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Une voiture banalisée

Dans le document Le petit véhicule à l'épreuve de la ville (Page 144-147)

Entretien BE 12

PROFIL - UNE SECRETAIRE

A QUI

IL RESTE UNE VOITURE POUR SORTIR

E. est âgée de

27

ans et habite à Berne dans le quartier de Ui.nggass. Après

4

ans d'enseignement dans le secondaire, elle travaille depuis une année comme secrétaire à l'état-major du département militaire. Quand E. a commencé à travailler dans deux écoles différentes, à Ins et Bolligen, avant la fm de ses études, ses parents lui ont acheté une Subaru Justy.

Le

choix avait été effectué par le père. Achetée chez un garagiste du voisinage, cette voiture était en bon état, et, puisque sa fille était encore étudiante, elle devait ne pas coûter trop chère. E. se souvient que, l'argument de la grandeur n'avait par contre pas été déterminant. Mais le lieu de travail actuel de E. se trouvant à Berne, elle emprunte désormais les transports publics ou le vélo. Sa voiture, comme elle dit, n'a plus la même fonction, c'est une voiture "pour sortir" - pour sortir de la ville ou pour sortir le soir. Mais E. n'aime pas conduire en ville, "à cause de la circulation".

CONTEXTE GENERAL - UN VEHICULE

A

FONCTIONS DETERMINEES

Pour E., la voiture est surtout un "objet usuel". C'est un "instrument" qu'on utilise dans un but précis : "transporter des choses d'un point à un autre", "aller dans un endroit qui n'est pas desservi par les transports publics", "aller travailler" ou "aller skier en hiver". Cette fmalité dans l'usage détermine une grande partie des comportements automobiles de E, et il est intéressant d'observer, chemin faisant, les moments où cette fmalité, constamment ré-affirmée au cours de l'entretien, n'est plus le seul facteur qui entre en ligne de compte.

E. est une conductrice qui sait ce qu'elle veut. Son style de conduite est

vif

et plutôt téméraire. Elle choisit ses itinéraires et en évalue les obstacles à l'avance, essayant notamment d'éviter les feux ou les risques de contrôle-radar. D'où deux types de comportement, plus ou moins consciemment entremêlés :

des comportements stratégiques qui reposent sur l'anticipation et la quasi-programmation du trajet à effectuer et qui impliquent une conduite rapide et agressive : "Il m'arrive assez souvent de conduire trop rapidement, sans vraiment le vouloir

ni

savoir pourquoi ... : des

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événements imprévisibles, quelqu'un qui ne peut se décider, quelqu'un qui freine tout le temps, tout cela gêne le parcours, et quand je veux aller quelque part, je conduis avec plus de risques et une certaine agressivité";

des comportements tactiques qui reposent plus sur l'adaptation et l'échappement aux obstacles qui surviennent : la volonté d'atteindre son but au plus vite mène alors souvent à une conduite plus lente ("on passe par les quartiers pour éviter les feux") mais finalement plus rapide grâce à l'évitement des encombrements

19.

Pourtant, aller droit au but, pour E., ne requiert pas une attention permanente. Dans la voiture, E. écoute de la musique : "La musique est importante, la musique est indispensable en conduisant, je me sens seule autrement"; "la musique te relaxe elle est divertissante".

Et la vivacité de la conduite n'est pas indépendante d'une fonction de protection, qui prend dans plusieurs cas une importance particulière : protection pour les sorties du samedi soir ("c'est une des raisons pour lesquelles je prends la voiture"), mais aussi protection contre les dangers de la circulation ("aller en vélo dans certains endroits en ville est tellement dangereux qu'on est contente de pouvoir prendre la voiture"), même si elle pense que la faible masse du véhicule ne jouerait aucun rôle en cas d'accident 20.

La Subaru Justy pour E. n'est pas une voiture pour se présenter. Elle n'est pas vraiment "design". E. dit même qu'elle fait un peu paysan, que l'image de la Subaru Justy est de ce point de vue la même que celle des autres Subarus, c'est­ à-dire que la possibilité d'utiliser la propulsion à quatre roues motrices en fait plus une voiture de paysan qu'une voiture de ville - ce dont ses amis aiment bien se moquer.

LA PETITE

VOITURE ET

lA

VILLE - BANALISATION DU VEHICULE, AUTONOMIE DE CONDUITE ET INDIFFERENCE A L'ENVIRONNEMENT

Tout le discours de E. pendant le trajet tend à banaliser le véhicule et semble dire : moi j'ai une voiture banale et je ne veux pas me faire remarquer, ou plus précisément je ne veux pas que l'on puisse dire que je me fais remarquer.

19

On peut remarquer que le comportement tactique ne doit pas être ici assimilé à un comportement ludique. Il y a pourtant de la jouissance dans ce discours, mais c'est comme s'il y avait un refus de se représenter la jouissance, une forme de déni que l'on retrouvera sur d'autres thèmes dans la suite de l'entretien. Je ne veux pas me faire remarquer mais c'est tout de même une voiture remarquable.

20 On comprend que l'imaginaire sécuritaire de la petite voiture est éminemment variable suivant le véhicule de référence que l'on a en tête : elle représente une vraie sécurité au regard du vélo, mais elle représente plutôt l'inverse au regard de la grosse voiture.

137 Ainsi dira-t-elle d'un côté qu'elle se sent

"exposée"

dans la petite voiture, mais en même temps qu"'on s'y croit dans un espace fermé où l'on reste

inaperçu"

et que "de l'intérieur on voit mieux l'extérieur que l'inverse" (à la lettre une voiture banalisée). A la question lui demandant si elle est parfois reconnue par des gens à travers la vitre de sa voiture, E. répond que c'est impossible ("Il y a tellement de voitures de ce style et de cette couleur en ville"); elle se défend même d'une telle éventualité en ajoutant : "Il est arrivé que des gens me disent qu'ils croient m'avoir vue dans la rue". La banalisation du véhicule est double et se met au service d'une solitude, à la fois revendiquée et refoulée.

En ville, E. conduit souvent seule, et c'est cette solitude qu'elle paraît devoir parfois conjurer, non seulement par

la musique,

auquel elle attribue le rôle de compenser comme on l'a vu le stress de la conduite, mais aussi par

la parole

: E. ne cesse de commenter les événements qui surviennent tout au long du trajet, les comportements "des autres gens qui énervent", réagissant à ceux-ci comme s'il s'agissait d'un dialogue, se posant à elle-même des questions comme si elles leur étaient adressées ("Qu'est ce qu'il veut celui-là

?").

Le soliloque est permanent et parfaitement conscient ("les gens ne remarquent pas que je parle avec eux"). Comme elle le dit elle-même, c'est une sorte de commentaire avec la ville, ou du moins avec ce qui s'y passe. C'est aussi une façon de parler avec soi-même à travers le comportement aléatoire et urbain des autres - parler de soi à travers les autres.

Cet imaginaire et ces pratiques solitaires (mais non individualistes pour autant) sont aussi connotés de sentiments de frustration et de perte de liberté qm alimentent peut-être, via la petite voiture, une certaine urbanophobie.

E. n'aime pas conduire en ville. "En ville on doit s'arrêter" et "s'arrêter veut dire, être contraint". "En ville on a le sentiment permanent que quelqu'un vous octroie ce que vous devez faire". La circulation, surtout les feux et les passages piétons, sont considérés comme des obstacles à la liberté. Et Berne est perçue comme une ville entourée d'une grande coulée de circulation dans laquelle on se glisse et dans laquelle on est obligé de flotter de manière anonyme avec d'autres gens. On est obligé de suivre.

A l'inverse, dans les quartiers par lesquels il est parfois possible d'échapper aux contraintes des grands axes, cette liberté est considérée comme plus grande ("dans le quartier tout se déroule un peu plus lentement mais on est plus libre") "et l'on devrait dire qu'on se sent à l'aise avec une petite voiture parce qu'on ne bloque pas tout". La hantise d'être bloquée sur un grand axe dans des encombrements se mue en hantise de bloquer les autres dans des petites rues. D'un côté, l'interviewée affirme que "rouler dans un quartier réclame plus de tolérance", mais cela n'implique pas pour elle un sentiment d'implication autre

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que celui de ne pas bloquer la circulation : il y a refus de contrat, au sens où il y a

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