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2 : Quête d’une parole perdue

Chapitre I : Voyage à la poursuite d’un objet mythique

II. 2 : Quête d’une parole perdue

Ce n’est pas tant l’objet-livre que Bladassare veut posséder mais bien la Parole qu’il contient. Une parole au pouvoir salvateur, une parole au dimension du verbe qui a créé le monde, parole créatrice, ordonnatrice, divine en somme. Baldassare et ses contemporains –et le lecteur à sa suite- rêvent de retrouver le pouvoir des mots qui jadis, délégué à Adam lui permit d’assujettir les animaux. Mais Baldassare, à l’image de nous-mêmes n’est pas même digne de lire, ce Nom capable de « sauver l’humanité » La Parole semble à jamais perdue. Dans le Dictionnaire des Symboles, Durand et Gheerbrandt affirment que la quête du Graal telle qu’elle est écrite au Moyen-Âge est avant tout quête d’une parole perdue, d’une sagesse suprême devenue inaccessible au commun des mortels.337 Même le roi Pécheur, gardien du Graal est symboliquement frappé de mutisme.

Todorov explique d’autre part que « le Graal n’est rien d’autre que la possibilité d’un récit » dans la mesure où, objet convoité mais insaisissable, il multiplie les aventures « sans lesquels le récit ne peut prendre naissance ».338

Le Graal n’ouvre rien d’autre que la possibilité d’un voyage, qui, mis en texte, tente de réinventer la parole perdue à jamais.

II.2.a )De la parole perdue à la parole trahie :

A Londres, Baldassare est rapidement contraint de constater que la lecture du livre de Manzandarini est impossible. Malgré ses humbles prières :

« Je ne demande pas au ciel de déchirer une fois pour toutes ce voile qui obscurcit mes yeux. Je lui demande seulement de le lever un peu chaque jour. »339

Baldassare n’est jamais exaucé.

« Dès que j’eus ouvert le livre, les ténèbres se sont installées (…) après m’avoir adressé plusieurs avertissements que je m’étais entêté à ignorer, le Ciel avait décidé de me faire subir le châtiment que j’avais mérité. » 340

Baldassare ne traduit pas mais trahit le livre, remplaçant son contenu réel mais indéchiffrable par les suppositions émises par le prince Ali.

337

CHEVALIER, Jean et GHEERBRANDT Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont, 1969., article « Graal. »

338

TODOROV, Tzvetan, op.cit, , p.76

339

MAALOUF, Amin, Le Périple de Baldassare, op.cit., p.406

340

« Me basant sur ce qu’il m’avait dit du débat sur le nom Suprême et de l’opinion de Manzadarani, je rédigeai ce que demain je prétendrai être une traduction de ce que ce dernier a écrit, m’étant également inspiré, pour imiter le style, du peu que j’avais pu lire au début du livre maudit… »341

Baldassare imite, s’inspire et, sans le dire vraiment, Baldassare invente. La Parole du Centième nom n’est pas retrouvée mais réinventée. Todorov explique même que, « dès l’instant où l’on écrit, on est plus fidèle au premier texte. Et même si le nouveau texte révèle aussi de la littérature, ce n’est plus la même littérature qu’il s’agit. Qu’on veuille ou non, on écrit : La littérature n’est pas la littérature. Ce texte n’est pas ce texte. »342 Dans le Périple de Baldassare l’écart est trop grand : La parole sacrée et divine du Livre devient parole humaine et profane de la littérature. Le texte que Baldassare remet au chaplain est donc production et non traduction. C’est, en somme, le deuxième texte que la quête du livre a pu générer après le journal de Baldassare, devenu, artifice d’auteur, le roman que nous avons entre nos mains.

II.2.b ) de la parole réinventée à la littérature

« La quête n’est rien d’autre que la possibilité d’un récit. »

Le Périple de Baldassare illustre à merveille ce postulat de Todorov. La quête du héros n’a certes pas abouti à la possibilité de lire un livre déjà existant mais le récit de la quête a engendré un nouveau livre : l’œuvre que nous étudions, roman prétendument formé par les quatre cahiers noircis par le héros lors de son voyage.

Ce n’est pas une parole sacrée que ce récit dispense mais une parole humaine qui, au bout d’un long voyage, semble nous dire, à l’instar de Mallarmé que« le monde est fait pour aboutir à un beau livre. » si la parole sacrée se veut gardienne jalouse de ses secrets, la parole humaine est généreuse et, malgré elle, sans doute conformément à sa nature, le voyage la sème aux quatre coins du monde :

« Le premier cahier qui racontait le commencement de mon périple s’est perdu lorsque je dus quitter Constantinople à la hâte ; le deuxième est resté à Chio quand j’en fus expulsé. Le troisième a sans doute péri dans l’incendie de Londres… »343

La parole profane se sème, parce que la consolation de l’homme de ne pouvoir vaincre l’incompréhensible est de le contourner par l’imaginaire et d’offrir cet imaginaire aux autres, comme une bonne parole. L’Homme ne détiendra jamais la vérité mais peut se libérer de cette frustration par l’évasion que lui procure l’imagination. Le Périple de Baldassare triomphe donc du Traité du Centième Nom, sans irrévérence aucune, promettant aux hommes un secret

341

Ibid., p.422

342

TODOROV, Tzvetan, op.cit.p.61

343

à leur portée : celui du pouvoir de la littérature, magistralement illustré par Bernard Werber dans Le livre du voyage :

« Dis lui que les livres ont la puissance que leur accorde leur lecteur et que celle-ci peut-être sans fin. » 344

Le couronnement de la quête du livre est donc l’apparition d’un nouveau livre. D’un beau livre de voyage qui constate que ce sont les routes qui font les hommes, l’entrelacement des chemins et des rencontres qui fondent leur histoire.

Le couronnement de Baldassare n’est pas celui d’un prophète mais celui d’un auteur, avec ce que cela implique de souffrance, de singularité et de malheur. On peut donc relire le sentiment persistant d’étrangeté de Baldassare comme inhérent à son statut d’auteur, portant en lui le fardeau des artistes maudits qui, ayant le don de soulager les peines des hommes par leurs mots restent incompris. Baldassare est un nouvel « étranger », au sens où Baudelaire l’entendait dans Le Spleen de Paris, un nouvel albatros :

« Exilé sur le sol au milieu des huées

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »345

Baldassare tient sa revanche prométhéenne dans la mesure où « les écrivains sont des voleurs de feu, des incendiaires dans le meilleur des cas. »346

Le chemin à la poursuite de l’objet mythique a conduit Baldassare à trouver le trésor qui était au fond de lui : un talent d’auteur qui, de sa plume, crée un nouvel objet mythique : le récit de son voyage. Ce dernier engage des milliers de lecteurs sur le chemin d’une quête imaginaire à volonté renouvelable : une nouvelle Odyssée qui dépasse le voyage du personnage pour devenir voyage de l’écrivain dans l’écriture et voyage du lecteur dans le livre.

344

WERBER, Bernard, op. cit., p.50

345

BAUDELAIRE, Charles, L’albatros, in les fleurs du mal, Paris : Booking international, 1993.

346

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