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Une vie de vagabond

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 107-112)

Quand nous arrivons à l’appartement, une mauvaise surprise nous attend : la serrure de la porte d’entrée a été changée. Nous frappons et attendons...

Personne. Nous voilà dans la même situation que durant notre périple, délestés toutefois du sac de journaux. Quelques jours après, nous retrou- vons le locataire, rentré des Cévennes, furieux de récupérer son apparte- ment dans un état, selon lui, épouvantable. Nous ne sommes peut-être pas des professionnels du rangement, mais c’est un maniaque pour qui chaque chose doit être remise exactement à sa place. De ce fait, nous sommes mis à la porte, et je reçois un sac plastique ne contenant que quelques-unes de mes affaires. Je m’étonne donc :

« — J’avais de nombreux vêtements aussi, avec des dessins, des photos...

c’est passé où tout ça ?

— J’ai tout foutu à la poubelle ! Si t’es pas content, va te faire voir ! Et toi Jean-Charles, si tu veux récupérer tes affaires, faudra d’abord me payer un loyer ; c’est à toi que j’ai confié l’appart, t’es donc responsable ! » Sans toit, sans journaux (donc sans travail), sans argent, sans nourriture et presque sans vêtements, nous voilà plus que jamais des sans domiciles et des sans ressources. Nous sommes dénudés de tout, mais nous n’angoissons pas pour autant. Nous savons que la vie n’est qu’un jeu et que les bons joueurs ne perdent jamais. Nous savons qu’il n’y a nul motif de s’inquiéter, et à plus forte raison si nous sommes clairs et honnêtes. Il y aura toujours un élément inattendu pour nous nourrir, pour nous loger, pour prendre soin de nous. Nous ne savons ni qui, ni quoi, ni où, ni com- ment, mais nous savons que cela se passera toujours ainsi.

Effectivement, nous trouvons un squat inoccupé. Il s’agit d’une grande mai- son abandonnée depuis plusieurs années. En son temps, cette spacieuse demeure devait être somptueuse, avec son grand escalier, ses larges pièces sur trois étages et ses cheminées massives. En dehors de deux ou trois lits, il n’y a plus de meubles, mais nous nous débrouillons avec des planches pour nous façonner des étagères et des tables. Notre nouvelle demeure est sans électricité, sans eau et presque sans fenêtres. Néanmoins, le terrain escarpé qui l’entoure est vaste et riche en fougères. Une source qui y coule nous permet de boire une eau pure et fraîche, ainsi que de faire notre vais- selle. Plus haut, on accède directement à la forêt, indispensable pour nour- rir notre feu quotidien. Ce lieu d’une tranquillité et d’un calme exemplaires s’avère être idéal pour la méditation. Dans la douce fraîcheur des soirs de mai, avec ou sans cannabis, nous nous adonnons à un peu de méditation et à beaucoup de bavardage. Ce sont des bavardages que nous estimons utiles, à propos des compréhensions auxquelles aboutissent nos réflexions philo- sophiques et sur d’autres aspects de notre voie vers l’éveil. Parfois, je lirai Siddhârta, que je me suis enfin décidé à ouvrir. D’autres fois, j’irai dormir chez Natacha, ce qui sera l’occasion d’une bonne douche, mais je n’abuserai pas trop fréquemment de la gentillesse des gens qui l’hébergent. De temps à autre, elle viendra aussi me rendre visite au squat.

Jean-Charles et moi consacrons la plupart de notre temps à analyser l’existence, à analyser les gens, à analyser l’organisation de la société, à analyser nos situations. Chaque matin, chaque soir, nous analysons. Nous constatons que lorsque nous fournissons beaucoup d’efforts, nous ren- controns de nombreux obstacles et nos efforts ne sont que trop peu

récom-pensés. En revanche, nous constatons que lorsque nous laissons aller les choses, nous ne manquons de rien. Nous avons le strict minimum, certes, mais nous ne manquons de rien. Que nous cherchions ou pas, la nourriture nous arrive avant que la faim devienne sérieuse, le logement nous arrive avant que nous souffrions d’un sérieux manque de sommeil. Il en est de même pour tous les besoins vitaux, tels que l’hygiène et le vestimentaire.

Nous demeurons confiants et rien de critique ne nous arrive. Plus nous sommes plongés dans la méditation, plus les besoins vitaux nous arrivent avec facilité, ainsi que certains conforts, voire certains réconforts. Notre rêve le plus cher est donc de « vivre de méditation ». Nous en faisons notre but suprême.

Vu de l’extérieur, nous passons facilement pour des clochards totalement inactifs, perdus, voire « irrécupérables ». Toutefois, assis par terre dans la rue, emplis de compassion pour les gens qui passent, nous méditons pro- fondément sur les grandes questions de la vie. Nous ne nous contentons pas de philosopher, nous mettons en pratique notre philosophie. Habitués au peu et à l’absence de confort matériel, nous savourons pleinement notre liberté. Nous sommes d’autant plus libres que nous ne possédons rien ; nous sommes donc libres des innombrables ennuis exigés par les posses- sions, tels que l’entretien, la crainte, la perte, l’incitation à la jalousie. Nous avons vraiment l’impression de mieux savoir où nous sommes et où nous en sommes que tous les passants qui vont et viennent devant nous. Nous avons conscience que nous ne faisons que tourner en rond dans ce monde, quoi que nous fassions, mais nous avons le sentiment que ces gens tournent dix fois plus en rond que nous, courant de manière incessante après des choses aussi vides que le vent. Nous avons le projet... de ne plus en avoir ! Nous souhaitons partir dans une autre ville, histoire de remettre le compteur à zéro. Dans ce nouveau lieu, nous voulons nous asseoir sur un trottoir du centre-ville, le dos droit, en posture de méditation, et ne plus rien faire d’autre. Nous attendrons, dans un esprit constamment empreint de pureté et de compassion, que les éléments vitaux viennent d’eux-mêmes assouvir nos besoins.

Hélas, notre esprit est encore loin d’une telle pureté, et nos attachements nous interdisent de partir vivre une telle expérience. Nous courons encore après les effets malsains du cannabis et de la bière, nous sommes encore sous l’emprise du désir, qui nous noie dans le piège sans fin des sensations, en particulier musicales et sexuelles. C’est pourquoi les besoins vitaux ne nous parviennent pas toujours sans difficultés. Nos impuretés empêchent

les choses d’arriver à point. Nous avons tout de même fait un grand pas : nous commençons à être conscients de ces choses.

À défaut de vivre comme de vrais ascètes urbains, nous menons une exis- tence de baba cool, en essayant de vendre suffisamment de journaux pour acheter notre nourriture alimentaire, et parfois mentale. Avec l’arrivée de l’été, la vente devient si dure qu’elle ne suffit plus à nous rassasier en nour- riture. Nous sommes pourtant très courtois et évitons de boire ou de fumer en pleine rue. Les gens qui circulent dans la rue Carnot – artère principale de Gap pour les piétons – ne doivent pas apprécier nos cheveux de sâdhus, ni nos pantalons pattes d’éléphant. Le découragement prend souvent le dessus, ce qui nous fait oublier notre compassion, et même notre sourire.

Tant que nous serons attachés à des sensations, les difficultés surviendront.

Malheureusement, les petits plaisirs que nous parvenons à nous octroyer paraissent si intenses par rapport à notre misère quotidienne qu’ils nous aveuglent. Ainsi, même si nous sommes parfois tout près de suivre la bonne voie, nous errons encore dans le cercle vicieux des plaisirs stupides et de leurs pénibles conséquences.

La faim nous pousse à aller frapper à la porte d’un institut religieux, en espérant qu’ils sauront mettre en pratique leur noble philosophie sur la charité. Une bonne sœur d’âge avancé entrouvre la vieille et massive porte en bois de la « sainte » bâtisse. Elle nous jette un bref regard et referme la porte. Quelques minutes après, on vient nous apporter une petite portion de polenta et de légumes cuits, avec un biscuit et une poire. Le tout, servi dans une assiette en carton, dans le jardin de l’institut. Les jours suivants, la portion diminue de façon significative. Le cinquième jour, la bonne sœur nous dit, cachant une certaine exaspération : « Il ne faut pas venir tous les jours, quand même ! » Nous nous excusons poliment d’avoir faim chaque jour, avant d’avaler d’un trait notre amuse-bouche. À l’avenir, nous préfére- rons nous débrouiller autrement.

Je m’efforce de mettre quelques sous de côté, juste de quoi me procurer un peu de papier à dessin, des crayons, quelques tubes de gouache, trois pin- ceaux, et quelques cadres en verre de petit format. Je m’installe sur un bout de trottoir et me mets à peindre un palais des mille et une nuits entouré de dunes et de palmiers, une chaîne de collines sur laquelle un clair de lune laisse apparaître les silhouettes d’arbres sans feuilles, et d’autres décors, naturels ou abstraits. Afin de faire ressortir les sujets de ces œuvres, je n’hésite pas à contraster fortement la couleur de mes ombres. Exposés sur un tissu de couleur unie étendu à même le sol, ces minis tableaux ne par- tent pas comme des petits pains, en dépit de la saison qui commence à se

faire touristique. Cette nouvelle activité ne me rapporte pas plus que les journaux, mais j’ai la joie de donner libre cours à mes idées artistiques, de pouvoir rester tranquillement assis, et surtout, ça change. Si les acheteurs ne se bousculent pas, fréquents sont les curieux qui s’arrêtent pour regar- der, pour m’interroger. Tout le monde a le sourire facile, en tout cas. Quand on est artiste, ce n’est plus pareil ; on a le droit de porter tous les vêtements qu’on veut et d’avoir la chevelure qui nous plaît.

Entre temps, j’ai revu Paul ; nous avons beaucoup de plaisir à nous retrou- ver. Aujourd’hui, il m’invite à manger dans le snack qui fait les meilleures pizzas de la ville, ce qui nous permet de nous confier nos misères. La dis- tance que nous avions prise l’un avec l’autre nous a paradoxalement aidé à reconstituer une relation plus authentique qu’auparavant. Demain, c’est moi qui l’invite à dîner au squat, ce qui sera l’occasion d’un grand festin.

Entrée : grande salade aux tomates, maïs, avocats, oignons, avec toasts au fromage de chèvre fondu, couvert d’huile d’olive et d’herbes de Provence.

Plat principal : filet de dinde revenu dans une sauce à la crème et aux oi- gnons, accompagné de champignons de Paris à la crème et de courgettes au fromage. Accompagnement : vin blanc de la région (apporté par Paul), jus d’orange, pain complet. Dessert : assortiment de « Tourtons des Alpes », qui sont des petites pâtisseries locales aux pruneaux, aux abricots, à la crème de marrons, etc. Ce soir-là, tout le monde est présent, y compris Na- tacha, d’autres personnes qui, depuis peu, partagent le squat avec nous, et un invité qui ne nous quitte pas de la soirée : monsieur Cannabis. C’est la plus joyeuse des ambiances qui règne sur la terrasse qui s’étale en demi- cercle devant la vieille maison. Nous sommes éclairés par notre feu, quel- ques bougies, et les étoiles. Naturellement, la cuisine se fait exclusivement au feu de bois, et les aliments frais, quand il y en a, sont du jour, car nous ne disposons d’aucun moyen de conservation. Le repas de midi se limite généralement à un sandwich préparé en ville, tandis que pour celui du soir, ce sont mes expériences de restauration qui refont surface, de la prépara- tion jusqu’au service, et parfois même la vaisselle. Quand on est SDF, on devient maître dans l’art de la récupération. Cela est aussi bien valable pour la nourriture que pour le reste. Ainsi, nous ne connaissons plus le gaspil- lage, et les « restes » deviennent le « repas du lendemain ». Les repas faits à partir de restes sont généralement les meilleurs, à tel point que je mets toujours une quantité d’aliments en plus dans la poêle, dans le but de faire des restes. Toutefois, il est très rare qu’il y en ait.

Lors d’un bref séjour à Lyon avec Natacha, en entrant dans un magasin d’importations de vinyles techno, je prends connaissance de l’édition 1994

du festival techno de Zurich, qui sera suivi de la fameuse géante soirée dans le stade couvert d’Oerlikon, qui sera sans doute encore plus prodigieuse que l’année précédente. Dès lors, je garde précieusement le flyer (tract publici- taire). Rares sont les fois où je vais en soirée techno et celle-ci est la reine de toutes les soirées, qui plus est, dans la ville que j’affectionne le plus. Il est absolument hors de question de manquer ça. J’ai donc besoin d’argent, non seulement car cette soirée coûte cher, sans parler du LSD, mais aussi parce que ce n’est pas la porte à côté. Je tiens à payer mon billet de train, parce qu’il est impensable de se faire éjecter en cours de chemin. Je propose bien naturellement à Jean-Charles de m’accompagner à Zurich, mais n’ayant plus aucune pièce d’identité, il ne pourrait passer la douane. En ce temps- là, je n’ai pas le moindre autre projet dans mon existence : « Je vais à cette soirée, ensuite nous verrons bien. »

Ainsi, je me ressaisis. Je m’attache les cheveux, je mets des vêtements aussi neutres que possible et décide d’aller vendre seul, sans me décourager. Je passe moins de temps à chercher du « spif » et plus de temps à vendre du

« canard ». Comme le veut la logique, la vente s’améliore. Les économies s’accumulent peu à peu, et je peux même acheter une nouvelle poêle et de nouvelles assiettes pour le squat.

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 107-112)