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Chapitre I : les attentes du lecteur : du récit de voyage à l’onirisme

II. 2 :Stéréotypes et mirage oriental

II.2. b :Personnages

Dans ce décor de carte postale se croisent les destins attendus de nombreux types de personnages incontournables : bandits, esclaves, cadi, sultan, pirates, princes….Le peuple oriental se résume, en littérature, et en peinture à une galerie de portraits entendus. Ces personnages stéréotypés incarnent toute une axiologie fantasmée, des valeurs que les occidentaux considèrent comme étant la quintessence de la « race » orientale : la sensualité, le raffinement, la nonchalance mais également l’habilité, la ruse, la violence, l’autoritarisme, le mensonge. Ainsi, les portraits physiques et moraux des personnages orientaux ont toujours étaient dans la littérature le reflet d’un ou plusieurs de ces traits.

*Sensualité :

Dans Le périple de Baldassare, La sensualité est sans nul doute incarnée par Habib, le neveu du héros. Habib, dont le nom signifie en arabe l’aimé, est un séducteur tant incorrigible qu’insatiable. Il incarne l’épicurisme, le plaisir audacieux et le triomphe de la chair.

« Habib est devenu en grandissant un incorrigible séducteur. Constamment assis près de la fenêtre (…) l’œil à l’affût, il distribue compliment et sourires et s’absente à tout heure pour de mystérieux rendez-vous.(…) Habib, bien aimé, les noms sont rarement innocents. » 104

Une liaison supposée avec Marta, un scandale pendant le voyage en caravane, une autre liaison avec une servante à Smyrne, voilà le palmarès sans doute non exhaustif d’Habib. Pourtant, le personnage ne semble pas « déréglé ». Au contraire, dans ce paysage de couleur, de lumières, de chaleurs où se frôle une population toujours plus dense, où l’imagination est sans cesse aiguisée par de subtils jeux de voiles, la règle semble résider dans le plaisir des sens qui va de la gourmandise105 à la luxure. Ces femmes qui se conquièrent ou qui s’offrent ont fondé le mythe du plaisir oriental dont l’extrapolation emblématique reste le harem, demeure d’Aziyadé, fantasme de Nerval dans Le voyage en Orient. On pense aussi et surtout à Schahriar, incarnation canonique de la sensualité orientale qui résout d’épouser une femme chaque nuit et de la faire étrangler le lendemain dans Les mille et Une Nuits.

*Cupidité :

Cet amour des plaisirs épicuriens est très souvent lié à un amour de l’argent qui permet de les acquérir. Aussi l’Oriental est-il peint comme cupide. Une avidité et un amour du

104

MAALOUF, Amin, Le périple de Baldassare,op.cit., p.21

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La table orientale et ses plaisirs font également l’objet de nombreuses représentations : voir chez Maalouf,

gain qui peuvent prendre la forme de la corruption, du petit brigandage ou du plus périlleux banditisme et qui utilisent les mêmes armes : mensonges, intimidations, violences.

La corruption est incarnée par les fonctionnaires du palais du sultan de Constantinople. Baldassare en fait rapidement les frais :

« Je m’étais paré de mes plus beaux habits pour me faire respecter, je n’ai fait qu’attiser autour de nous l’avidité et la convoitise. »106

Et comprend vite qu’à Constantinople tout se monnaie :

« Pour prix du rendez-vous fixé, il a pris une pièce d’argent »107

Le caravanier est également avide et retors. Il n’omet pas de faire promettre au négociant génois de « le gratifier de quelques pièces de plus »108

L’envie, le désir et la soif de l’or sont des motifs récurrents dans les contes ou voyages orientaux. Les Mille et une nuits, texte fondateur de la rêverie orientale instaure déjà ce trait. On pense bien sûr à Cassim et sa femme dans Ali Baba et les quarante voleurs, ou encore au marchand qui trahit la confiance de son ami dans le conte Ali Cogia.

*violence :

Quand la cupidité s’allie à la violence elle est personnifiée par le bandit qui répond à un portrait physique immuable, à l’instar des sbires de Sayyaf : « un géant à la tête rase, abondamment moustachu et barbu. »109 Il s’agit bien évidemment de susciter répulsion et intimidation chez le personnage et ainsi chez le lecteur. Pour ce faire, le bandit est aidé d’un accessoire canonique, le sabre. Sayyaf et ses acolytes dans Le périple de Baldassare, poursuivent la tradition légendaire et en font leur objet de prédilection accueillant Baldassare « sans la moindre formule de politesse, sans un sourire, la main tapotant un manche de poignard courbe. »110 Ils perpétuent les gestes de Cogia Houssam qui « allait droit à la porte, le sabre à la main. »111Le sabre symbolise pour les orientaux une cruauté et une violence sauvage. Cette image négative a été exacerbée par les Croisades. C’est par cette arme que les chevaliers francs ont péri sur la route de Jérusalem. Le bandit avide et violent n’est qu’une représentation déformée du Maure combattu par les Croisés.

A côté de ces petits malfrats figure le charismatique Domenico, chef des contrebandiers, incarnation du pirate. Il a de Simbad le marin l’habilité, l’effronterie et la ruse.

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MAALOUF, Amin, Le périple de Baldassare ,op.cit., p.128

107 Ibid, p.130 108 Ibid, p.64 109 Ibid, p.276 110 Ibid, 276 111

« Domenico, maigre comme un chien sans maître, toujours en train de menacer ces matelots (…) il se livre à une contrebande des plus lucratives. »112

« Le capitaine Domenico s’est vanté devant moi d’être le plus téméraire des trafiquants. »

Domenico comme Sayyaf s’active dans une société de l’ombre qui, pour être malhonnête et violente, n’en est pas pour autant anarchique. Elle est régie par des lois parallèles : rancune, vengeance, omerta, fidélité au chef, hiérarchie fondée sur le poids des forfaits commis. Ainsi, Sayyaf devient-il obséquieux lorsqu’il rencontre Domenico :

« Un brigand de village rencontre le contrebandier le plus téméraire de la Méditerranée. »113

« Il règne dans le monde de l’ombre un sens de la hiérarchie digne des plus vénérables institutions. »

Le lecteur reconnaît dans cet imaginaire la fascination éprouvée et mise en scène par de nombreux auteurs du XIXe siècle pour ces lois de l’ombre : Maupassant dans Une Vendetta, Mérimée dans Carmen, ou encore Alexandre Dumas père dans Le Comte de Monte –Cristo. La littérature française se passionne pour ces portraits de méridionaux violents, rancuniers, agressifs, ne se pliant qu’à la loi du plus fort. Jean Marc Moura analyse cette représentation comme une évolution fantasmatique de l’image du Maure qui, depuis les Croisades et les Conquêtes arabes a été véhiculée sous des traits particulièrement négatifs. L’Oriental et le méridional, deviennent alors repoussoir et permettent de mettre en valeur la civilité, la citoyenneté, l’axiologie d’un occidental bien policé. Ceci apparaît au lecteur d’autant plus vraisemblable qu’en Orient, l’Etat même semble être entre les mains de personnages qui partagent ces valeurs. En effet, la violence orientale est également incarnée par le pouvoir que Montesquieu dénonçait déjà au dix-huitième siècle « comme le règne du caprice solitaire et l’absence de loi. »114 Dans Le périple de Baldassare, comme dans tous les romans ayant pour cadre l’Orient, le sultan et le cadi ne suscitent que la peur :

« Si le sultan est l’ombre de Dieu sur terre, le cadi est l’ombre du sultan dans la ville. C’est à lui qu’il revient de maintenir les sujets dans la crainte, fussent-ils turcs, arméniens, juifs ou grecs, fussent-ils même étrangers. Pas une semaine ne s’écoule sans qu’un homme soit supplicié, pendu, empalé, décapité. »115

Ce pouvoir a été largement critiqué au dix-huitième et dix-neuvième siècle par les philosophes des Lumières et surtout par Chateaubriand qui, dans Itinéraire de Paris à Jérusalem, lance plusieurs diatribes contre « le despotisme oriental. »

Pour faire contrepoids à cette violence, Maalouf met en scène le personnage Ali Esfahani, incarnation du raffinement, de la culture et de la nonchalance de l’orient.

112

MAALOUF, Amin, Le périple de Baldassare ,op.cit.., p.288

113

Ibid. , p.465 .

114

BERCHET, Jean_Claude, Introduction à Itinéraire de Paris à Jérusalem de CHATEAUBRIAND, p.37

115

« Je ne sais pas s’il est prince mais il en a la démarche.(…) Il porte une courte barbe et un turban noir, si mince, si aplati, qu’on dirait un simple bandeau de soie (…) il ne s’ arrête que pour contempler l’horizon ou le ciel. »116

Le prince Ali, esthète, contemplateur, curieux de tout, pourrait être un héritier des mécènes d’Omar Khayyam mis en scène dans Samarcande. Il symbolise l’Orient des Lumières, à l’époque où, d’Ispahan ou de Bagdad, le « soleil d’Allah brill[ait] sur l’Occident. »117

Sensuel, raffiné mais également cupide et violent, voilà quelques stéréotypes qui caractérisent l’oriental dans la littérature française et qui ont fondé la fortune de cet exotisme du Levant. A l’instar de la société puritaine, mise en scène par Denis Diderot dans Supplément au voyage de Bougainville, qui envie les mœurs libérées des tahitiens, les orientophiles ont trouvé dans la lecture des Mille et une nuits une représentation de leurs instincts refoulés : sensualité, femmes et argent vite conquis et vite possédés, pouvoir arbitraire, gloire, impunité…Autant de fantasmes inavouables que satisfait la lecture de ces contes et voyages orientaux. Les personnages, incarnation des sept péchés capitaux : paresse, luxure, gourmandise, avarice, envie, orgueil, colère, se posent en antithèse des bonnes mœurs occidentales et satisfont par procuration les instincts démoniaques du lecteur. L’Orient en littérature est un miroir proposé au lecteur qui ne reflète pas son visage mais la noirceur de son âme.

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