• Aucun résultat trouvé

Chapitre I : Imitation formelle du voyage voltairien

I. 1 : L’onomastique

Philippe Hamon évoque dans Pour un statut sémiotique du personnage, « le souci quasi-maniaque de la plupart des romanciers pour choisir le nom ou le prénom des personnages. »176Jean-Marc Violet précise que la rigueur de ce choix s’explique dans la mesure où la motivation sémantique de l’anthroponymie sous-tend une programmation du discours et du parcours des personnages.177

I.1.a) l’anthroponymie chez Voltaire

Les personnages des contes voltairiens sont nommés de manière à permettre au lecteur d’anticiper une partie du sens et du contenu de l’œuvre. Candide, héros éponyme du conte sans doute le plus célèbre des Lumières, a hérité d’une appellation qui annonce les thèmes dominants de l’œuvre : candide, c’est l’infirmité de la pensée, l’absence d’esprit critique et leurs désastreuses conséquences. Le héros porte en lui toutes les connotations de la candeur parmi lesquelles, si l’on suit le cheminement idéologique de l’auteur, le défaut d’être très facilement « endoctrinable ». Voltaire utilise ce procédé de façon systématique pour définir le caractère des héros éponymes de l’œuvre et le contenu idéologique de celle-ci. Ainsi, le rapprochement presque improbable des deux préfixe « micro » -« mégas », liant l’infiniment petit à l’infiniment grand, contient en puissance tout le questionnement du conte Micromégas reposant sur la nécessité de la relativité. Frédéric Deloffre précise en outre que Zadig doit son nom à la signification croisée d’un prénom arabe et d’un prénom juif, Saddik et Zadik, qui signifient respectivement « le véridique » et « le juste ».178 Enfin, le héros du conte le plus pessimiste de Voltaire, Les voyages de Scarmentado, est ainsi nommé parce qu’en espagnol, le verbe « escarmentar » signifie « donner une sévère leçon, instruire par l’expérience ». Cette définition peut à elle seule résumer l’itinéraire du pauvre Scarmentado qui ne rencontre, au

176

HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiotique du personnage », in poétique du récit, paris : seuil, 1977, p.147

177

Nous empruntons cette expression à un article de Jean-Marc Violet, « lecture, personnage romanesques et conquête de nouveaux espaces », 1998 disponible en ligne sur le site de l’Université de Western, Australie.

178

cours de son voyage, que violence et absurdité et s’enfonce toujours plus avant dans l’opacité du monde.

Nous n’avons cité que le cas des héros éponymes mais notre réflexion pourrait s’étendre aux personnages secondaires. Nous ne donnerons que l’exemple de Pangloss, dont l’appellation, construite sur la base du verbe « gloser », condamne instantanément la mécanique verbale de ce faux maître à penser.

Les noms attribués aux voyageurs des contes philosophiques et à leurs acolytes fonctionnent donc comme « des unités sémantiques qui sont dans leurs structures sémémiques même autant de programmes narratifs potentiels ». Les noms de Candide ou Scarmentado « portent en eux toutes les possibilités du faire [du héros], tout ce que l’on peut attendre de lui en terme de comportement. »179

I.1.b) le cas de Baldassare

Amin Maalouf reprend la démarche voltairienne dans le Périple de Baldassare. Il inscrit lui aussi en filigrane, derrière les lettres qui composent le nom de ses personnages, une prédestination. Pourtant, la signification est beaucoup moins transparente que pour les héros voltairiens. L’auteur semble exiger de son lecteur modèle des compétences encyclopédiques qui confinent à l’érudition. Or, toute la problématique de l’œuvre, la lutte entre raison et doute, obscurantisme et Lumières ainsi que le parcours narratif des personnages sont contenus en germes dans l’anthroponymie. Les noms sèment des indices et qui sait les déchiffrer se prend vite au jeu.

Baldassare Embriaco, le héros éponyme…..Si le nom de famille est celui, historiquement attesté d’une grande famille génoise installée en Orient, quelles sont les motivations de l’auteur quant au choix du prénom du personnage ?

Baldassare est une italianisation de Balthazar, prénom porté par deux personnages de la tradition judéo-chrétienne. Leurs parcours révèlent des analogies avec la destinée du héros maaloufien.

Chronologiquement, le premier Balthazar est le fils de Nabuchodonosor. Souverain, les surprenantes conditions de sa chute sont racontées dans le livre de Daniel, figurant dans L’Ancien Testament. L’épisode est quasi fantastique : Alors qu’une main mystérieuse inscrit sur les murs du palais des mots indéchiffrables, le roi promet récompense à qui saura « lire

179

l’écriture et en fera connaître l’interprétation »180 On retrouve ici des motifs capitaux du roman de Maalouf : celui de la prophétie et de l’incapacité pour le commun des mortels de déchiffrer les signes de la destinée. Plus troublant encore, c’est le prophète Daniel qui parvient à déchiffrer les signes de la destinée….et Daniel est surnommé par Nabuchodonor , Baltassar :

« Et puisqu’il s’est trouvé en ce Daniel, que le Roi avait surnommé Baltassar, un esprit extraordinaire, connaissance, intelligence, art d’interpréter les songes, de résoudre les énigmes et de défaire les nœuds, fait donc mander Daniel et il te fera connaître l’interprétation. »181

Le choix du nom Baldassare semble inscrire le personnage dans la thématique de l’Inconnaissable et de l’interprétation des signes, thématique principale de l’œuvre.

Mais le public connaît davantage l’autre Balthazar, l’un des trois rois mages, venu avec Melchior et Gaspar, adorer l’enfant Jésus en se laissant guider par les étoiles. Le héros maaloufien ère quant à lui sous un ciel sans étoiles182. Il se rend de Chio à Gênes dans l’espoir d’adorer un enfant qu’il pense avoir conçu dans la faute, loin, bien loin de l’immaculée conception. C’est pourquoi, par un renversement des symboles, il n’y a pas d’enfant au bout du parcours de Baldassare, pas de rédemption possible. Le choix du prénom Baldassare n’est donc pas anodin. La destinée du personnage semble influencée par celles de ces illustres homonymes.

Il en est de même pour d’autres personnages du roman.

I.1.c) Les personnages secondaires :

Citons d’abord le vieil Idriss qui offre à Baldassare le Livre du Centième Nom. Le personnage porte le nom du Prophète, fils de Seth, cité dans le Coran ( XIX, 27 et XXI, 85-86). Idriss est reconnu par certaines traditions pour être le premier à avoir taillé le roseau pour écrire mais également et surtout pour avoir ouvert et poursuivi Le livre des Secrets du Royaume écrit par l’ange Darabil et transmis à Adam.183 Une fois de plus l’analogie entre le personnage et son homonyme est significative dans la mesure où, à l’instar du prophète, le héros maaloufien est légataire d’un livre sacré contenant des secrets inaccessibles à l’ensemble des hommes.

180

L’Ancien Testament, Daniel, 5.

181

L’Ancien Testament, Daniel, 5, 12

182

Nous reprenons ici le titre de la troisième partie du roman de Maalouf.

183

D’après Edgar WEBER, Petit Dictionnaire des mythologie arabes et des croyances musulmanes,articles Idriss et Yarid, . Paris : Editions entente, 1996.

Citons également Maïmoun, le compagnon éclairé de Baldassare qui porte le nom du plus grand philosophe juif du Moyen Age. Ce dernier a cherché à harmoniser la foi et la Raison en tentant de réconcilier le judaïsme rabbinique et le rationalisme aristotélicien. Le personnage maaloufien mène le même combat. Il cherche dans le contexte tourmenté de l’avènement de Sabbataï à vivre sa religion de manière raisonnée, loin des superstitions, se laissant guider par les lumières de la raison.184

Enfin, le neveu de Baldassare est explicitement surnommé Boumeh « hibou, oiseau de malheur… ». il se place dès lors, par la symbolique de cette appelation du côté de l’obscurantisme. Le hibou ne recèle-t-il pas en effet les significations de tristesse, d’obscurité et de retraite solitaire ?185

Maalouf comme Voltaire utilise donc l’onomastique pour signifier avant toute entrée dans la narration le caractère, le rôle actanciel et le parcours attendu des personnages. Le nom agit comme une prédestination et conduit le lecteur sur le chemin des présuppositions. Maalouf a cependant écrit dans l’optique d’un lecteur modèle érudit alors que Voltaire misait au contraire sur une limpide transparence. Le message idéologique de l’auteur libanais veut se donner à lire de manière plus subtile.

Documents relatifs