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b : La rhétorique du voyage

Chapitre II : Sur les traces d’Ulysse

II. 1 : La nécessaire mise en mots du voyage

II.1. b : La rhétorique du voyage

Raconter le voyage, c’est, pour celui qui l’a vécu, le recommencer. Si la question du pourquoi semble entendue, subsiste alors l’épineuse question du comment. D’ailleurs, Ulysse s’y perd :

« Par où débuter ? Par où continuer ? »395

Dans cette mesure, le récit de l’Odyssée s’inscrit dans une temporalité problématique.

• analepse :

L’épopée commence en quelque sorte par la fin puisqu’Athéna annonce dès les premières lignes qu’Ulysse va rejoindre Ithaque. Il reste au héros à accomplir le voyage du retour mais les dix ans d’errance sont désormais derrière lui. C’est pourquoi, comme le formule Gérard Genette dans Palimpsestes « une grande partie de l’œuvre est comme rétrospective à l’égard d’elle-même. »396. Cette partie n’est pas la moindre puisqu’elle contient « l’essentiel de ce qui traite des aventures d’Ulysse proprement dites. »397En effet, comme nous l’avons dit précédemment, c’est par le récit que le héros fait lui-même à Alkinoos que les grands épisodes de ses naufrages sont transmis au lecteur, dès chants VIII à XII. Genette voit dans ce qu’il nomme « l’analepse ulysséenne » « la principale- et la plus décisive- dans l’histoire de la narration occidentale- innovation narrative de l’Odyssée dans l’ordre à la fois du temps et de la voix. »398

Maalouf utilise à de nombreuses reprises le même procédé dans Le Périple de Baldassare. L’analepse vient combler des ruptures dans le récit journalier des aventures du héros, des ellipses temporelles. Ainsi, alors qu’il n’a pas pris la plume depuis vingt-quatre jours, Baldassare raconte dans son compte-rendu du 3 octobre 1665 les cause de ce manquement à son devoir de diariste :

« Pendant vingt-quatre jours je n’ai pas écrit une ligne. Il est vrai que j’étais à deux doigts de mourir (….) Ce fut après l’étape de Konya que je ressentis les premiers symptômes du mal. »399

Comme dans l’Odyssée, les aventures relatées par Baldassare dans le cadre d’une analepse sont des plus palpitantes, justement dans la mesure où elles justifient les ellipses temporelles. Trop occupé à vivre des évènements capitaux, le héros n’a ni le temps de les écrire, ni le recul ni l’envie nécessaire pour les revivre, par la mise en écriture, une

395

HOMERE , op.cit., p.156

396

GENETTE, Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil, poétique, 1982, p.201.

397

Ibid.,p.201

398

Ibid., p.289

399

seconde fois. Ainsi, ce n’est sans doute pas hasard mais bien symbole si, à chaque fois les péripéties d’intensité croissante séparent le héros de ses cahiers, comme si l’action voulait se venger de la parole. Comme si le voyage vivant voulait se venger du voyage vécu et relaté. Ainsi, c’est après une ellipse temporelle de plus de deux mois (28 janvier-3avril) que Baldassare raconte, par analepse, les humiliations vécues sur l’île de Chio et la façon dont il a dû quitter l’île laissant derrière lui Marta, Hatem et un cahier ouvert en attente vaine, depuis lors, de recueillir les mots du héros :

« J’avais laissé [mon cahier] à l’aube dans ma chambre, encore ouvert à la dernière page pour que mon encre ait le temps de sécher. Je me promettais de revenir avant le soir pour rendre compte de ce qui devait se passer au cours de cette journée décisive. Je ne suis jamais revenu. » 400

De retour à Gênes, le 23 octobre, Baldassare veut revenir, en parole, sur l’incendie de Londres (11 septembre) où a « sans doute péri » son troisième cahier. Nouvelle analepse :

« D’abord raconter comment j’ai fui l’enfer de Londres. »401

Les aventures relatées par analepse semblent remplir une fonction stratégique. Par l’ellipse temporelle qu’elle justifie, l’analepse permet une accélération du rythme du récit et insuffle ainsi à intervalles réguliers, un concentré d’aventures pures et de bouleversements qui réveille l’intérêt du lecteur, le tient en haleine.

La rhétorique du voyage s’avère donc chez Maalouf dichotomique : l’analpese garante d’un récit d’aventures dense et mouvementé cohabite avec le récit chronologique et quotidien du diariste, récit intime et réflexif.

Pour Homère la distinction entre les deux types de récits tourne essentiellement autour du problème de la voix, l’analepse étant la voix d’Ulysse, le récit chronologique, la voix du narrateur, voix auxquelles viennent s’ajouter un certain nombre d’autres voix qui ne relatent ni le passé ni le présent mais le futur : les voix prophétiques.

* Le futur prophétique 402

Dans l’Odyssée, l’essentiel de l’intrigue et des rebondissements du voyage sont donnés avant leur réalisation sous la forme de prédictions. Todorov étudiant cette modalité énonciative parle de « futur prophétique » et attribue différentes valeurs à ce futur.

400 Ibid., 275 401 Ibid., p.436 402

D’une part, lorsque la prédiction est faite par les dieux, le futur prophétique est certitude. « Ainsi en est-il de Circé ou de Calypso ou d’Athéna qui prédisent à Ulysse ce qui va lui arriver. »403

Athéna déguisée à Télémaque : « Veux-tu la prophétie qu’un dieu me jette au cœur et qui s’accomplira ? Je ne suis ni devin, ni savant en présages. Mais avant qu’il soit peu, Ulysse reverra le pays de ses pères. »404

Circé à Ulysse : « Puis vous arriverez à l’île du trident où pâturent en foule les vaches du Soleil et ses grasses brebis. »405

D’autre part, lorsque la prédiction est le fait des hommes, le futur n’est pas divin mais « divinatoire ». Todorov cite l’exemple d’Hélène :

« Voici quelle est la prophétie qu’un Dieu me jette au cœur et qui s’accomplira…Ulysse rentrera chez lui pour se venger. »406

Todorov explique que « le futur prophétique ne peut être faux. » La prédiction se vérifie toujours par l’accomplissement de l’action. Il démontre ainsi que l’Odyssée ne se définit pas par l’intrigue de causalité qui est familière au lecteur mais par une intrigue de prédestination. Cette spécificité du texte d’Homère semble l’éloigner du Périple de Baldassare, roman dont la tension réside principalement dans l’absence de certitude quant au futur car, si la prophétie est présente dans le texte de Maalouf, elle est mensongère.

Le Périple de Baldassare est le récit de voyage dans lequel les oracles ont failli, les prédictions ne s’accomplissent pas, à l’instar de la prédiction d’Evdokime, porte-parole d’une relecture collectivement erronée de l’Apocalypse de Saint-Jean :

« L’Antéchrist apparaîtra, conformément aux Ecritures, en l’an du Pape 1666. » . 407

Cette prédiction est à l’origine du voyage de Baldassare. Mais le voyage n’a pas lieu parce qu’il est prédestiné, la logique de causalité reprend ses droits. La prédestination du héros est peut-être, comme nous l’avons supposé dans le chapitre précédent, à chercher ailleurs, dans ce que Todorov nomme « la temporalité mythique » qui permet de comprendre les raisons de l’échec de Baldassare dans sa quête.

Le voyageur maaloufien avance donc à l’aveugle sur le chemin de la vie et entraîne à sa suite, dans un dédale toujours surprenant, le lecteur pour lui faire découvrir la responsabilité, le doute et l’épicurisme.

403

TODOROV, Tzvetan, op.cit., p.30

404 HOMERE, op.cit., p.15 405 Ibid., p.224 406 HOMERE, op.cit.280., 407

Homère, en créant son héros en perpétuelle tension entre la nostalgie, qui le plonge dans le passé, et le futur prophétique , qui le projette dans l’avenir, retire au lecteur le plaisir de l’anticipation et de la surprise. Le lecteur semble alors trouver le plaisir du texte non plus dans le tissu de l’intrigue mais dans un jeu de décodage de « la parole feinte »408, parole mensongère, et dans la réflexivité du texte où la parole se met en scène pour parler d’elle-même.

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