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La voie de l’oppression

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 159-164)

Le 31 décembre 1994, je me rends seul à Zurich, où j’achète quelques viny- les techno et trance, que je laisse dans une consigne de la gare. À la tombée de la nuit, je vais dans une soirée techno qui se tient dans la banlieue zuri- choise, dans la petite ville où j’ai vécu jadis jusqu’à l’âge de six ans et demi.

En faisant la queue devant l’entrée des entrepôts qui accueillent la rave, je trouve un bonnet par terre. Justement, j’en avais besoin d’un. Il est tout noir. Amoureux des couleurs, c’est le dernier ton que j’aurais choisi, mais je

trouve quelque chose de merveilleux dans la récupération. L’idée de se contenter de ce que « la nature » nous donne me plaît tellement que j’adore aussitôt ce bonnet noir. Il me protégera jusqu’à la fin de l’hiver.

Quand je passe l’entrée, le vestiaire est déjà plein. Je suis donc très embêté, car il est impensable de s’embarrasser d’un gros anorak en pleine rave. Je sympathise avec deux jeunes Lucernois. Comme l’un d’eux me dit avoir trouvé un endroit où déposer ses effets, je lui confie mon anorak qu’il se propose d’aller mettre avec le sien. Maintenant, je suis libre comme l’air.

J’achète deux buvards, j’en avale un et garde l’autre de côté. Ce soir, je dé- cide de focaliser mon expérience sur la souffrance. Je n’ai toujours pas compris que les expériences LSD n’amènent à rien de concret. Comme tous ceux qui font la même chose, je suis si convaincu du contraire que je tente toujours et encore de chercher la connaissance à l’aide de ce moyen.

Comme j’ai maintes fois remarqué que la course après les plaisirs mène irrémédiablement à la douleur, et que parallèlement, les expériences péni- bles sont généralement suivies d’expériences agréables, je me risque à la déduction suivante : « Si on s’opprime fortement, des extases intenses doi- vent suivre inévitablement. » Je crois alors qu’en m’opprimant pendant la montée du LSD, grâce à l’effet amplificateur de la substance, le résultat sera une jouissance prodigieuse. J’imagine alors qu’en méditant dans un tel état de félicité, il doit être possible de franchir un grand pas vers l’éveil. Le plus naturellement du monde, je tombe dans le piège classique, qui consiste à croire que plus le mental est lucide, léger et plongé dans le confort, plus la méditation sera bonne. Un jour, je constaterai par moi-même que cela est totalement faux. Nous confondons les effets de la concentration avec la concentration elle-même ; ces deux éléments sont pourtant parfaitement distincts.

Au bout de vingt longues minutes, je ne ressens toujours pas le moindre effet. Doutant de la qualité du buvard, j’avale aussitôt le second. Le temps passe encore et brusquement, les deux buvards montent en même temps, telle une bombe à retardement, d’une puissance particulièrement violente.

Ce sera ma seconde plus forte dose (juste derrière l’expérience d’Oerlikon d’août dernier). J’ai à peine le temps de trouver une place pour m’asseoir, en lotus. Très vite, le tapage répétitif des basses crachées par les puissantes enceintes devient d’une pureté absolue. Je suis propulsé dans cette dimen- sion où le grésillement n’existe plus et où se pulvérise le masque du hasard.

Tandis que je suis en pleine montée, immobile, assis le dos droit, une cohue de surexcités extasiés et « ecstasiés » ou « tripés » chauffe la grande salle de toute son énergie. Chacun court et sautille dans tous les sens : minuit vient

de sonner, annonçant la nouvelle année. Quand je vois tous ces êtres qui ne songent qu’à courir après des sensations extatiques, des hallucinations et des délires psychédéliques en tout genre, je trouve dommage qu’ils n’aient pas l’idée de s’intéresser à autre chose qu’à la sphère ultra limitée des plai- sirs.

Quand on se prépare à vivre une expérience, de quelle nature qu’elle soit, on ne peut s’empêcher – ne serait-ce qu’inconsciemment – de s’imaginer de quelle manière elle va pouvoir se dérouler. Étant donné que rien ne se pro- duit jamais comme prévu, tout se passe très différemment, voire à l’inverse, de ce qu’on aurait pu croire.

Le trip semble avoir atteint son altitude de croisière. Ce soir, il n’est plus question de laisser aller les choses, je décide de forcer dans le sens de la douleur avec un état d’esprit d’ascétisme extrême. Le moyen qui me paraît le plus simple, le plus passif et le plus facile pour s’infliger de la souffrance tout en demeurant immobile, c’est de fermer la porte à la respiration : ne plus inspirer, ne plus expirer, ni par le nez, ni par la bouche. Je prends alors une dernière inspiration et m’interdis de respirer davantage. Ma notion du temps étant complètement détruite par monsieur LSD, j’ignore combien de temps je demeurerai la respiration bloquée. Je ne peux même pas me servir de ma montre, car dès l’instant où je la regarde, ma concentration est aussi- tôt absorbée par les éléments qui constituent son boîtier. Lire l’heure est devenu une mission impossible, et aussi une chose complètement insensée.

Je me focalise sur le blocage respiratoire. Alors que mon organisme réclame de l’oxygène, je force pour interdire toute circulation d’air. Une pression commence à peser fortement, j’ai l’impression que ma tête va littéralement exploser. Des sensations insoutenables prenant des formes aussi bizarres qu’inquiétantes font leur apparition. Je crains de m’évanouir ou de mourir.

Je préfère rester raisonnable, je finis donc par me relâcher. J’expire lente- ment l’air de mes poumons avant de reprendre une bonne inspiration. Pen- dant cette inspiration, j’ai l’impression que l’univers entier y porte toute son attention, comme si tout le monde n’attendait que cela. Pendant ce même moment, le D.J. offre un moment de silence total, afin de donner un effet à son jeu musical. Aussitôt que j’expire cette nouvelle bouffée d’air, un mor- ceau dont la mélodie exprime une joie intense éclate à travers les enceintes, et tous les raver explosent dans une formidable euphorie, comme si chacun se réjouissait de ce relâchement. Comme je demeure figé, j’ai peur d’inquiéter la foule qui m’entoure. Pour la rassurer, j’ouvre un grand sou- rire et j’adresse toute ma compassion à l’égard de tous. Je balaye les alen- tours du regard, et « comme par hasard », mes yeux ne tombent que sur des

sourires, ils tombent juste sur les gens qui sont en train de sourire et au moment précis où ils sourient.

L’un des plus gros inconvénients de ce type d’expériences est qu’elles pro- curent un orgueil sans limite. En effet, monsieur LSD est inégalable dans son habileté à nous convaincre que nous sommes célèbres, que tout le monde s’intéresse à nous, et que chacun de nos gestes peut avoir une grande influence dans le monde. Je suis à la fois convaincu que tout le monde connaît les pensées bienveillantes que je leur adresse, de maîtriser à ma guise chaque situation, et de comprendre des choses d’une subtilité inouïe – qui sont bien sûr absolument indescriptibles. Comme la paranoïa est jalouse de la célébrité, elle vient jouer des siennes...

Je pense soudainement à Gandhi, et me sens dans sa peau, désirant pro- fondément le bien pour tous les êtres. Je me prends pour une personne exemplaire qui ne vise que le bien de tous, mieux que quiconque. Je ne vois même pas que pour le moment, je ne fais que nourrir « à pleines bou- chées » mon autosatisfaction. L’orgueil se régale, il est aux anges. Soudai- nement, je me rappelle que Gandhi a été assassiné parce qu’il a lutté pour la liberté de son peuple, et que certains n’y trouvaient pas leur compte. Il n’y a plus de place pour la réflexion, je suis rivé sur une pensée parfaitement absurde : « J’ai trop espéré le bien pour tous ; on va vouloir m’éliminer. » J’ai l’impression que des fusils sont pointés en direction de ma tête, prêts à tirer, aussitôt que je ferai le moindre mouvement. Je souhaite me lever et marcher, mais je n’ose pas quitter ma place, car si je bouge, je suis mort, me dis-je. Comme il n’est pas envisageable de rester indéfiniment immobile, je me résous à accepter mon sort tel qu’il se présente. Je me lève sereinement, et comme chacun aura pu le deviner, aucun coup de feu ne retentit.

L’intensité du LSD est encore beaucoup trop élevée pour qu’il soit raison- nable de circuler, mais je ne m’en rends même pas compte. De toute façon, à ce niveau-là, je ne choisis rien du tout, je ne fais que subir le résultat d’une montée terriblement maladroite...

Les perceptions sont si aiguisées qu’une seule pensée suffit à faire disparaî- tre toutes les autres. Il est impossible de se concentrer sur quoi que ce soit, car tout se mélange. Quels qu’ils soient, les repères se retrouvent donc complètement évaporés. Pendant une fraction de seconde, je pense que je suis un D.J. devenu subitement célèbre. J’interprète donc tout en consé- quence : les cris de la foule m’appellent, les lumières qui m’éclairent le vi- sage sont des projecteurs destinés à me mettre en valeur. Comme tout tombe à pic, l’entrée donnant accès à l’estrade des D.J. est pile devant moi.

Je grimpe, franchis la zone interdite au public, enjambe de gros câbles et

me voilà devant les platines. Tout est fait pour m’amener à l’endroit le plus interdit de la salle. J’ai glissé sans le savoir juste dans les intervalles d’inattention des membres de la sécurité, il n’y a pas eu le moindre obstacle.

Je m’avance à l’instant précis ou le D.J. se baisse pour saisir d’autres dis- ques dans sa flight case. Je ne sais pas mixer, mais je n’y pense pas, car à présent, je suis verrouillé sur cette idée que je suis un grand D.J. attendu de tous et sur cette vision de la foule en délire que je domine. Les platines sont juste en dessous de mes yeux (ce n’est pas une hallucination, je suis réelle- ment à portée de main des platines et de la table de mixage). Je vois tourner les disques dont le son tient en son pouvoir la rave entière. Je place mes mains au-dessus des platines et une pensée me vient à l’esprit : « Au fait, comment fait-on pour mixer ? » À cet instant, je sens des mains qui me saisissent fermement les bras. Je passe brusquement du stade de star de la techno à celui de trouble-fête. La fête n’a cependant pas été troublée, mais on ne veut plus de moi. Je suis conduit quelque part. Je ne comprends pas ce qui se passe.

Tout à coup, j’ai froid. C’est normal, car nous sommes en plein hiver, en plein milieu de la nuit, je suis dehors et n’ai qu’une fine chemise pour me protéger. Les images sont très fractionnées, très mélangées. Juste au mo- ment où j’ai soif, j’aperçois une bouteille de coca-cola d’un litre et demi, non entamée, posée à terre. Je ne sais pas ce que je fais dehors. J’entre de nou- veau dans la soirée et après avoir bu une gorgée, je laisse la bouteille dans la salle, à même le sol, pour qui aurait soif. Je me sens mieux, grâce à la cha- leur. Tout à coup, quelqu’un s’approche de moi, me regarde fixement dans les yeux et me demande ce que j’ai absorbé. En souriant, je lui indique par humour, et non par mensonge, car je sais très bien que mes pupilles pren- nent toute la place dans mes yeux : « Rien du tout, absolument rien ». Mes perceptions sont en telle effervescence que suis incapable de distinguer les raver des vigiles. Les nombreuses tenues à la mode – généralement fluo- rescentes – qui foisonnent dans ces soirées n’arrangent en rien les choses, car elles imitent souvent les uniformes les plus divers. Tout est mélangé, les limites n’existent plus.

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 159-164)