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Le plus libre des métiers

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 91-94)

Pour la première fois, je trouve un travail qui m’amène à m’ouvrir sur les gens. Il s’agit de réaliser un sondage dans la gare d’une petite ville. Ainsi, pendant une semaine, j’aborderai les personnes qui descendent du train, en leur adressant une série de questions à propos de la fréquence de leurs tra- jets.

Le soir, sur le banc d’un parc public, je retrouve Christophe qui, tout en collant ensemble deux feuilles de papier à rouler, me raconte comment s’est déroulée sa nouvelle activité. Il est marchand de journaux à la criée. Le bimensuel qu’il vend s’appelle « Le Réverbère ». C’est un « journal de rue », conçu pour les personnes sans ressources. Comme ce type de journal est

encore nouveau dans la région, il se vend relativement bien. Encore un mois ou deux et il deviendra nettement plus difficile de s’en sortir à l’aide de cette occupation au statut un peu particulier. En attendant, Christophe est heureux, il a pu s’offrir de délicieux et copieux sandwichs libanais pour le repas. Pour son « dessert », il a attendu afin de le partager avec moi... Il tasse le joint épais et chargé dont il vient d’achever le roulage, l’allume, et en tire quelques amples bouffées avant de me le tendre. Tandis que j’aspire à mon tour l’épaisse fumée du cône, Christophe m’enjoint de rallier l’équipe des vendeurs du Réverbère. La fumée avalée, je la garde longuement en moi, avant de la laisser s’échapper lentement par la bouche. Une fois cette paisible expiration parvenue à terme, je déclare à Christophe que jamais de la vie et pour rien au monde je ne me ferais passer pour un pauvre men- diant en vendant ces journaux en pleine rue.

Le 18 janvier 1994, je vends mon premier Réverbère. Le matin même, Christophe m’a conduit auprès de Christine, la responsable de la distribu- tion du journal pour le département de l’Isère. En tant que chef de site, elle est chargée d’organiser le réseau des vendeurs et de leur vendre les jour- naux quatre francs pièce, qu’elle achète elle-même trois francs. Elle les ob- tient de la direction nationale, qui les envoie depuis sa propre imprimerie située à Paris. Le Réverbère coûtant dix francs, chaque vendeur en gagne six sur chaque exemplaire vendu. Dès que mon badge est prêt, avec ma photo, mon nom et mon numéro de vendeur, nous achetons un paquet de journaux chacun et partons pour la banlieue grenobloise, où nous nous postons devant un centre commercial. Refroidi autant par ma timidité que par le climat hivernal, je n’ose pas me lancer. Je reste immobile et muet, ma pile de journaux à la main, les yeux baissés, regardant la buée qui sort à chacune de mes expirations. Seuls mes doigts sont en mouvement, afin de ne pas geler. Je regarde mon badge, qui me donne l’air d’être un bœuf dont les références de qualité de sa viande sont étiquetées sur lui. Quand une personne s’approche de l’entrée de la galerie commerciale, je décide de m’avancer vers elle pour lui proposer un journal. Sur le point de le faire, mon cœur se met soudainement à secouer ma frêle poitrine de part en part, me paralysant totalement. Le processus se reproduit à l’identique au pas- sage de chacune des personnes suivantes. Agacé par le froid, mon malaise et le chiffre encore nul de mes ventes, je me déchaîne spontanément à pro- poser le journal à des clients invisibles, car il n’y a personne en vue, en de- hors de Christophe qui se tord de rire en assistant à mon numéro. En guise d’entraînement, je crie à tue-tête : « Bonjour Madame ! Bonjour Monsieur ! N’hésitez pas à acheter le journal de ceux qui n’ont rien à se mettre dans l’estomac ! Le journal de ceux qui n’ont pas de quoi s’abriter ! Achetez le

Réverbère pour dix malheureux p’tits francs seulement ! » Pour illustrer mes propos, je déplie mes journaux et les pose sur la tête, à la manière d’un toit de chalet. Comme je sens une présence derrière moi, je me retourne aussitôt. Le sourire en coin, quelqu’un me tend une pièce de dix francs ; mon premier acheteur. Je n’ai plus de retenue, et comme je le faisais au temps où je vendais mon petit magazine de bandes dessinées, je répète la même phrase à chaque acheteur potentiel qui passe devant moi.

Bien que la vente de ce type de journal nous colle une étiquette d’« exclu de la société qui a raté sa vie », je n’éprouve aucune honte, car cette activité, que je considère au même titre que n’importe quel autre travail, est parfai- tement honnête et exige un effort, paradoxalement plus digne que dans bien des emplois. C’est cela qui est intéressant. Nous sommes poussés à adopter une bonne tenue, à bien présenter. En même temps, le fait de dé- pendre directement des autres nous oblige à une certaine humilité. Quel que soit son métier, nous dépendons toujours des autres, mais avec la vente des journaux de rue, ce fait est mis très en avant. Certains iront jusqu’à dire que nous sommes des mendiants professionnels. Nous leur répondrons que nous ne demandons pas d’argent, mais que nous proposons un journal à qui veut bien l’acheter. À ceux qui ajouteront que nous finissons bien par tendre la main pour recevoir l’argent des autres, nous leur rappellerons qu’il en est de même avec tous les métiers du monde ; celui qui vend une maison finit bien par tendre la main pour recevoir le chèque. Parfois quel- qu’un me dira, en me voyant avec mes journaux : « Si tu veux des sous, tu n’as qu’à aller travailler ! ». Après quoi, il s’éloignera sans écouter ma ré- ponse. Je pense alors aux marchands de journaux, qui, tandis que je suis debout au froid, sont assis bien au chaud, et recevant un beau salaire et de beaux jours de congés payés, ne s’entendent jamais dire : « Fainéant ! Tu ferais mieux d’aller travailler ! » Nous n’importunons personne, nous ne faisons pas de publicité envahissante, nous nous contentons de sensibiliser les gens aux problèmes de précarité qui abondent au sein de nos « pays riches » par la simple vente d’un journal. Cela dit, je ne me plains pas de cette activité, car elle convient bien à mon tempérament. J’apprends très vite à me défaire de ce que les autres pensent de moi, et je deviens moins timide, tels sont deux des nombreux autres avantages procurés par cette activité de la rue. En outre, l’aspect qui me plaît dans ce travail, c’est la li- berté totale. Il n’y a pas de patron dont il faut subir les ordres, pas d’employés à diriger et surveiller. Les horaires sont aussi libres que le lieu : nous travaillons où nous voulons et quand nous voulons. Nous pouvons commencer la journée, finir celle-ci, prendre une pause ou un congé, quand bon nous semble, sans avoir à prévenir personne. Si nous travaillons peu,

nous gagnons peu d’argent. Si nous voulons plus de sous, nous faisons des heures supplémentaires. Nous recevons notre « salaire » en fonction de notre vente et au fur et à mesure que celle-ci se fait.

Au terme de la journée, nous sommes parvenus chacun à vendre notre pa- quet de Réverbères. En nombre comparé d’heures de travail, nous gagnons moins que le SMIC, mais suffisamment pour nos divers besoins et envies, d’autant plus que l’un comme l’autre, nous n’avons pas de loyer à payer. Le soir, nous allons fumer un peu de cannabis, avant de partir à la recherche d’un bar dont le tenancier accepte de passer notre cassette de techno acid et hardcore. Deux jours plus tard, Sabina, la copine de Christophe, rejoint notre équipe de vendeurs.

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 91-94)