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2 : Le système des couples antithétiques

Chapitre I : Imitation formelle du voyage voltairien

I. 2 : Le système des couples antithétiques

Amin Maalouf met au point dans son roman une autre stratégie actancielle héritée de Voltaire. Les personnages secondaires s’organisent autour du héros sous la forme de couples antithétiques portant chacun une philosophie, une axiologie, une idéologie opposées à l’autre.

I.2.a ) Chez Voltaire

Dans le conte de Candide, le héros est entouré par un duo polémique formé par Pangloss et Martin.

L’optimisme leibnizien est incarné par Pangloss qui s’obstine à affirmer que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Au début du récit, Pangloss soutient :

« Ceux qui ont avancé que tout est bien on dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »186

184

On pourra lire au sujet du philosophe Maïmonide le roman historique de Jacques Attali, La confrérie des

Eveillés. Paris : Fayard, 2004. (Le Livre de Poche)

185

Voir à ce sujet le Dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrandt et le Dictionnaires des symboles

musulmans de Malek Chebel, article Hibou.

186

Dans le chapitre de conclusion, rien n’a changé :

« Pangloss avouait qu’il avait terriblement souffert, mais, ayant soutenu que tout allait à merveille, il le soutenait toujours. »187

Pour équilibrer cet optimisme tant rageur qu’absurde, Voltaire oppose à Pangloss le personnage de Martin, rencontré durant son voyage.

« Il y a pourtant du bon, répliquait Candide.

-Cela peut-être disait Martin, mais je ne le connais pas. »188

Le pessimisme du personnage peut rivaliser à armes égales avec son antithèse :

« Je vous avoue qu’en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l’a abandonné à quelque être malfaisant. » 189

Cette mise en opposition des personnages n’a bien entendu pour seule fonction que de faire entendre au héros, et par lui, au lecteur, deux voix, deux idéologies. La première dans le but de l’annihiler, en assimilant le héros à une mécanique verbale dépourvue de bon sens et de jugement, la seconde, afin de répondre au pessimisme par la décevante mais sage philosophie du jardin.

I.2.b) Chez Maalouf

Amin Maalouf place à deux reprises autour de son héros des compagnons de route qui eux aussi se définissent par antithèse. Le premier est formé par les deux frères, neveux de Baldassare, Habib et Boumeh. Le second réunit, à leurs corps défendant parfois, Girolamo Durazzi et Le prince Ali Esfahani. Baldassare les rencontre sur le bateau qui le conduit de Gênes à Lisbonne.

Habib et Boumeh incarnent deux philosophies contradictoires. Le premier, éternel amoureux incarne une philosophie épicurienne fondée sur la recherche et la consommation des plaisirs de la vie que ne viennent jamais entacher la moindre culpabilité. Son frère porte, au contraire, le poids de la faute originel et ne devise que de l’Apocalypse et du jugement prochain. Habib vit trop ; Boumeh semble déjà mort. Leurs présences simultanées influencent successivement Baldassare. Avec Boumeh, Baldassare cède à la peur et à la superstition :

« J’ai beau crier « Boumeh ! » et pester et marmonner, je ne puis m’empêcher d’écouter ses paroles qui font leur nid dans mon esprit. Si bien qu’à mon tour je me mets à voir des signes là où hier, je n’aurai vu que des coïncidences. »190 187 Ibid., p.104 188 Ibid., p.68 189 Ibid., p.68 190

Grâce à Habib, Baldassare retrouve Marta et réalise son rêve amoureux d’adolescent. Il oublie aussi ses craintes dans l’étreinte et le plaisir :

« Chaque seconde réclamait son pesant de plaisir, plus que la seconde d’avant, comme si elle allait être la dernière (…)Nos corps sentaient le vin chaud et nous nous sommes promis des années de bonheur, que le monde vive ou qu’il meure. »191

Boumeh et Habib symbolise donc les deux parcours narratifs sur lesquels s’engage le héros. Le premier, la quête du Centième Nom sur les routes du doute, de la peur et de la superstition, a pour seul horizon les flamboiements de l’Apocalypse. Le second, la quête amoureuse du personnage, qui, pour ne pas avoir un dénouement heureux, n’en a pas moins permis au héros de cueillir les fleurs de la vie et de profiter du jour présent.

Durazzi et le Prince Ali sont de nouveaux compagnons pour Baldassare qui se retrouve seul sur le bateau le conduisant à Lisbonne.

Girolamo Durazzi se place ostensiblement du côté de la Raison. Les superstitions et craintes de l’Apocalypse ne suscitent chez lui que rire, moquerie et mépris :

« Girolamo continue de se moquer de ses rumeurs de fin du monde. »

« Durazzi n’avait pas entendu parler d’une fin du monde annoncée pour juin. Il en rit, comme pour le premier septembre des illuminés moscovites. »

« -La fin du monde pour moi c’est quand je tombe à la mer » dit-il irrévérencieusement. »192

Bien au contraire, Ali Esfahani adoptant « le ton triomphateur de Boumeh annonçant les pires calamités (...) énumère (…) les prédictions recensées pour l’année en cours. »193 Il se place évidemment du côté de l’obscurantisme.

Ainsi, les deux acolytes que Baldassare voit successivement ou simultanément symbolise les scissions, les hésitations intérieures du héros, combattant tantôt le doute, tantôt la raison.

« Je pense à l’Apocalypse par intermittence, je crois aux choses sans trop y croire (…) le sceptique que mon père a élevé en moi m’interdit toute constance, que ce soit le maintien de la raison ou la quête des chimères. »

« Je ne parviens pas à empêcher ses superstitions mêmes les plus aberrantes , de faire leur nid dans mon esprit (…)bien que je sois persuadé de leur inanité, je ne parviens pas à m’en défaire. »194

Manichéen, le système des personnages secondaires s’organisant autour du héros trouve une unicité dans le héros même : ni totalement éclairé, ni totalement obscur, 191 Ibid., p.204 192 Ibid., p.350 et 368. 193 Ibid., p352 194 Ibid., p.352 et 350.

Baldassare est à l’image de la statue proposée par Babouc dans le conte de Voltaire Le Monde comme il va. Composée des plus vils matériaux et des métaux les plus nobles, elle symbolise la nature humaine en laquelle se mêlent et se confondent, par essence, le meilleur, le pire, les plus grandes contradictions.

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