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L’expérience du juste milieu

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 122-126)

Les choses n’ont jamais été aussi claires. Tout est absolument parfait. Je suis assis sur ce siège et les éléments tournent tout autour de moi comme les étoiles de la galaxie. Tout est parfaitement en place et je suis parfaite- ment conscient de tout. Je sais que j’ai absorbé une puissante dose de LSD et que je suis venu ici avec Stéphane. Je pense qu’il est absolument vain de le rechercher dans cette gigantesque foule, répartie dans les labyrinthes sans fin du stade. À cet instant précis, je le vois apparaître devant moi, le visage exalté par l’euphorie. C’est exactement comme si ma pensée l’avait fabriqué. Ses yeux ronds sont ceux d’un nouvel arrivé au paradis qui croit difficilement tout ce qu’il voit, et son sourire monte jusqu’aux oreilles. Il me dit simplement : « J’ai eu plein de visions psychédéliques, c’est complète- ment dingue ! », et il continue de circuler. Pour ma part, je n’ai pas la moin- dre hallucination, je sais que je n’en aurai plus jamais et j’en suis bien satis- fait. J’expérimente en revanche une vision si profonde des choses que j’ai la certitude d’avoir percé tous les mystères du monde et atteint les connais- sances les plus élevées.

Je goûte avec pleine satisfaction ces moments où mon esprit est en parfait équilibre avec les éléments. Je demeure plus que jamais dans le juste mi- lieu, et par conséquent, les quatre éléments eux-mêmes prennent parfaite- ment soin de moi. Je me lève. L’effort est totalement absent. Je circule dans le couloir. Comme un poisson fendant la fluidité de l’eau, je traverse une foule serrée en marchant droit, d’un pas sûr, sans heurter personne. Tout semble fait pour moi, tout se cale sur moi et sur le rythme de mes mouve- ments, y compris le son diffusé à travers toute la fourmilière. C’est comme si le monde m’appartenait au sens le plus profond du terme. Je ne ressens pas de désir. Je n’ai envie de rien. Telle est l’une des caractéristiques du juste milieu. Nous ne manquons de rien, nous ne connaissons pas l’insatisfaction. Nous sommes en si parfaite harmonie avec les éléments (ou inversement) que le désir n’a plus sa place. C’est un bonheur pur justement parce qu’il n’y a pas d’envie, mais comme c’est un bonheur conditionné, il n’est – par définition – pas le vrai bonheur.

Un peu plus tard, je m’assieds par terre, en tailleur, avec Stéphane et une autre personne. Il me semble qu’ils discutent plus ou moins ensemble, mais pas avec moi. Je ne sais même pas si la troisième personne est un garçon ou une fille. Mon attention n’est pas là. Quand je suis assis, je perçois mon corps comme un objet au même titre que ceux qui m’entourent. Si je tente de me localiser, je constate que je ne suis nulle part. J’ai, plus que jamais, la

sensation de n’avoir besoin de personne ni d’aucun livre pour comprendre les choses. J’en arrive à une conclusion qui devient ma croyance, mon in- time conviction sur la nature de la réalité :

« L’éveil n’existe pas. Les histoires de “bouddhisme” sont des histoires parmi tant d’autres pour nous donner l’illusion de suivre une voie qui nous permettra de mettre un terme au cercle vicieux et sans fin de l’existence. En fait, il n’en est rien. Nous tournons en rond et nous tournerons tout le temps en rond, à l’infini, car il n’existe rien d’autre que cela. Chacun est constitué d’éléments et ces éléments ne font que prendre des formes, se mélanger et prendre sans cesse d’autres formes. Les êtres existent depuis toujours et existeront toujours. De temps en temps, par le biais de certaines expériences, quelqu’un parvient à comprendre ce processus, comme cela m’arrive aujourd’hui, mais il n’a pas la possibilité de transmettre cette in- formation aux autres. Ainsi, soit personne ne voudra me croire, soit j’aurais oublié cela après la fin du “trip”, ou d’ici là, quelque chose me poussera à penser différemment. Dans les vies suivantes, je vais redevenir un animal stupide, et ce sera reparti pour un tour, jusqu’à la prochaine fois, et ainsi de suite. »

J’adopterai et garderai cette croyance jusqu’à ce que Paul me donne des éléments plus précis à propos de l’éveil.

Alors que nous sommes assis, je ressens une soif. Ce n’est pas « J’ai envie de boire », mais plutôt « Tiens ! Mon organisme a besoin d’eau ». Juste à cet instant, mes yeux se fixent sur une petite bouteille d’eau, dans les mains de quelqu’un assis un peu plus loin. Soudainement, je vois non pas direc- tement la bouteille, mais plus exactement l’eau qu’elle contient, qui se rap- proche de moi. C’est l’élément eau lui-même qui semble pousser la bou- teille, non pas jusqu’à moi, mais jusqu’à mon organisme. Il n’y a rien du tout à faire, pas une parole à prononcer, ni un geste à effectuer. C’est l’eau qui se déplace le plus naturellement du monde là où elle doit aller. Pour cela, la personne passe la bouteille à Stéphane, qui me la tend. Je n’ai pas la sensation de boire, mais seulement de voir des éléments qui se déplacent, qui vont et qui viennent, rien de plus. J’ignore ce qui a motivé ces gestes, mais la seule chose qui compte dans ces mouvements, ce sont les faits.

Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que les actions ne sont jamais motivées par leurs besoins réels. Par exemple, un serveur n’apporte pas un plat à un client parce que ce dernier a faim, mais parce que cela lui rapporte un salaire, ou parce qu’un chef lui en a donné l’ordre. De la même façon, on ne donne pas à manger à un mendiant parce qu’il a faim, mais pour mille

autres raisons : on a pitié, on veut faire une « bonne action », on cherche à se faire bien voir, etc.

Plus tard, j’ai de nouveau soif, et je tente de pousser l’expérience à son ex- trême. Je ne dis rien, je ne bouge pas et j’attends. Stéphane se lève, il part remplir la bouteille d’eau, il revient, approche la bouteille de moi et me donne à boire, comme à un bébé ! Tout arrive exactement comme je le sou- haite. Ainsi, je n’ai qu’à penser à quelque chose pour que cela se produise.

Je souhaite entendre un morceau techno plus calme, je souhaite que Sté- phane revienne par ici, etc., et tout se passe ainsi. Comme le temps passe, le désir reprend insidieusement ses appartements. Le confort, lui, perd peu à peu de son intensité, tout comme les effets énergétiques et lucides propres au LSD, bien que tout cela reste encore bien puissant.

Tout reste parfaitement clair, je vois les causes et effets avec une acuité considérable. Si j’ai le malheur d’avoir une mauvaise pensée, ça me retombe immédiatement dessus et je vois très distinctement le rapport direct entre chaque pensée et chaque sensation subie. Il est tout à fait impensable de s’adonner à la moindre méchanceté dans ces conditions. Notre lucidité et notre concentration sont telles que nous voyons de façon claire et palpable le processus de toutes les causes et effets. Nous le voyons à un tel point que nous voyons les choses se produire en sachant qu’il n’en est pas possible autrement, nous croyons même être capables d’anticiper tout ce qui se pro- duit. Par conséquent, il nous semble décider nous-mêmes de l’évolution des éléments qui nous entourent. Cela est fascinant, car nous sommes convain- cus de tout maîtriser. Je suis alors loin de m’imaginer que mes propres pensées sont elles-mêmes le résultat de causes bien précises. Les coïnciden- ces incroyables qui se succèdent me donnent une impression de pouvoir, mais je ne remarque pas qu’il est impossible de rester fixé sur une seule chose ; tout change constamment, en dépit de ma volonté.

Le jour se lève tranquillement et le stade se vide lentement. Nous sortons à l’extérieur. Je glisse sur les escaliers descendant vers la sortie comme une goutte d’huile. Stéphane porte constamment une bouteille d’eau avec lui. Il me suffit chaque fois d’une pensée pour qu’il m’en propose. Plus tard, je réaliserai que cette petite bouteille qui m’a désaltéré toute la nuit n’était autre qu’une bouteille PET.

Comme Stéphane sympathise avec un groupe de raver, nous nous asseyons avec eux. Au moment même où je constate une petite faim, une fille me tend une pomme. Je développe alors une grande pensée de compassion et à cet instant, elle me donne également une orange. Le trip de Stéphane est

terminé, mais il garde une bonne énergie, car il a dormi un peu pendant la soirée. Un joint tourne et je suis aussitôt attiré par la douce et plaisante saveur de son parfum. J’en avale deux bouffées avant de le faire suivre. Là, j’ai l’occasion d’analyser la stupidité du cannabis avec une incroyable préci- sion. Je distingue le processus de sabotage du fil des pensées par le has- chich avec une netteté impressionnante. Je vois combien cette substance salit et embrouille la clarté du mental comme de la poussière jetée dans les yeux. Hélas, cela ne m’incitera pas encore à arrêter. Néanmoins, je ne fu- merai plus jamais en pleine expérience de LSD.

Je me sens pour le mieux, je suis assis dans l’herbe, par une belle matinée d’août. Je suis déterminé à demeurer ainsi jusqu’à la fin de mes jours, si rien d’autre ne se passe. Stéphane me propose alors d’aller à Genève. Je me lève et nous partons. Il veut absolument du haschich, alors j’en achète un morceau et nous nous rendons à la gare, où j’épuise mes derniers sous pour nos billets de train. Quand je lève les yeux pour m’enquérir de l’heure, je tombe directement sur une horloge qui m’indique dix heures précises. Je jette un coup d’œil sur le gigantesque panneau où sont affichés les innom- brables horaires de la plus grande gare de Suisse, et je tombe directement sur celui du prochain train pour Genève. Il part dans quelques minutes, juste le temps d’aller y prendre place le plus tranquillement du monde.

Quand nous arrivons à Genève, il est l’heure de prendre le repas, mais nous n’avons plus un sou, si ce n’est peut-être quelques centimes. Je ne sais pas comment nous allons manger ni d’ailleurs où nous allons dormir, mais je demeure parfaitement serein. Pour l’instant, tout va bien, le soleil brille de tous ses rayons. À quoi bon se préoccuper d’un instant qui n’est pas encore là alors que nous ne pouvons absolument pas savoir comment les choses vont évoluer ? Pourquoi s’inquiéter d’une situation qui se manifestera cer- tainement différemment de ce que nous pouvons imaginer ? Ce qui nous attend à notre arrivée à Genève ne fait que confirmer la vérité de cette phi- losophie que je me contente de mettre pleinement en pratique...

En sortant du train, Stéphane sympathise avec une femme qui nous offre une consommation (un café pour lui et un thé pour moi). Éprise de charité pour notre situation de sans domicile et sans ressource que Stéphane lui présente, la femme lui remet généreusement un billet de dix francs (environ 6,50 euros). Je lui adresse une grande pensée de compassion. Ensuite, elle semble hésiter un bref instant, et sort un second billet de dix francs pour le remettre à Stéphane. Je n’attendais rien et ma pensée fut emplie d’une pro-fonde sincérité. Je n’ai jamais vu le visage de cette femme, car mon regard est toujours resté baissé, comme pour mieux rester concentré sur mes états

d’esprit de juste milieu. Plus tard, lorsque « j’userai » de ma compassion à l’égard d’autrui avec une pointe d’avidité en arrière pensée, je n’obtiendrai rien du tout. Comme chacun peut naturellement s’en douter, pour être au- thentique, la compassion doit être libre de toute intention égoïste.

Nous avons donc de quoi nous offrir un bon pique-nique au bord du lac Léman, à l’ombre d’un bel arbre centenaire. Stéphane me dit : « Heureuse- ment que je suis là ! Tu vois comme je porte chance ! » Je suis content qu’une telle pensée puisse lui faire plaisir, alors sans lui dire que la chance n’existe pas, je lui réponds simplement par un sourire.

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 122-126)