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1 : Le voyage en mer

Chapitre II : Sur les traces d’Ulysse

I. 1 : Le voyage en mer

Un an et demi sépare le départ de Gibelet de l’installation à Gênes, un an et demi pendant lesquels Baldassare passe six mois en mer, au cours de cinq voyages différents…Accompagné de tous ses proches, comme lors de la traversée Constantinople -Smyrne, ou totalement seul – à l’instar du voyage Lisbonne - Londres, Baldassare découvre en mer la petitesse de l’homme face à l’immensité, le tragique de l’existence et s’interroge sur ce qui fonde son identité. En mer, Baldassare est un nouvel Ulysse.

I.1.a) La mer comme élément tragique

« La mer est fondamentalement un espace dangereux, hostile (…) en butte à des changements où on risque toujours de se perdre »350

A chaque fois qu’Ulysse tente de l’aborder, il se résout à l’échec. La mer est trop forte et toute la ruse du héros grec ne peut en venir à bout. La leçon est évidente :

349

Ouvrage qui relate une expédition maritime sur les traces du héros grec.

350

« Tu n’as rien a gagné sur les mers infécondes que souffrances et naufrages. »351

Mais la mer reste un élément à affronter pour goûter le plaisir du retour à Ithaque, terre promise. C’est pourquoi, inlassablement Ulysse « repren[d] la mer, l’âme toujours navrée. »352

Baldassare aussi passe de longs moments en mer. D’abord pour rejoindre Smyrne puis pour conduire Marta sur l’île de Chio (île natale d’Homère). Banni de l’île, c’est sur le bateau de Domenico qu’il arrive à Gênes. De là, il s’embarque pour une traversée rocambolesque vers Londres et tente ensuite une dernière traversée de Gênes à Chio.

Dans le roman de Maalouf la mer semble recéler la même symbolique tragique que dans l’épopée d’Homère. Cette symbolique rejoint la tradition gréco-latine qui fait de l’élément liquide le lieu de l’exercice du capricieux pouvoir de Poséidon, mais également la tradition judéo-chrétienne qui voit en lui la même expression de l’hostilité de Dieu. Nous entendons ici « tragique » au sens où la dramaturgie antique puis classique reconnaît le terme, dans la mesure où Baldassare, Ulysse comme tous les autres voyageurs ne peuvent que subir la mer, elle est un lieu de passion, au sens étymologique du terme. La mer décide seule du rythme et des tracas qu’elle impose :

« La mer est calme et je me promène sur le pont »

« Depuis trois jours la tempête, le brouillard, les grondements, les vents de pluie, la nausée, le vertige… »

« La mer est constamment agité et moi constamment malade »353

Tragique, en effet, dans la mesure où elle présente bien ce dilemme entre la liberté et la fatalité, réduisant la première à néant et poussant les personnages à dire comme Oreste dans Andromaque :

« Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne »354

« Nous avançons toujours imperturbables vers notre destination, vers notre destinée »355

Dès lors, la mer ramène l’homme à l’obsession de la mort et elle est le reflet de son angoisse existentielle.

Pourtant, une différence de taille sépare la vision d’Ulysse de celle de Baldassare. Pour le premier, les déchaînements de la mer ont une explication incontestable : ce sont les

351 HOMERE, op.cit. p.39 352 HOMERE, op.cit., , p.159 353

MAALOUF, Amin, Le Périple de Baldassare, op.cit, p.178 ;180 ;459

354

RACINE, Jean, Andromaque, Acte I, scène 1, in Androma que, Iphigénie, Britannicus, Paris :

Booking international, 1993.(maxi-poche).

355

colères de Poséidon qui poursuivent le héros pour le punir d’avoir aveugler l’un de ses fils, le cyclope Polyphème. Le Dieu de la mer exécute son arrêt :

« Prenant son trident et rassemblant les nues il démontait la mer et des vents de toute aire, déchaînant les rafales, sous les brumes il noyait le rivage et les flots. »356

Ulysse, homme de foi, se soumet à la volonté des dieux, alors qu’en pleine mer Egée, lieu des errances et des naufrages du héros homérique, Baldassare l’érudit libraire invoque sa culture religieuse pour un exercice de style :

« Qu’il est présomptueux de s’engager ainsi(…) sur l’immensité bouillonnante, de tracer des routes au dessus de l’abîme, en grattant du bout des rames serves le dos de monstres enfouis,Béhémot, Rahab, Léviathan, Abadon, serpents, bêtes, dragons… »357

Puis :

« Notre navire est constamment secoué, heurté, bousculé mais il n’avance pas. Comme s’il était empalé sur les dents d’une fourche. »358

Les références aux créatures merveilleuses de la première citation puis la comparaison faisant surgir l’image du trident de Poséidon ne dupent pas le lecteur. Baldassare écrit en effet ces pages juste après celles dans lesquelles il confesse les raisons de la perte de sa foi et son entrée dans le scepticisme. Baldassare est en effet l’homme qui, sans nier l’existence de Dieu « aime à croire que le créateur préfère de toutes ses créatures, justement celles qui ont su devenir libres. »359 Alors qu’Ulysse, selon Marcel Conche est « l’homme malin mais qui ne se croit pas encore assez malin pour se passer des dieux. »360

« Ulysse sait qu’il ne peur rien sans [Athéna]. Sans cesse, il lui voue ses trophées où l’invoque où la prie. Cela signifie que le temps de l’Humanisme n’est pas encore venu. L’homme découvre en lui la force de la pensée, de la réflexion, mais qu’il puisse placer sa confiance dans l’homme seulement, cette pensée, il ne l’a pas encore. »361

Ainsi, alors qu’en mer Ulysse, le glorieux héros, ne pouvant vaincre, courbe l’échine, Baldassare, héros cartésien, héritier du « cogito ergo sum », veut rester homme et pense, analyse, pour rester en phase avec la liberté et la responsabilité qui déterminent son humanité.

En mer, Ulysse lutte, pleure, souffre se dissout et se rompt. En mer, Baldassare se livrant à l’introspection, dialoguant avec les autres comme avec lui-même,souffre sans doute mais pour mieux être au monde et se reconstruire.

356

HOMERE, l’Odyssée, op.cit.., 103

357

MAALOUF, Amin, Le Périple de Baldassare, op.cit., p.181

358

Ibid., p.182

359

Ibid., p.178

360

CONCHE, Marcel, « Ulysse l’homme de la réflexion » in le magazine littéraire, janvier 2004, n 427, pp.40-42.

361

II.1.b ) Dissolution de l’identité, Introspection et reconquête de soi

François Letoublon analyse les divers naufrages d’Ulysse comme « la perte de soi dans l’eau. » :

« La tempête constitue une menace de mort mais aussi dilue l’identité, comme si la personne se perdait dans l’élément liquide. »362

Dans la mesure où la succession des naufrages et des errances sonne comme « une progressive dépossession d’identité, une dépersonnalisation. »363, en mer, Ulysse semble, ironie tragique, trouver vérité à la ruse qui lui a fait prétendre au Cyclope être Personne,

Diminué, blessé, Ulysse ne reconnaît plus son corps :

« Les assauts de la vague avaient rompus son cœur, la peau de tout son corps était tuméfié. »364

Et nul n’est là pour lui rappeler son nom et la gloire qu’il recèle. C’est pourquoi, il ne peut s’empêcher de déclarer finalement son nom à Polyphème pour acquérir, pense-t-il tous les honneurs de sa ruse :

« Cyclope, auprès de toi, si quelqu’un des mortels vient savoir le malheur qui t’a privé de l’œil, dis-lui qui t’aveugla : c’est le fils de Laerte, oui ! Le pilleur de Troie, l’homme d’Ithaque, Ulysse. »365

Les colères de Poséidon imposant aux vagues un roulement assourdissant ont pour but d’empêcher le retour d’Ulysse mais aussi de faire taire cette voix qui affirme avec tant d’assurance qui elle est. La mer veut faire douter Ulysse de sa grandeur, des certitudes qui fondent son identité. En voulant le soumettre, elle veut lui permettre de les relativiser. Car en mer Ulysse n’est ni Roi, ni père, ni mari, ni guerrier. Tous ses repères se brisent, son univers s’effondre, son identité aussi. C’est sans doute pourquoi Ulysse attend avec tant d’impatience le retour, pour être pleinement lui car « il n’y a pas de salut hors de chez soi. »366 et vraisemblablement pas de soi non plus.

Cette symbolique semble s’inverser dans le Périple de Baldassare. Bien sûr le voyage du héros maaloufien est moins rude. Baldassare ne lutte jamais physiquement avec l’élément liquide mais peu résistant, il tangue et il souffre. Cependant, si Ulysse se perd en mer, s’accrochant comme une bouée à l’idée de retour qui, seule, lui permet de ne pas sombrer, Baldassare ne se projette pas en avant mais profite des longs moments de solitude face à l’immensité du grand bleu pour se plonger en lui.

362

LETOUBLON, François, « Nostalgie », in Itinéraires d’écritures. Peuples méditerranéens, janvier-mars 1985 .n.30

363

Nous empruntons ces expressions à Hélène MONSACRE, « Ulysse d’un exil à l’autre » in magazine littéraire, juillet-aôut 1985, n 221. 364 HOMERE, op.cit., p.103 365 Ibid., 173 366

Les voyages en mer marquent dans le roman de Maalouf autant de parenthèses dans la narration. L’action est en suspens, en attente d’une nouvelle terre pour se développer. En attente…à l’instar de Baldassare qui tente alors de se comprendre. S’ouvre alors dans la narration des analepses. Sur le bateau qui le mène de Constantinople à Smyrne, Baldassare se livre à « une éloge du doute » évoquant les souvenirs douloureux de son premier mariage et la mémoire « sceptique » de son père :

« Puisque je suis à présent plus serein, je vais consigner ici comme je me l’étais promis, l’incident qui m’avait fait prendre mes distances à l’égard de lareligion. »367

Entre Chio et Gênes, lors de son dernier voyage avec Domenico, Baldassare prend le temps de l’analyse et de l’autocritique quant à sa passion pour Marta :

« Je n’ai toujours pas compris [le comportement de Marta].Je me pose des questions si étranges que je n’ose les consigner sur ces pages. J’ai besoin d’y réfléchir encore… »368

Puis :

« Ah !cela suffit ! Je ne vais pas revenir à mon délire ! Même si je ne devais jamais connaître toute la vérité, il faut que je tourne le dos à ma vie passée, que je regarde devant moi, devant moi. » 369

Ainsi, du voyage en mer, naît pour Baldassare une parole salvatrice- Malgré son aspect premier qui en fait l’élément de tous les dangers, c’est contre toute apparence, dans la dimension symbolique de « lieu de transformation et de renaissance » que la mer semble triompher dans le Périple de Baldassare. En effet, entre deux terres, dans « un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles (…) dans cette situation qui est celle de l’incertitude, du doute et de l’indécision »370, Baldassare tente de se comprendre et de s’affirmer pour mieux reprendre sa route.

Si Ulysse voit son identité se dissoudre en mer n’ayant le temps, dans sa lutte, de descendre en soi, Baldassare, par l’introspection apprend à se reconquérir et à se dompter. Pour le héros d’Homère, cette reconquête est impossible tant que dure l’exil : Ulysse ne peut être pleinement Ulysse qu’à Ithaque. Pour Baldassare la chose est plus compliquée car « son Ithaque » est mal définie…

367

MAALOUF, Amin, Le Périple de Baldassare, op.cit., , p.176

368

Ibid.,479.

369

Ibid.495.

370

Nous empruntons ces expressions à Jean Chevalier et Alain gheerbrandt, dictionnaire des symboles, op.cit., « article mer ».

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