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LA PETITE VOITURE ET lA VILLE lA VIRTUALITE DE L'UNE FAIT lA REALITE DE L'AUfRE

Dans le document Le petit véhicule à l'épreuve de la ville (Page 180-182)

De cette idéalisation du véhicule et des projections imaginaires qu'une telle idéalisation permet, découle la virtualité de son rapport à la ville (le potentiel autant que la déréalisation). C'est un peu comme si ce véhicule de rêve (presque irréel) permettait de réaliser la ville (de lui donner plus d'épaisseur ou de présence). C'est un medium technique, qui a certes sa matérialité, sa prégnance propre et même sa dureté, mais ce medium tend étrangement à se faire oublier. Trois modalités de cet oubli peuvent être distinguées au cours de l'entretien.

Première modalité :

le corps à corps avec la machine. Le

confort on l'a vu n'est pas de l'ordre du moelleux, il est de l'ordre de la maîtrise et de l'échappement : "On se sent bouger avec le véhicule", "On a l'impression de tourner véritablement le corps", "On a tendance à se pencher dans les virages, comme si on courait", ... La machine, littéralement

fait corps,

et tend singulièrement à rapprocher l'automobiliste du piéton, voire à assimiler le premier au second. "On n'a plus l'impression de prendre sa voiture pour aller en ville", on n'a plus le sentiment de devoir "la sortir", mais plutôt celui d'y aller à pied. La voiture, dans ce contexte, apparaît comme une seconde peau, voire comme

un vêtement, quand bien même

ce vêtement n'est pas pour le moment à son goût puisque trop enfantin et manquant de classe. On sent bien en tout cas que la petite voiture devient dans son image de rêve un instrument de parade, une façon de se présenter à l'autre dans l'espace public. Et de conclure : "C'est comme si j'étais un piéton motorisé".

Seconde modalité d'oubli du medium :

le régime de visibilité.

Par la transparence de l'habitacle comme par ses dimensions restreintes, l'environnement urbain apparaît plus proche et plus immédiat. D'une part une insistance toute particulière est accordée à

l'espace vitré du véhicule

qui donne au conducteur l'impression d'être en contact direct avec l'autre, avec le piéton qui traverse, le promeneur sur le trottoir ou son alter ego automobiliste autre. Et les

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commentaires sur la tenue, la démarche ou le look des personnes croisées sont récurrents tout au long de l'entretien : le minet, l'homme d'affaire, le revendeur de bicyclettes, les gens du bar, le conducteur de la Ferrari, celui d'une autre

utilitaria.

De même, le fait d'emprunter à trois reprises le même itinéraire dans la ville révèle une sensibilité particulière à la fréquentation des lieux traversés et aux variations de densité de population et d'animation des mêmes endroits à mesure que l'heure avance. Cette

attention à l'autre

et à la présence humaine sur l'espace public est si forte que Mme B. s'étonne au passage lorsqu'il n'y a plus personne (effet de désertification) : "L'école est fermée, il n'y a plus un seul garçon; c'est un vrai désert; où sont-ils tous passés ?". Et cette importance du regard et de la présence de l'autre lui semble réciproque puisqu'elle dira avoir "l'impression que les gens regardent plus intensément une petite voiture, comme si l'utilitaire attirait plus l'attention". D'autre part la

petite taille du véhicule et du

capot

induisent une conduite que l'on pourrait qualifier de "conduite de proximité" ou de

conduite à vue.

Lorsque c'est étroit, on passe au jugé; lorsqu'il faut virer, on n'a pas besoin d'anticiper et la direction assistée fait que le véhicule obéit littéralement au doigt - et à l'oeil

!

D'où un sentiment de sécurité accru : "La petite voiture est plus sûre, en ville, que la grosse voiture, tout simplement parce qu'on la conduit différemment" : le plus souvent, on a moins besoin de ralentir car on peut mesurer les distances de manière plus immédiate; on peut virer sec même en présence de piétons; on peut s'avancer jusqu'à la limite d'un stop ou d'un autre obstacle, pour voir si l'on peut déboîter, ... Bref, grâce à un surcroît de visibilité, "on élimine inconsciemment toutes les prises de risques". Il y a peut -être là un critère de latinité : le sentiment de sécurité semble attaché au fait de voir - à la différence et peut-être même par opposition à la germanité qui le rattacherait davantage à la solidité du véhicule.

Troisième modalité : la

temporalité discontinue.

"On voit tout simplement tout et on prend le temps d'admirer le panorama". Les deux critères (spatial et temporel) sont intimement liés.

Le

régime de visibilité propre à la petite voiture ne touche pas seulement le rapport à l'autre ou la façon de conduire : il modifie aussi le regard porté sur les choses et sur la ville. Ainsi Mme B. ne cesse-t-elle de décrire, au cours du parcours, l'environnement traversé par une suite ininterrompue d'observations sur les chantiers en cours, les autres voitures, les façades des bâtiments, le bus immobilisé, la publicité, l'esthétique d'une restauration récente, le théâtre ou l'école, les couleurs automnales de la montagne derrière les profùs de la cité, les vitrines des magasins, ... Mais ce qui est le plus frappant, c'est moins cette attention à tous

les

détails de l'environnement

qu'engendrerait l'ouverture du véhicule que la nature fragmentaire de ces observations; c'est moins l'environnement en lui-même que

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la façon dont il apparaît et émerge à la conscience. En l'occurrence, c'est moins un panorama, comme le dit la personne enquêtée, qu'une suite de tableaux successifs ou de flashs, interrompus par d'autres observations (sur les gens ou sur la circulation), comme si la petite voiture, dans sa disparition imaginaire, ménageait des effets de surprise ou de découvertes et réactivait une certaine capacité d'étonnement de l'usager ordinaire de la ville. Les objets sont moins matériaux ou composants de l'environnement urbain qu'événements dans un parcours, dans une dynamique, dans une mobilité.

Le

petit véhicule n'induit donc pas seulement une conduite plus spontanée et une plus grande capacité d'improvisation dans les déplacements urbains, elle génère un regard impromptu et une perception discontinue du paysage.

Hypothèse. L'observation, en actes, est discontinue. Le fait de réactiver la conduite de l'automobiliste (de la raviver) génère moins une vision panoramique de la ville qu'une vision événementielle.

Dans le document Le petit véhicule à l'épreuve de la ville (Page 180-182)