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La paranoïa au microscope

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 67-70)

Si monsieur Cannabis possède la particularité de mettre la loupe sur les états mentaux et sur la manière de créer ou de gérer des associations d’idées, c’est un puissant microscope dont monsieur LSD fait usage. Ainsi, nos aptitudes et nos lacunes peuvent être amplifiées au plus haut point.

Pour ma part, ayant toujours été très mauvais physionomiste, je peux ne pas reconnaître des membres de ma famille au milieu des autres ; tout le monde devient semblable à mes yeux. De la même manière, je n’ai pas le sens de l’orientation. Aussitôt que je suis confronté à des murs et à des cou- loirs, je me retrouve dans un labyrinthe sans fin. Sous LSD, lorsqu’une pen- sée apparaît, elle a généralement la fâcheuse habitude de s’accaparer tout l’esprit, sans laisser de place pour d’autres réflexions. Si par malheur, l’angoisse s’empare de moi, elle ne me lâche plus, si bien qu’il n’existe plus rien d’autre au monde. Une petite frayeur se transforme alors en véritable

cauchemar. Toutes les sensations perçues (visuelles, auditives, mentales, etc.) sont alors déformées en ce sens. Quand la paranoïa s’en mêle, c’est la fin du monde. Les personnes les plus avenantes sont alors considérées comme des démons qui cherchent à nous tendre un mauvais piège. Voilà ce qui caractérise le bad trip. Seul le temps fini par avoir raison de ce type de cauchemar ; rien ni personne n’y peut rien du tout. Cette focalisation du mental spécifique du trip empêche toute distinction entre le déroulement des événements et des idées. On est parfois persuadé de comprendre une situation bien mieux que tout le monde alors qu’on est totalement en de- hors de la réalité, agglutiné à des fabrications artificielles du mental.

La moindre démarche peut s’avérer une grande aventure, comme le simple fait d’aller aux toilettes ! Justement, j’ai besoin de m’y rendre et par hasard – si l’on considère qu’il existe –, les escaliers qui y descendent sont juste en face de moi. Si j’avais eu à les chercher, je ne les aurais sans doute jamais trouvés. Comme la plupart des consommateurs de substances illégales, j’ai peur de la police et par extension, de tout ce qui porte un uniforme. J’ai beau ne plus rien avoir de fâcheux dans les poches, j’imagine que si un poli- cier croise mon regard, il verrait un visage complètement difforme – à la manière d’une peinture de Dali –, tout comme les hallucinations dont je fais l’objet, et en déduise la substance que j’ai consommée. Cela prouve bien que ce type d’expériences ne laisse pas de place à la réflexion. Avec monsieur LSD, ma faible paranoïa s’en donne à cœur joie, en atteignant des propor-tions impressionnantes. Dès que je descends les marches et pénètre dans la salle des toilettes, où le son des enceintes devient sourd et où la lumière se fait aveuglante, des pensées de crainte m’assaillent telle une nuée de mous- tiques sur celui qui sort de sa moustiquaire. Ces craintes se décuplent à la vue de membres de la sécurité, toujours nombreux près des toilettes. Tous ceux qui portent un brassard, un émetteur-récepteur portatif, une veste avec des bandes fluorescentes ou tout autre type d’uniforme sont pour moi autant de policiers cherchant à emprisonner sans pitié les petits consom-mateurs de LSD.

Je m’avance lentement, la tête baissée, en m’efforçant d’avoir l’air le plus

« normal » possible. Je ne lève la tête que pour localiser les toilettes des hommes. Je vois alors le mot « HERREN » (« hommes », en allemand) inscrit en capitales vertes sur un panneau de fond blanc. Brusquement, ce mot se transforme et, tout aussi nettement qu’apparaissait le mot précé- dent, écrit avec le même type de caractères verts, je lis avec stupéfaction le mot « POLIZEI » (police). J’hésite un très bref instant, et continue d’avancer, comme si de rien n’était, car j’ai cette pensée : « C’est un piège

qu’“ils” ont installé pour déceler les consommateurs de LSD. Ils leur suffit d’attraper tous ceux qui font demi-tour. Je vais faire comme si le mot n’avait pas changé pour moi, ainsi, ils penseront que je n’ai rien pris, et je pourrai leur échapper. » Je ressens un vif soulagement en apercevant un urinoir libre. Je m’y poste devant. Mon cœur bat si fort que je suis persuadé que tous les « policiers » l’ont remarqué et comprennent alors que j’ai quel- que chose à me reprocher. Le déboutonnage de ma braguette m’apparaît comme une mission de première difficulté. Je ne sens pas mes jambes. Je ne sais plus sur quoi me concentrer, et je ressens un fort sentiment d’impuissance peser sur moi. Après quelques éternelles secondes d’immobilité, j’urine. Chaque crainte qui fait surface en cache une nouvelle.

À présent, je me demande si ma manière d’uriner ou mon urine elle-même va me trahir. Hormis de rares mots, je ne comprends pas le suisse- allemand. Mais quand j’entends des membres de la sécurité converser à l’aide de leurs émetteurs-récepteurs portatifs, je n’ai aucun doute : « Ils parlent de moi. Ils m’ont repéré et n’attendent que la fin de mon rejet uri- naire pour me saisir. » Comme je suis convaincu d’être pris, je me détends, déjà prêt à subir fatalement mon sort. En me retournant pour aller me laver les mains, je perçois très distinctement les murs des toilettes qui, ayant été ouverts, donnent directement sur l’extérieur. Là, des camions blindés de police sont garés en arrière, les portes grandes ouvertes. Des policiers font monter des « tripés » par dizaines dans ces camions pour les emmener directement en prison. Sans chercher à m’échapper, je me décontracte, acceptant pleinement mon sort. Les mains rincées, je monte alors dans l’un de ces camions sombres et dès cet instant, je reconnais les marches d’escalier. Ce sont celles qui relient les toilettes à la salle. En un éclair, je constate aussi que le son reprend toute sa force, tout comme les lasers. La foule de danseurs et tout ce qui m’apparaît alors ne ressemblent en rien à un camion de police. Juste à cet instant, un morceau à mélodie joyeuse résonne agréablement dans mes tympans. Une poussée de joie me propulse telle une comète dans l’ambiance folle de la géante soirée. Une fois encore, le problème s’est évanoui dès l’instant où j’ai pleinement accepté mon sort.

Soulagé, je souris de mon ignorance qui a transformé en interminable an- goisse les deux minutes d’un séjour aux toilettes.

Aujourd’hui, ça n’était que deux minutes. Un an et demi plus tard, je vivrai un cauchemar du même ordre qui durera la soirée entière...

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 67-70)