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Une origine humaine

Dans le document Rions ! La place du rire en architecture (Page 52-57)

‘‘Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau,

gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau; mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que des hommes lui

ont donné, c’est le caprice humain dont il a pris le moule.’’2

Avant d’aller plus loin avec l’analyse de cette citation, il est impor- tant de clarifier certains points lexicaux vis-à-vis de l’œuvre de Bergson. D’une part, on associera toujours directement le concept du ‘‘comique’’ au rire. D’autre part, l’adjectif ‘‘risible’’ présent dans cet extrait est régu- lièrement utilisé par le philosophe mais ne présente pas la connotation péjorative qu’on lui connait aujourd’hui. ‘‘Risible‘‘ désigne ici simplement quelque chose qui peut potentiellement provoquer le rire.

Ce que nous apprend le philosophe ici, c’est qu’il n’y a de co- mique que ce qui est humain. Si un objet nous fait rire, c’est dans la part d’humanité qu’il nous inspire. Rire d’une œuvre architecturale, ce n’est pas considérer une vulgaire accumulation de matière. C’est au contraire se référer au ‘‘caprice humain’’ qui a pu agir sur elle.

2 Henri Bergson, Le Rire: Essai sur la signification du comique [p. 62], Paris, GF Flammarion, 1900, 270 p.

Nelson, Matt Groening, Les Simpson, Fox, 1989

http://survivoronlinegaming.wikia.com/wiki/File:Simpsons-nelson-ha-ha-93-p-672x480.jpg, [consulté le 06/05/2016]

Maurer United Architects, Indemann, Inden, Allemagne, 2009

Maurer United, http://www.maurerunited.com/, [consulté le 07/05/2016]

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La première illustration de ce phénomène, la plus immédiate, relève d’une architecture anthropomorphique. Le lien entre l’Homme et l’œuvre y est explicite et évident, du fait de sa forme. L’effet d’une telle architecture n’est pas toujours l’éclat de rire, mais l’effet comique est palpable puisque l’objet ‘‘ressemble’’ à son observateur et devient donc facilement appropriable par ce dernier.

La posture de ce bâtiment humanoïde, par exemple, peut éveiller l’imaginaire et amorcer des scènes comiques inventées, à l’image de ce porte-à-faux qui devient un doigt moqueur pointé vers l’horizon... Mais ce n’est qu’une interprétation parmi tant d’autres.

Nelson, Matt Groening, Les Simpson, Fox, 1989

http://survivoronlinegaming.wikia.com/wiki/File:Simpsons-nelson-ha-ha-93-p-672x480.jpg, [consulté le 06/05/2016]

Maurer United Architects, Indemann, Inden, Allemagne, 2009

Maurer United, http://www.maurerunited.com/, [consulté le 07/05/2016]

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A p p r e n o n s !

Quant à la Maison-Visage Jackie Kennedy, elle a reçu ce sur-

nom de l’architecte Michael Graves après que celui-ci y a vu - dans ses fenêtres rectangulaires et son avancée au dernier étage - les yeux et les pommettes de la première dame américaine de l’époque3. Sauf tout le

respect que je dois à Madame Kennedy, si ça ne tenait qu’à moi je la re- nommerais volontiers ‘‘Maison-Visage E.T.’’. Au-delà de la plaisanterie,

ce jeu de surnom montre bien à quel point il est facile de s’approprier le potentiel comique de ces bâtiments anthropomorphiques. Les édifices à façade symétrique font d’ailleurs souvent écho à des traits humains, de façon intentionnelle ou non.

Une autre expression de la nature profondément humaine du rire consiste, non plus à comparer physiquement l’architecture à un homme, mais à se figurer l’homme qui l’a créée. Pour espérer en tirer un pouvoir comique, il faut se soumettre à un petit exercice et imaginer la situation qui a amené l’architecte à produire cet objet.

Ces deux photographies stimulent notre imaginaire. Voir cette fe- nêtre penchée ou ces deux poteaux en plein passage n’est pas drôle en soi. Ce qui est risible, c’est de s’imaginer les situations d’interaction entre ces édifices et l’Homme.

3 Charles Jencks, Architecture Bizarre, Londres, Academy Editions, 1979, 80 p.

Jackie Kennedy, photographiée en 1962

ADST, http://adst.org/2015/07/the-enigmatic-jackie-kennedy/, [consulté le 07/05/2016]

E.T. l’Extra-Terrestre, personnage du film éponyme de Steven Spielberg, 1982

Scott’s Film Watch, http://scottsfilmwatch.blogspot.fr/2012/04/film-80-et-extra-terrestrial.html, [consulté le 07/05/2016]

ANON, Maison-Visage Jackie Kennedy, San Francisco, États-Unis, 1960

Charles Jencks, Architecture Bizarre, Londres, Academy Editions, 1979, 80 p.

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En voyant cette fenêtre qui a pivoté, on se projette dans le bureau de l’architecte qui l’a dessinée. On l’imagine devant son ordinateur, des- sinant ses façades sur AutoCAD. Après une mauvaise manipulation, trop paresseux pour faire pivoter la fenêtre, il décide finalement de laisser tomber. ‘‘Bon bah... Tant pis !’’

Dans le second exemple, ce sera la nonchalance de l’architecte qui pourra être risible. On l’imagine dire aux usagers : ‘‘Écoutez ! J’ai d’autres choses à faire que de concevoir des circulations qui fonc- tionnent. Prendre en compte la structure, c’est beaucoup trop compliqué !’’. L’effet comique se poursuit lorsqu’on imagine les usagers empruntant la corniche. Saut d’obstacle ou contorsion sont de mise !

Bien sûr, ces deux exemples posent la question d’un acte volon- taire ou non. Pour le premier cas, on peut croire à une réelle intention hu- moristique de l’architecte. En ce qui concerne le second, le doute plane un peu plus... Néanmoins, volontaire ou non, l’effet comique demeure inchangé. C’est simplement l’architecte qui jongle, d’un cas à l’autre, entre le statut de génie et d’abruti.

Peu importe ses intentions, le but ici n’est pas de se moquer gra- tuitement de lui. Ces deux photographies sont comme une proposition d’échauffement. L’exercice que nous venons de faire, en touchant du doigt l’effet risible à travers des scènes humaines, cet exercice-là, doit toujours être répété afin de sentir le potentiel comique d’une architecture. Le maçon nous fera toujours plus rire que la brique !

Photographies de détails architecturaux insolites

http://www.tuxboard.com/erreurs-conception/, [consulté le 14/02/2016]

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A p p r e n o n s !

un détachement

‘‘Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourne- ront à la comédie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussi-

tôt ridicules. [...]

Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momen-

tanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure.’’4

On l’a vu précédemment, le rire commence là où s’arrête l’em- pathie. Il est l’ennemi de la compassion et nécessite par conséquent un certain détachement. Bergson nous apprend qu’il est par exemple impos- sible de rire pendant une messe d’enterrement, à cause de la lourdeur symbolique et émotionnelle de l’instant. En revanche, si un élément per- turbateur nous amène à ignorer cette chape émotionnelle, le rire devient alors possible. Un tic de langage ou des éternuements répétés de la part du prêtre font, par exemple, parfaitement l’affaire. Le rire porte donc nécessairement sur la forme et non sur le fond. Avec l’exemple du prêtre, on comprend bien que c’est la maladresse du corps qui nous fait oublier la dimension morale de la scène.

4 Henri Bergson, op.cit. [p. 64]

Le Corbusier, Chapelle Notre-Dame-du-Haut, Ronchamp, France, 1953

European Traveler, http://www.european-traveler.com/france/visit-le-corbusier-chapel-ronchamp-france/, [consulté le 02/04/2016]

Hillel Schocken, Metaphors of Ronchamp, 1959

Charles Jencks, The Language of post-modern architecture, Londres, Academy Editions, 1977, 104 p.

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Ces détournements de Hillel Schocken illustrent efficacement ce principe d’attachement à la forme et non au fond. Pour produire son effet comique, le dessinateur se fiche complètement de la nature de l’édifice qu’il tourne en dérision. Il choisit d’ignorer la valeur symbolique de la chapelle, et s’intéresse purement et simplement à sa forme. Il y voit ainsi un pigeon posé sur la pelouse, un paquebot ou encore une vulgaire coiffe.

Dans le document Rions ! La place du rire en architecture (Page 52-57)

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