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Vol de ses propres ailes

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 45-48)

Le 29 mars 1992, le train nous dépose, ma valise et moi, en gare de Lau- sanne. Le lendemain de mon arrivée, j’obtiens un logement. Deux jours après, je trouve un emploi. La chance m’a aidée. Mon cousin Serge, qui doit partir une semaine plus tard pour le Mexique, me laisse la moitié de l’appartement qu’il partageait avec un ami, à Yverdon-les-Bains. Cet ami, nommé Antonio, me présente le gérant d’un pub qui a besoin d’un serveur d’ici deux semaines. Je signe le contrat sans attendre, et sans mauvaise blague, le 1er avril.

Je suis parti sans réfléchir, sans rien prévoir, sans préparer quoi que ce soit, et tout s’est passé pour le mieux.

Le travail que j’exerce est plutôt stressant, mais le salaire que je perçois dépasse ce que je n’aurais jamais pu espérer obtenir si j’étais resté en France. La vie que je mène alors n’est pas des plus passionnantes, mais j’ai l’impression d’être libre, j’ai la sensation de faire à peu près ce que je veux et quand je veux. Je gère moi-même mon existence et cette idée me plaît.

Avec plus d’amis que je n’en ai jamais eus, je fais la fête tous les soirs et j’ai les moyens de le faire. C’est comme si je revivais. Ce n’est qu’à ce moment que je prends conscience à quel point minable était mon existence greno- bloise et ne comprends pas comment j’ai pu supporter cela si longtemps.

L’existence que je mène dans cette charmante petite ville de Suisse n’est toutefois guère moins misérable. Pour m’en rendre compte, j’aurais dû être capable de prendre du recul.

L’alcool et le haschich reprennent vite le contrôle de ma vie. Il est très diffi- cile de résister à la tentation alcoolique quand elle est à portée de main, quand on travaille dans un pub où l’ambiance foisonne de fêtards, quand des clients offrent des verres au barman, ou quand on teste les nouveaux cocktails qu’on invente. La fête coûte cher et le loyer élevé de chez Antonio m’oblige à me restreindre. Je décide alors d’emménager chez un nouvel ami, Cédric, qui partage une maison avec trois personnes. Comme je suis au sous-sol, il ne m’est exigé qu’une faible participation au loyer. Dans cette maison, la résine et l’herbe de cannabis brûlent sans cesse. Pour cette rai- son, les parties de poker s’achèvent en posture allongée, la bouche entrou- verte, les yeux fixés au plafond. Cédric est un excellent cuisinier ; il travaille dans un restaurant tout proche. Pendant sa pause, il vient souvent me re- trouver au pub avec une surprise destinée à enfumer mon cerveau.

Comme le bail de la maison parvient à terme et que nos salaires le permet- tent, nous décidons de louer un appartement qui se trouve à trois minutes à pied du centre-ville. Il est cher, mais magnifique et situé dans un quartier calme. Il s’agit d’un 80 m2 refait à neuf, une grande chambre chacun, une chambre supplémentaire pour les amis, une salle de séjour, une salle d’eau avec baignoire, une cuisine spacieuse avec un balcon et une mini-terrasse de 9 m2 accessible depuis la salle de séjour et donnant sur le jardin. Nous louons une belle télévision et nous nous offrons une belle chaîne hi-fi.

C’est la belle époque. Tout comme moi, Cédric adore recevoir. Nous organi- sons donc de beaux dîners et de belles soirées avec toutes les personnes avec qui nous sympathisons. Notre appartement est transformé en

bar-restaurant privé – et gratuit. Chacun emploie ses outils : Cédric sa panoplie de couteaux de cuisine et ses casseroles, et moi ma panoplie de verres et mes bouteilles. Cédric propose un menu-surprise qui n’est jamais en me- sure de décevoir, tant il y met du cœur, d’autant plus que ça n’est pas pour le travail. Quant à moi, je propose ma carte qui offre un grand choix de cocktails et de consommations diverses. En dehors des alcools forts, des liqueurs, des bières de luxe et de quelques vins, tous les jus de fruits et tou- tes les infusions imaginables de thés et de tisanes sont disponibles. Le réfri- gérateur est constamment plein à craquer. Nous veillons régulièrement à ce que les armoires de la cuisine restent remplies de victuailles. L’été, les repas sont servis en plein air, sur la grande table ovale de jardin qui se tient sur la mini-terrasse couverte de gazon artificiel. Je me charge aussi de la décora- tion, agréable et très sobre, avec quelques jolies plantes. Parmi elles, un gigantesque cactus qui nous aura coûté l’équivalant de cent septante (cent soixante-dix) euros ! Chaque fois que nous recevons des invités, l’appartement est transformé en hôtel. Quand Ricky me rendra visite, ce sera un plaisir de le recevoir avec honneur. Il aura droit a un petit-déjeuner

« royal », avec un jus d’oranges fraîchement pressées, servi dans sa cham- bre sur plateau. Nous aurons aussi tout naturellement le plaisir de recevoir chacun sa petite amie afin d’épancher nos appétits affectifs et sexuels.

De temps en temps, nous rencontrons quelqu’un qui se retrouve momenta- nément sans domicile. Il me semble tout à fait inconcevable de laisser quel- qu’un dehors dans le froid de la nuit en sachant que je dispose d’un loge- ment où il y a largement de la place. Je ne comprends pas comment les gens qui ont la chance d’avoir un toit refusent d’héberger une personne sans abri. On a souvent peur de faire confiance, mais si on reçoit quelqu’un avec la plus grande hospitalité, même s’il est un voleur, il ne pourra qu’être re- connaissant. Si toutefois on possède des objets de haute valeur, on évitera de les exposer à la tentation. C’est donc le plus naturellement du monde que nous recevons des SDF et des toxicomanes qui ne savent plus où aller.

Comme ces gens ont généralement besoin de se déplacer sans cesse, ils ne restent guère plus de quelques jours. Nous ne sommes par riches, mais prenons plaisir à partager avec les autres, en particulier avec ceux qui ont moins.

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 45-48)