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Une année qui commence en enfer

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 164-168)

Tout à coup, sans savoir pourquoi, je me trouve dans le local médical de la soirée. On me demande de m’allonger. Lorsque je vois la personne qui m’a interrogé tout à l’heure, je découvre qu’il s’agit d’un vigile et devine que c’est lui qui m’a conduit ici. À ce moment-là, il a suffit que je fusse plongé dans une pensée pour ignorer totalement qu’on me conduisait quelque part.

L’infirmier m’applique autour du bras son appareil à mesurer la tension artérielle. Sous les puissants effets du LSD, la pression qui s’applique m’effraie, et comme je mélange tout, je pense qu’on est peut-être en train de me faire une prise de sang. Comme l’infirmier se retourne un instant, je crains qu’il m’oublie et que mon sang se vide complètement. Inquiet, j’arrache les bandes velcro du bracelet de l’appareil. L’infirmier et le vigile échangent quelques mots en suisse-allemand, je ne comprends donc pas.

Les événements qui suivent ne sont peut-être pas dans l’ordre chronologi- que exact, car l’effet de mélange qui les caractérise m’empêche de m’en souvenir avec précision.

Brusquement, je suis embarqué de force à l’extérieur. Le vigile me main- tient fermement sous son bras. Je crois alors qu’il a besoin de se défouler violemment sur un individu égaré qui ne pourra pas lui faire de problème, et qu’il a trouvé sa proie avec moi. La manière brusque qu’il a de me serrer et la vue de verre brisé sur le sol constituent une association d’images suffi- sante pour m’imaginer le pire des scénarios. Je suis alors persuadé qu’il m’emmène dans un endroit isolé pour me démolir. En plein état de trip, la représentation de la violence prend une proportion inconcevablement an- goissante. Les raver sont de moins en moins nombreux, le son de la techno de moins en moins audible, et les couleurs pétantes laissent place à une sinistre obscurité. J’essaie de réagir pour échapper à ce que je crois être une mort horrible, en tentant de me dégager de mon « agresseur ». Aussitôt, il me serre nettement plus fermement, ce qui accroît d’autant plus ma ter- reur. Bien que la chaleur laisse place au froid hivernal, c’est une entrée aux enfers qui semble se préparer.

J’ai la sensation que ce sont mes angoisses qui fabriquent tout ce qui m’arrive, et que le processus s’engage dans un cercle vicieux qui n’en finit plus. Les visions des situations paraissent se désordonner et se multiplier, comme si je revivais les mêmes scènes plusieurs fois. Je suis pris dans une

boucle où les événements sont de plus en plus pénibles, de plus en plus intenses, et de plus en plus incompréhensibles. Des sensations atroces se mélangent, donnant à ce cauchemar un caractère particulièrement infernal.

Soudainement, je ressens l’effet d’une répétition. Je crois être tombé dans une espèce de spirale où cette situation épouvantable va se répéter à l’infini.

Je suis paralysé, il ne me reste plus qu’à subir mon sort sans avoir la moin- dre possibilité d’intervenir de quelle manière que ce soit.

Après quelques tours de ce manège angoissant, je suis absorbé par une ava- lanche de pensées effrayantes. Quand je reprends vaguement mes esprits, me voilà tout seul, dans le froid de l’extérieur. Là, je constate que malgré ce qui vient de se passer, mes pensées me jouent beaucoup de tours, à tel point que je me remets à croire que rien n’existe et que tout ce que je vis est une fabrication de mon mental. Selon cette pensée, je déduis qu’il est inutile de s’inquiéter pour quoi que ce soit, car quoi qu’il arrive, je ne risque rien ; tout n’est que pensée, la réalité n’a pas plus de poids qu’un rêve. Ainsi, comme si je prenais conscience que j’étais seulement en train de rêver, je m’avance devant une voiture qui roule sur une allée du parking. « Puisque tout n’est que pensée, je ne risque pas de me faire écraser, me dis-je. » Freinant et stoppant juste devant moi, la voiture se met à klaxonner. Cette pensée que rien n’existe n’aura toutefois pas duré plus de quelques instants.

Je continue de marcher sur le parking. Comme il fait froid, j’ai le réflexe d’entrer dans une voiture. La porte est ouverte, je m’installe au volant. Il y a des jeunes gens assis à l’arrière. Mon arrivée semble les faire sourire. Puis- que je suis au volant, je vais conduire, me dis-je. En appuyant sur les péda- les, je constate que le moteur n’est pas en marche, je n’insiste pas. Les per- sonnes de derrière me tendent un joint, que je refuse avec dégoût, non pas seulement parce que je viens de commencer une trêve, mais surtout parce que cette chose impure m’écœure à ce moment-là. L’odeur envahissante du cannabis me fait sortir de la voiture. J’ai très froid, mais préfère respirer de l’air pur. Je longe le grillage qui mène à l’entrée de la soirée. En me rappro- chant du lieu de la fête, le son des émetteurs-récepteurs des vigiles évoque pour moi des forces policières qui cherchent à m’attraper. Je me dis que je ferais mieux de m’éloigner vers un endroit plus discret.

Alors que je fais quelques pas en m’éloignant, quelques groupes de jeunes raver buvant des bières autour de leur voiture évoquent des bandes de voyous qui vont saisir l’occasion que je suis seul dans une zone isolée pour m’attaquer. Tourmenté par ce fort sentiment d’insécurité, je fais demi-tour.

Dès que je m’approche de nouveau du lieu de la soirée, les mêmes angoisses refont surface. Je fais ainsi quelques pas d’un côté, puis de l’autre, opprimé

par le froid glacial de janvier et surtout par ce violent sentiment d’insécurité qui me tiraille où que je me trouve. Je ne vois que cela et m’imagine que ma vie se limite désormais à cela : être plongé dans la souffrance et n’avoir nulle part où se réfugier. Me voilà coincé entre le monde des brigands et celui des autorités hostiles, condamné à errer indéfiniment au milieu de ce parking. Au bout d’un certain temps, le froid me persécute si rudement que je finis par opter pour l’arrestation par la police. Au moins, je n’aurais plus froid. En m’approchant de l’entrée, j’entends les émetteurs-récepteurs des vigiles qui ne cessent de cracher des messages. Je m’imagine qu’il s’agit des policiers de tous les endroits où j’ai vécu et fait des bêtises. Je ne doute plus : tout le monde a retrouvé ma piste. On est en train de préparer ma capture et je vais croupir pour payer tous mes mauvais actes passés. Terri- fié, je me promets d’être dorénavant exemplaire si par miracle je parvenais à m’en sortir. Cette pensée apparaît chaque fois que je vis une très mauvaise expérience et disparaît aussitôt qu’elle se termine.

Quand j’arrive devant les vigiles, mes dernières pensées s’envolent comme si elles n’avaient jamais existé. Je leur montre le bracelet coloré (prouvant que l’entrée a déjà été payée) et ils me laissent passer. À peine entré dans l’une des deux grandes salles qui abritent la fête, je tombe nez à nez avec le vigile qui m’a expulsé. Je le reconnais facilement, car il est asiatique. L’air furieux, il me demande à l’aide de son mauvais français ce que je fais encore dans les parages. Je lui demande pourquoi il me met dehors, et surtout ce que j’ai fait pour cela. Sans me répondre, il me chasse violemment en me tapant dessus. Physiquement, je ne sens pas les coups, car monsieur LSD absorbe les sensations physiques. Néanmoins, je suis terrifié. Quand on voit un vigile taper sur quelqu’un, on pense immédiatement que ce quelqu’un est une mauvaise personne, sans remettre en question le geste de celui qui porte un uniforme. Je présume donc que toutes les personnes qui assistent à la scène me prennent pour un malfrat qui doit bien mériter ce qui lui ar- rive.

Je suis en plein cauchemar, et le plus atroce est que je sais que je ne vais pas me réveiller. J’indique au vigile que ma veste est dedans et que j’ai très froid, mais il refuse de me croire. Je hurle que j’ai froid, je grelotte avec fébrilité sous ma mince chemise et le monde qui m’entoure pourrait me laisser mourir plutôt que de me porter secours. Sachant que j’ai parfaite- ment raison et sentant le froid me pénétrer de plus en plus profondément, j’insiste sans relâche, prêt à mourir, car je n’ai plus rien à perdre. Je ne cesse de répéter que ma veste est à l’intérieur et qu’en plus, elle renferme tous mes papiers (ma pièce d’identité, mon billet de train, mon argent, la

clef de la consigne, et mon bonnet). J’insiste tellement que le vigile se dé- cide finalement à me faire entrer. Toutefois, comme si j’étais un dangereux criminel, il m’attache à l’aide de ses menottes et me conduit dans tous les recoins de chacune des deux salles, en tirant sans cesse fermement sur la chaîne des menottes, le bras tendu vers le haut, comme pour montrer fiè- rement un gibier qu’il vient de chasser. Je crois d’abord que les danseurs vont se révolter en voyant cela. Lorsque je regarde les raver avec mon air affolé, je ne reçois que des rires amusés en échange. Cette promenade dans tous les coins de la piste de danse avec les menottes qui me tirent le bras vers le haut paraît tellement grotesque et tout le monde est tant imprégné par ses extases, que personne ne prend la chose au sérieux. Persuadé qu’il s’agit d’un jeu, chacun me répond avec un grand sourire. Effectivement, il n’est pas rare, dans ces soirées, que des raver s’amusent à se promener l’un l’autre à l’aide de menottes. Dans ce contexte, l’uniforme du vigile peut très bien passer pour une tenue originale.

Pas un seul élément ne plaide en ma faveur, comme si tout avait été minu- tieusement calculé pour m’enfoncer dans le monde de la souffrance. Je ne retrouve aucun des Lucernois ; je ne pourrai sans doute pas les reconnaître, mais ils viendraient tout de suite vers moi s’ils me voyaient. Le vigile me traîne partout et nous ne trouvons personne. Il se met en colère et une fois les menottes enlevées, il m’arrache le bracelet d’entrée. Ensuite, il me jette dehors à l’aide d’un coup de pied dans le dos, qui me fait tomber par terre.

Terrorisé, je reste immobile, allongé sur le sol du parking, toujours sans ma veste. Comme si cela ne suffisait pas, il vient vers moi et m’ordonne de me lever. J’obéis, car je crains de nouveaux coups de pieds. Le fait que je sois dehors ne suffit pas. Il veut maintenant que je m’en aille, que je parte au loin. Je lui rappelle que je dois récupérer ma veste avant tout, car toutes mes affaires sont dedans. Il me menace en se mettant en position de com- bat. Effrayé, je m’éloigne. Habituellement, la colère est une chose impossi- ble sous une telle dose de LSD. Je suis néanmoins si bouleversé par l’injustice que je vis que je sens une incontrôlable montée de colère m’envahir. Pour la calmer, je tire un coup de pied dans une canette vide. Ce geste déplaît au vigile, qui se met à me courir après. Je suis paniqué. Voilà des heures que dure cet abominable cauchemar, et les choses ne font qu’envenimer. Je cours à travers le parking en hurlant « Au secours ! » J’ai le réflexe de me réfugier dans une voiture. Quand je tente d’ouvrir une por- tière, les occupants qui sont dans le véhicule les verrouillent toutes. La même chose se produit avec les autres. Les gens me prennent pour un fou, ils ne peuvent pas comprendre ce qui m’arrive. Je suis d’ailleurs le premier

à ne pas le comprendre. Ma course m’amène à l’autre bout du parking. Le vigile n’est plus à mes trousses. Je suis terrifié, épuisé, glacé, désespéré.

Je m’effondre contre le grillage situé au fond du parking, éclatant en san- glots. Je suis plongé dans une dure tristesse où je suis totalement seul et où la souffrance règne en maître absolu. Au bout d’un moment, je reviens vers l’entrée, car je dois récupérer ma veste et tout ce qu’elle contient. Le vigile n’est plus à l’entrée, mais il y en a d’autres. Je suis tant saisi par le froid que je ne le sens plus. Seules, des secousses prenant la forme d’inquiétantes convulsions m’indiquent que la température doit être très basse.

Dans le document 2 — L’itinéraire d’un renonçant — (Page 164-168)