la première entrevue ou encore ouvrir sur de nouveaux thèmes. Au Québec, 2 femmes sur 5 ont accepté de me revoir. Ces entrevues se sont avérées très riches dans la mesure où j’ai pu valider certaines informations que j’avais mal compris avec une d’entre elles, et les questions de précision que j’ai posées ont mené à ouvrir sur tout un pan de l’histoire de la dame qui n’avait pas été « dévoilé » lors de la première entrevue. Un autre élément intéressant de cette méthode a trait à l’utilisation d’une ligne du temps que je produisais entre les deux rencontres. Celle-ci servait de support à la validation des informations, mais elle constituait aussi une « trace matérielle » de notre entrevue que les femmes ont souhaité garder. Elles ont toutes deux manifesté des émotions positives en voyant la « considération » portée à leur récit sous forme de document synthèse qui était à leur disposition. Je n’ai malheureusement pas pu faire de même

au Liban, dans la mesure où le temps passé sur le terrain était beaucoup plus restreint et la « logistique » était plus complexe et rendait plus difficile la réalisation d’une seconde entrevue

(p.ex. plusieurs entrevues ont été réalisées dans le cadre de « sorties » de Beyrouth où nous résidions qui nécessitaient d’engager un chauffeur et un intermédiaire sur le terrain, qui auraient été difficiles à mobiliser pour la réalisation d’une deuxième entrevue). Je souhaiterais néanmoins explorer plus avant cette façon de faire, dans la mesure où elle permet de donner

encore plus de place à la validation de l’interprétation de la chercheuse par la personne elle- même, dans une volonté d’aplanir le plus possible les relations de pouvoir à l’œuvre61.

Dans l’optique des travaux pionniers sur le féminisme intersectionnel de Patricia Hill Collins (2000) pour qui l’autodéfinition est le premier pas vers l’empowerment, il appert que le récit de vie peut s’avérer un outil puissant de réappropriation du pouvoir sur leurs vies de la part des femmes. Le récit par les femmes de leur propre histoire constitue aussi une manière de re- politiser et re-historiciser l’exil des personnes réfugiées (Malkki, 1995) en sortant de l’esthétisme, de la psychologisation, de l’essentialisation et des visées de développement qui maintiennent les personnes dans des représentations fausses d’elles-mêmes afin de proposer des « subversions bien pensées de [la représentation des femmes réfugiées au sein de l’ordre national des choses] » (Malkki, 1995, p. 512). Cette méthode rejoint donc directement l’approche théorique du féminisme transnational sur laquelle ce mémoire s’appuie et qui guide également l’analyse que j’ai faite des récits des femmes.