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un langage à s’approprier

Dans le document Rions ! La place du rire en architecture (Page 39-42)

Descartes et Van Damme nous enseignent donc que lorsque nous sommes dominés, nous avons le pouvoir d’annuler la force qui nous écrase, simplement en prenant pleinement conscience de notre faiblesse. Nous parviendrons alors à nous émanciper de nos passions, à voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles nous paraissent. De ce regard éclairé pourra alors émerger le rire.

Cependant, le tableau n’est pas si blanc. Bien souvent des la- cunes d’expression nous empêchent d’entrevoir la moindre opportunité de nous approprier notre environnement.

S’approprier ce dernier, c’est tout simplement en être ‘‘aware‘‘ comme dirait notre ami belge. Le saisir dans sa globalité, avec tout ce qu’il suscite en nous comme émotions. Mais cela suppose que nous ayons les mots pour que ce cheminement de pensée ait lieu.

Cette appropriation n’est donc ni aisée, ni immédiate. Elle naît de l’expression d’une certaine sensibilité architecturale chez l’individu, mais cette dernière est rarement excitée. L’incapacité à exprimer cette

Jean-Jacques Sempé, op. cit.

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C o n s t a t o n s !

sensibilité débouche logiquement sur une incapacité à s’approprier le monde qui nous entoure.

Si on interroge des personnes lambda dans la rue et qu’on on leur demande ce qu’elles pensent du monde qui les entoure, de l’environnement bâti dans lequel elles évoluent. Peu de chances que l’on obtienne des té- moignages très instructifs et pertinents. Certains avoueront honteusement qu’ils n’y connaissent rien, d’autres s’en sortiront en disant que c’est comme ça depuis longtemps et qu’ils s’y sont faits, tandis que les derniers déver- seront des banalités qui n’engagent en rien leur sensibilité personnelle. Serait-il possible que l’architecture indiffère à ce point le commun des mortels ? Les concepts architecturaux sont-ils une mascarade destinée à une élite déconnectée de la population ?

Si l’on se fie à Lewis Mumford, historien de la deuxième moitié du XXème siècle qui a beaucoup travaillé sur la thématique des villes, il semblerait que non.

‘‘Dans la ville, le temps devient lisible […] et laisse une trace sur l’esprit même des ignorants et des

indifférents.’’ 3

La ville, et par extension l’architecture, marquent donc sensible- ment chacun d’entre nous, y compris ceux qui se prétendent indifférents. La question est de savoir si ces traces d’architecture peuvent potentiel- lement germer. Si les gens ont du mal à exprimer leur point de vue propre, c’est certainement parce qu’ils ne cultivent pas leur sensibilité. Bien sûr, c’est facile pour ceux d’entre nous qui abordent l’architecture au quotidien. Mais ça relève de la science-fiction pour beaucoup d’autres dont cette sensibilité n’a jamais été exprimée, stimulée ou parfois même soupçonnée.

Malheureusement, il ne suffit pas de faire parler les gens de leur cadre de vie pour que leur sensibilité s’éveille. Les architectes, urbanistes et sociologues qui sont chargés de récolter des témoignages ou des retours sur le terrain rencontrent beaucoup de difficultés à obtenir des informations sensibles, pertinentes et honnêtes de la part des habitants. En pratique, il est très difficile de faire parler une personne de la percep- tion qu’elle a de son environnement. Généralement, lorsqu’un habitant est questionné de manière spontanée, ils a tendance à ‘‘paniquer’’. Son

3 Lewis Mumford [cité par Mickaël Darin p. 28], La Comédie Urbaine, Gollion, Infolio Editions, 2009, 559 p.

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l a t h é o r i e d e s m o l d u s a w a r e

vocabulaire s’appauvrit. Par manque de lexique spécifique, il a tendance à s’exprimer dans un vocabulaire très pauvre, et de se cantonner à n’ex- poser que des faits objectifs4 . À l’instar de cet habitant de l’Immeuble

qui pousse conçu par Édouard François à Montpellier.

‘‘À l’intérieur, c’est pas comme à l’extérieur, c’est vraiment bien.

Et comme je ne vais jamais sur mon balcon, je ne vois jamais l’extérieur, alors ça ne me gêne pas.’’5

On remarque ici l’emploi d’un vocabulaire peu diversifié qui ne témoigne pas vraiment d’une sensibilité propre de l’interviewé. L’accu- mulation de phrases débutant par ‘‘c’est’’, ‘‘c’est pas’’ va dans le sens d’un essoufflement lexical. Par peur de dire des bêtises, et à cause d’un sentiment d’‘‘intrusion’’ de l’interviewer dans leur intimité, les habitants ne livrent que rarement des anecdotes subjectives. Heureusement, il existe quelques contre-exemples. À l’image de cet autre habitant Mont- pelliérain.

‘‘C’est pas l’an deux mille, c’est l’an débile. Faire pousser des plantes sur les murs d’une bâtisse alors que partout on s’évertue à mettre de l’anti-mousse.

Je vous jure !’’6

Ce témoignage a le mérite d’être brut. Mais rares sont ceux qui osent se mouiller comme cet habitant. Avec son franc-parler et son sar- casme, il témoigne malgré tout d’un réel ressenti sensible de site. Il im- porte peu ici de savoir si ce qu’il dit est fondé ou non. Ce qui nous intéresse, c’est l’honnêteté du propos.

Ce témoignage est également intéressant car il est très représen- tatif de la tendance qu’ont les gens à souligner les points négatifs de leur environnement. En effet ce sont des vérités relativement établies et objectives qui ne font écho à aucun avis personnel. Par peur de dire des bêtises, ils se limitent à une énumération de défauts. Ainsi les phrases se succèdent sans jamais apporter la moindre information intéressante. Moins on prend de risque, mieux on se porte!

4 Théa Manola, « Rapports multisensoriels des habitants à leurs territoires de vie, Retours critiques sur une démarche méthodologique », Norois, Rennes, 2013, n°227, pp. 25-42

5 Édouard François, L’immeuble qui pousse, Jean-Michel Place/Architecture, Paris, 2000, 30 p.

6 Édouard François, op. cit.

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‘‘Ça ne laisse pas indifférent. C’est de l’extrême. Dans le quartier, la majorité des gens n’aime pas. Mais ceux qui aiment, ils adorent. Pour ma part, je

n’ai pas d’opinion.’’ 7

Tous les symptômes de ce qu’on pourrait appeler une ‘‘panique de questionnaire’’ sont présents ici. Avec une maladresse assez drôle, la personne interrogée commence par dire que ça ne laisse personne indifférent, avant de se contredire en affirmant qu’elle n’a pas d’opinion. Elle souligne au passage le côté extrême qui déplaît massivement dans le quartier. Tous ces propos vides de vérité ne facilitent pas le travail des investigateurs. Il est tout de même intéressant de voir que même confrontés à une innovation architecturale majeure et fantaisiste telle que l’immeuble de François, les gens demeurent en majorité insensibles… Du moins en façade.

Dans le document Rions ! La place du rire en architecture (Page 39-42)

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