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Chapitre I : Imitation formelle du voyage voltairien

III. 1 : La fable

Lorsque l’on évoque la fable, les mots de La Fontaine nous reviennent comme autant de souvenirs d’enfance. Le Corbeau et le Renard, Le Laboureur et ses enfants, entre autres, ont permis à cet auteur de confirmer qu’

« /une morale nue apporte l’ennui/ /Le conte fait passer le précepte avec lui/

/En ces sortes de feinte, il faut instruire et plaire./230 »

228

ARISTOTE, La Rhétorique, Livre premier, chapitre 2.

229

Voir DECLERCQ, L’art d’argumenter, Ed U, 1994, p.14.

230

LA FONTAINE, Jean de, Premier recueil, cité dans LAGARDE, André et MICHARD, Laurent,

Ainsi, sous le couvert d’une plaisante histoire, La Fontaine diffuse-t-il des morales familières tirées de l’expérience et qui font partie intégrante de notre mémoire. Au dix-huitième siècle, les philosophes utilisent la fable plus subtilement. La morale moins simpliste s’éloigne de la vie quotidienne pour viser des préoccupations supérieures. La fable reste formellement la même mais gagne en profondeur. Nécessitant une coopération interprétative plus importante, elle délivre une morale moins explicite qui, quittant l’anecdotique et l’anodin, devient plus essentielle, plus profonde. C’est sur la base de ce modèle que Maalouf intègre plusieurs fables dans son œuvre.

III.1.a ) Nature de la fable :

Définie par Faguet comme « la définition d’une maxime par un exemple » et par l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert comme « une espèce de fiction dont le but est de corriger les mœurs des hommes », l’apologue est « un discours narratif racontant une histoire ». Lorsqu’il est intégré à un roman, sa mise en texte nécessite un débrayage dans la mesure où l’énonciation du récit principal s’interrompt et où le narrateur précise qu’il énonce une pure fiction.

A deux reprises, Baldassare insère dans son récit de « curieuses fables ».Ainsi, il relate au début de son voyage celle « répandue par le caravanier ». Elle évoque la malédiction d’une caravane de voyageurs égarée sur les chemins d’Anatolie, condamnée à une errance perpétuelle pour avoir prétendu, à tort, se rendre en pèlerinage à La Mecque.231 Bien plus tard, il rapporte une autre fable contée par le Prince Persan « selon laquelle chaque nuit, plusieurs étoiles disparaissent du ciel. »232

La fable du caravanier, s’étendant sur trois pages, développe exactement les caractéristiques attendues d’un tel récit.

D’abord, à l’instar du conte voltairien Memnon, dans lequel, à coté du héros on trouve « deux femmes, un oncle, un valet, le Roi » les personnages sont à peine identifiés, se résumant à des catégories anthropologiques, sociales ou relationnelles : « les voyageurs », « le caravanier »…

Ensuite, si la fable s’inscrit dans une indétermination temporelle : « il y a quelques années » , elle n’est cependant pas inscrite dans l’intemporalité de la fabula. Maalouf garantit ainsi l’effet d’une réalité possible de la conclusion donnée à cette épisode : la rencontre des voyageurs égarés avec la caravane de Baldassare.

231

MAALOUF, Amin, Le Périple de Baldassare, op.cit. , p.104 à 107

232

Enfin, comme dans l’apologue voltairien, la modalisation permet de saisir la position du locuteur –en l’occurrence Baldassare- par rapport à la réalité du contenu exprimé.233 On peut ainsi noter l’usage répété du verbe « prétendre » ainsi que celui du mode conditionnel, mode de l’irréel et du potentiel, sont comme autant de marques du scepticisme de Baldassare. :

« Le ciel les aurait condamnés …»

Ces modalités sont relayées par les commentaires du héros narrateur qui témoigne son incrédulité par rapport à cette fable :

« Je n’avais pas juger utile de [la] rapporter. »

« Je fais partie, bien entendu, de ceux qui n’ont accordé aucun crédit à ses racontars… » « Je n’avais pas jugé utile de rapporter dans ses pages cette vulgaire fable de caravanier »234

André PetitJean analyse ces commentaires et modalisations également présents dans les contes voltairiens (Candide, Memnon et Zadig entre autres) comme aménageant une zone de coopération impliquant une connivence idéologico culturelle partagée.235 Cette connivence sous-tend donc la méfiance du lecteur face aux fables, beaucoup plus qu’une quelconque morale pragmatique dans le style de celles de la Fontaine.

III.1.b ) Fonction de la Fable

Cette méfiance vis-à-vis de la fable est le point de convergence essentiel entre la stratégie argumentative que recouvre l’usage de l’apologue chez Voltaire et chez Maalouf.

Pour Voltaire, conformément au souhait formulé par la belle Amasside dans le Taureau Blanc :

« Je veux que sous le voile de la fable, le conte laisse échapper quelques vérités qui échappent au vulgaire ».236

Pour l’auteur de Zadig comme pour Maalouf, cette « vérité fine » semble la dénonciation « des fables mensongères dont l’humanité a trop longtemps été victime »237 Jean Ersham explique en effet que « le conte, en exhibant son identité d’apologue use de la fiction pour combattre la superstition ». En effet, quelle différence y a t-il entre cette fable racontée par le caravanier et le récit des prodiges attribués à Sabbataï ? Sur le fond, aucune. Toutes deux témoignent des débordements de la superstition, du sommeil de la raison. Sur le plan de la

233

Voir au sujet de la modalisation MARTIN,PELET, RIOUL, Grammaire Méthodique du français, PUF 1994, p.579-80.

234

MAALOUF, Amin, Le Périple de Baldassare, op.cit., , p105,106

235

PETITJEAN, André, « Approche du Conte philosophique à partir de l’exemple de Candide », Pratique, n

59, septembre 1988, p.98

236

VOLTAIRE, le Taureau Blanc, in Candide et autres contes, op.cit. chapitre IX.

237

forme, il y a une différence essentielle : « la fable, en exhibant son statut fictif est fondée en vérité. » Les récits apocalyptiques en revanche, gommant de l’apologue ce statut fictif se nourrissent de la crédulité du lecteur et se révèlent comme autant d’impostures. Voltaire avait bien mis en garde dans l’Ingénu :

« En lisant toute histoire, soyons en garde contre toute fable »238

Cette fable du caravanier permet donc de mettre en perspective les autres récits rapportés par Baldassare dans l’œuvre et suggère de les déréaliser. La coopération interprétative du lecteur, saisissant leur analogie formelle les relègue au rang des fables mensongères et participe ainsi au combat contre l’obscurantisme et la superstition.

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