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une voix à entendre

Dans le document Rions ! La place du rire en architecture (Page 124-128)

‘‘Il y a quelque chose d’esthétique cependant puisque le comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrées du souci de leur conservation,

commencent à se traiter elles-mêmes comme des œuvres d’art. Il reste en dehors de ce terrain d’émo-

tion et de lutte, dans une zone neutre où l’homme se donne simplement en spectacle à l’homme, une certaine raideur du corps, de l’esprit et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en

est le châtiment.’’3

Voilà que Bergson revient à la rescousse pour nous révéler l’es- sence même de ce qui fait la puissance de l’humour : son pouvoir ré- troactif. Nous l’avons posé précédemment : le rire est un fait de l’esprit et non un fait du cœur. Celui qui écoute ce que pense la société d’une œuvre architecturale pourrait en tirer beaucoup de vérités.

Comme on l’a appris précédemment, il y a dans le comportement

2 Henri Bergson, Le Rire : Essai sur la Signification du Comique, Paris, GF Flam- marion, 1900, 270 p.

3 Henri Bergson, op. cit. [p. 73]

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de l’Architecte de nombreux aspects qui prêtent à sourire : la raideur dont il fait preuve dans la manière avec laquelle il s’obstine dans une direction donnée, tel un automate. Il y a de quoi tourner au ridicule ces traits de caractère ! Forts d’une grande dose d’autodérision, tous ceux qui conçoivent des bâtiments pour autrui tireraient de grandes leçons de ces remarques.

Il ne faut pas voir la parodie, la caricature, ou même la moquerie comme des tentatives de rabaisser l’Architecte. Nous l’avons vu, peu importe sa nature, le rire crée du lien social. En effet, comme le dit si bien Bergson : le rire est le châtiment contre la raideur humaine. À quel moment les architectes peuvent-ils prendre conscience de leurs vices s’ils n’écoutent pas ces brimades ?

De plus, le rire fonctionne comme un ‘‘rappel à l’ordre‘‘ pour celui qui est visé, mais il donne aussi à réfléchir aux spectateurs. Parce qu’il nous donne à voir les choses telles qu’elles sont et non telles que nos sentiments nous les font paraître, le rire révèle aussi nos vices à travers autrui. Celui dont on rit devient une sorte de miroir dans lequel nous pouvons voir tout notre manque de souplesse.

Pour toutes ces raisons, il serait appréciable que nous riions plus des productions de nos architectes. Cela serait bénéfique d’une part pour la relation qu’ils entretiennent avec nous, et d’autre part pour la re- mise en question dont ils doivent faire preuve. Le rire n’est jamais gratuit. Il n’est ni plus ni moins qu’un châtiment. Un châtiment qu’il faut savoir écouter, sous peine de se voir s’entêter dans une mécanique qui ne ces- sera de faire rire.

Le rire semble donc ici être l’un des rares moyens par lesquels l’Architecte peut descendre de son piédestal. Le milieu de l’architecture est souvent décrié pour son caractère élitiste. Les critiques entendues et relayées sont souvent issues d’architectes ou de critiques d’architectures internes à la ‘‘matrice’’. Peu d’avis extérieurs sont entendus, alors que c’est hors des studios que la vérité se fait sentir.

La concurrence est beaucoup trop forte dans ce milieu, nous avons déjà abordé ce point. Il y a trop d’enjeu, trop de rivalité et trop de passion pour que l’Architecte puisse puiser dans son fort intérieur ou chez ses pairs des réalités qui l’amèneraient à se remettre en ques- tion. Cela ne veut pas dire que le rire est absent de la sphère ‘‘élitiste‘‘ architecturale, mais qu’il vise trop souvent à rabaisser. Il est trop souillé de sentiments pour pouvoir porter une vérité objective. Autrement dit, le milieu architectural n’est pas assez innocent pour produire des critiques riches de sens. Seul le rire provenant de l’extérieur peut s’en vanter.

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‘‘Il est communément admis que les véritables critiques d’art, de musique et de littérature ont une influence indéniable sur l’opinion publique, et qu’ils

contribuent à créer une demande en matière de bonne peinture, bonne musique et bonne littérature.

Or, en architecture, le critique est un spécimen rare. C’est « notre expert » qui fait des nouvelles réalisa- tions et, vu que «notre expert» est presque toujours un architecte, ses intérêts personnels l’empêchent de développer une critique objective à l’égard du travail

de ses collègues.’’4

Il nous faut donc continuer à rire de l’architecture. Continuer de tourner en dérision les vices de l’Architecte, pour l’empêcher de trébu- cher à nouveau.

L’Histoire recèle de bien trop d’exemples où l’avis du peuple a été ignoré. Parfois, les conséquences sont catastrophiques. Nés pendant l’après-guerre, les grands ensembles ont rapidement envahi l’Europe et les États-Unis. D’abord sous le charme de l’élan moderniste, les habitants de ces barres d’immeubles ont vite déchanté, ces dernières se réduisant peu à peu à l’état de ‘‘cités dortoirs’’. L’exemple tragique du complexe de Pruitt Igoe à Saint-Louis, aux États-Unis, est resté dans les annales. C’est l’une des tentatives architecturales à grande échelle les plus expéditives du XXème siècle.

Le complexe né de l’imagination de Minoru Yamasaki a été inau- guré en grandes pompes en 1954. Il comprenait 33 barres de 11 étages chacune. 10 ans plus tard, l’ensemble était déjà devenu un ghetto racial marqué par la pauvreté et la ségrégation entre noirs et blancs. Beau- coup de ses bâtiments étaient inoccupés. Moins de 20 ans après son inauguration, en 1972, le complexe de Pruitt Igoe était démoli5. C’était

la réponse logique à une décennie de débauche et de critiques qui s’in- tensifiaient au fil des années. L’exemple fait bien évidemment écho à ce que nous connaissons de ce côté de l’Atlantique, mais il demeure un cas à part du fait de sa rapidité.

Pruitt Igoe a plutôt tendance à affliger plutôt qu’à susciter le rire. Il a néanmoins l’avantage d’être une illustration, certes tragique, de ce

4 Robert Byron [cité par Franco La Cecla], op. cit. [p. 50]

5 Colin Marshall, « Pruitt-Igoe: the troubled high-rise that came to define urban America », The Guardian, 22/04/2015, https://www.theguardian.com/ci- ties/2015/apr/22/pruitt-igoe-high-rise-urban-america-history-cities, [consulté le 24/04/2015]

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qu’il se produit lorsque l’Architecte fonce tête baissée dans un parti-pris architectural, sans écouter l’avis de ceux pour qui il construit. À Saint- Louis, l’avis des habitants, vivant dans des conditions d’insalubrité ex- trêmes, a mis plus de 10 ans à être entendu. La faute à une profession parfois trop hermétique aux retours critiques de la société.

Ainsi, le rire peut être un moyen par lequel nous nous révoltons contre une ‘‘prise d’otage’’ de l’architecture. À Pruitt Igoe, c’est Yamasaki qui l’a orchestrée, en persévérant mécaniquement dans la démarche moderniste des grands ensembles initiée par ses pairs.

‘‘Le corps à corps suant, comme dans la lutte gréco romaine, ou la foire d’empoigne dans un saloon avec Lucky Luke au bar ! Il nous faut refuser d’être pris en otages par des discours sclérosés qui font du

surplace.’’6

6 Rudy Ricciotti, op. cit. [p. 30]

Minoru Yamasaki, Grands ensembles de Pruitt-Igoe, St Louis, États-Unis, 1956, [Photographie de Bettmann/Corbis] Vue aérienne en Juin 1971, [Photographie de Bettmann/Corbis] Deuxième étape de la destruction de Pruitt-Igoe en Avril 1972, [Photographie de Lee Balterman/Time & Life Pictures]

https://www.theguardian.com/cities/2015/apr/22/pruitt-igoe-high-rise-urban-america-history-cities, [consulté le 17/05/2016]

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