• Aucun résultat trouvé

Vive, impulsive, informelle et critique

Dans le document Le petit véhicule à l'épreuve de la ville (Page 188-193)

Entretien TI 14

PROFIL - ENTREPRENEUR

ET

"VITELLONI"

Pierre est âgé de

48

ans. Un peu fanfaron, c'est un angoissé et un malin, qm cherche à retrouver une juvénilité et aime jouer sur les conventions. Entrepreneur, il a longtemps roulé uniquement avec des grosses voitures et possède encore une Mercedes, pour se mettre en représentation vis-à-vis de ses clients. C'est pourtant à la suite d'une anecdote vécue à Milan avec un client

46

Ce sentiment peut d'ailleurs être associé à sa propre peur lorsque de la petite voiture elle

180

suisse-allemand qu'il s'est décidé à acheter une petite voiture : "Comme l'homme était malade, ne pouvait ni marcher ni prendre le métro, et comme sa femme voulait faire des courses en ville, je me suis retrouvé coincé tout l'après-midi dans la circulation avec ma mercedes, mes deux clients et le sentiment d'être pris au piège de la grande ville". Son choix s'est porté sur ce qui pour lui est "la plus petite qui soit", une nuova Fiat

500,

véhicule quelque peu mythique qui lui rappelle son enfance en Italie et qui lui semble, non sans humour, réunir toutes les fantaisies et qualités de l'Italien moyen : habileté, fourberie, efficacité et agilité.

Il n'a pas beaucoup de temps à nous consacrer, mais comme il est bavard et extraverti, le parcours commenté est effectué.

CONTEXTE GENERAL - LE MOUVEMENT PLUS FORT QUE

lA

VITESSE

La

500,

pour son propriétaire, n'est pas un objet de culte ni un modèle social ou écologique, elle est plutôt

un instrument de distanciation et d'anti-conformisme.

Mais il ne s'agit pas d'un anti-conformisme dandy. Il n'y a aucune naïveté dans ses choix et il a pleine conscience de jouer avec des valeurs. Le théâtre qu'il joue ne vise donc pas le spectacle ou l'illusion. Ce n'est pas la distinction sociale qu'il cherche, et il n'a que faire de l'image qu'il donne, travaille aussi bien avec des Suisses-allemands qu'avec des Italiens et se situe donc au-delà de ces trop simples conventions de distinction. Mais la comédie sociale, une fois reconnue, doit être jouée. En tant qu'entrepreneur, il sait qu'il doit toujours être "le plus ceci" ou "le plus cela"; on ne peut convaincre qu'au superlatif. Avoir la plus petite voiture, c'est dès lors moins s'opposer à la plus grande (il ne revend d'ailleurs pas sa mercedes pour autant) qu'établir une distance critique par rapport au jeu ordinaire des représentations sociales, des relations entre entrepreneur et client et des effets du superlatif. "Je me suis enfm débarassé de ma grande voiture, même si je la possède toujours". En clair : il s'est débarassé du symbole, ce qui le libère de se débarasser de l'objet. Il n'y a donc aucune logique de substitution entre un type de véhicule et un autre 47.

Si le petit véhicule dès lors autorise un tel effet de distanciation (et non d'opposition), celui-ci se décline sur plusieurs modes qui resaisissent le comportement et la philosophie de l'interviewé. Produire de l'informel mais pas de l'anarchie pour autant. Etre contre l'ordre établi mais ne pas déranger, détester la loi mais respecter la règle, être pratique mais ne pas renier le confort

47

Le petit véhicule ici relève d'une logique de critique sociale qui ne repose pas sur une opposition de principe mais sur un écart, une distance, un regard par rapport à la vie et à la logique symbolique dont relève le monde de l'automobile.

181

pour autant.

L'utilitaria,

semble dire l'interviewé, c'est une voiture du mouvement plus que de la vitesse - même si du même coup elle est souvent plus rapide qu'une autre.

Ainsi le petit véhicule permet-il de réintroduire de la spontanéité dans notre hyperactivité. On ne peut lutter contre celle-ci, mais on peut par contre tenter d'y échapper et la Fiat

500

en est le véhicule par excellence. Elle

réintroduit de

l'humour et de l'informel dans des comportements formels et standardisés. D'où

un

jeu conscient de personnification

: "Ma nouvelle

500

est comme une secrétaire en plus : efficace, fiable; je la maltraite un peu parce que je ne me préoccupe pas trop de son état". D'où aussi aussi des jeux de défi qu'il s'adresse à lui-même, comme par dérision de son propre besoin d'auto-affirmation : "Quand je me déplace avec des amis qui se moquent de ma 500, je suis poussé à leur montrer tout ce que l'on peut faire avec : je parie avec eux que je passe entre deux voitures, que j'arrive à me garer dans les endroits les plus impossibles, que grâce à l'agilité de la voiture je suis plus rapide que les autres, ... ". Et même s'il y a peut -être derrière ces jeux un enjeu plus existentiel (c'est un

"vitelloni", quelqu'un

qui est marqué, l'âge venant, par un certain besoin de s'auto-affirmer vis-à-vis de ses pairs - il faudrait dire ici "de ses impairs"), cet enjeu et ces jeux ne sont jamais inconcients et ne mènent jamais à la transgression du code.

De même le petit véhicule permet de réintroduire de la flexibilité dans la rigidité des rapports sociaux (non seulement il prête facilement sa Fiat à n"importe qui, le samedi ou le dimanche, parce qu'en semaine il s'en sert, mais il prête désormais la grosse voiture également et n'importe quel jour de la semaine). La 500 ici réintroduit du temps non programmé dans un temps programmé, de la multi- voire

de l'omnifonctionnalité dans la spécialisation fonctionnelle des

tâches et du quotidien.

"Moi, j'utilise la voiture pour le boulot; avant, je prenais le vélo pour acheter des cigarettes, pour aller à la poste, pour chercher de l'argent à la banque, ... ; maintenant, j'ai une petite voiture, je l'utilise tout le temps, pour tout et pour n'importe quoi, car avec elle je peux tout faire !" D'où une insistance toute particulière à vanter le côté pratique du véhicule, beaucoup plus que son confort : "Moi je me sens bien dans une grosse voiture avec plein de gadgets, mais je me sens tout aussi bien dans ma

500.

Elle n'a aucun accessoire et cela ne m'intéresse pas d'en avoir. La seule chose qui m'intéresse, c'est son énorme côté pratique !" Bref, c'est une voiture à tout faire.

Peut-être même pourrait-on dire qu'elle permet de réintroduire de l'imaginaire dans la standardisation des formes automobiles, des souvenirs inattendus ou des images surprenantes dans l'amnésie généralisée d'une circulation homogène, inconsciente et conforme. "Conduire mon

utilitaria

me rappelle mon enfance, lorsque je voyais passer le laitier ... ".

182 LA PETITE VOITURE ET lA VILLE - UN ORDRE FUSIONNEL

A cette conception de la spontanéité, de la légèreté et de l'agilité du petit véhicule va renvoyer une valorisation de la pulsation, de la vibration et des mouvements de la ville. Pour preuve, les seuls moments d'angoisse énoncés par l'interviewé sont les moments de silence et d'immobilisation dans la ville, lorsqu'il reste coincé derrière un gros camion ("Sa masse me fait peur et j'ai alors l'impression que la petite voiture m'isole du reste du monde") ou lorsque la réglementation l'impose : "Je suis arrêté à un stop; s'il y a silence, alors c'est l'angoisse; il me semble que je suis seul en un point dangereux du trafic". La Fiat

500

n'est donc sécure que dans une circulation très dense; sinon, elle est perdue. C'est un peu comme si elle avait besoin de la mobilité des autres pour survivre à sa propre mobilité. Ce n'est que dans le mouvement qu'elle peut se débrouiller et déployer ses qualités propres ("L'agilité me fait me sentir comme un poisson dans l'eau, je me sens moi-même

vif

et rapide"). Elle n'a d'existence que dans un rapport fusionnel avec les autres.

Ainsi, si la petite voiture permet de réintroduire de la spontanéité dans les comportements, elle contribue ou doit contribuer à réintroduire de la vie dans la ville. Ce n'est pas pour des raisons environnementales mais pour des raisons médiales, d'urbanité et de micro-socialité que la petite voiture est intéressante ("Plus qu'une conscience écologique, j'ai développé une conscience urbaine"). Il faut que la ville vive et la micro-mobilité à ce titre est éminemment souhaitable. Deux effets contribuent à alimenter cette croyance et ce plaidoyer pour un rapport fusionnel et vivant au milieu urbain : un effet de rapprochement social et un effet de dilatation environnementale.

D'une part l'interviewé met en avant le

sentiment de proximité avec l'autre :

"J'ai l'impression de pouvoir parler avec les piétons qui défùent à côté de moi et d'être plus près de leurs problèmes". Ce qui peut être rattaché au sentiment de déculpabilisation qu'il éprouve lorsqu'avec la liberté d'un piéton il se gare en dehors des places réservées : "J'ai l'impression de ne déranger personne, ni les piétons, ni les cyclistes, ni les handicapés en chaise roulante. Je me sens un petit peu comme eux. J'arrive même à sourire à un agent de police ... ". Et ces remarques vont même jusqu'au déni de son statut d'automobiliste : "Je ne me sens plus un automobiliste".

D'autre part l'interviewé souligne le

sentiment de dilatation de l'espace

que produisent la configuration et la transparence de l'habitacle. Dilatation de l'espace intérieur d'abord ("Le pare-brise me semble plus grand, même si l'on pourrait démontrer le contraire : ... "); mais aussi dilatation de l'espace extérieur ( ... c'est probablement dû au fait que la distance entre l'intérieur et l'extérieur est beaucoup plus réduite"). La transparence ici est valorisée à travers l'expression,

183 très littérale, d'une lisibilité de l'environnement urbain : "L'ampleur visuelle me donne une sensation d'immédiateté et me conduit à lire les actions dans les magasins"; plus loin, il dira expressément qu'en ayant tendance à circuler plus lentement, il parvient même à lire le titre des livres exposés dans la vitrine d'une librairie. Est -ce la petite voiture qui est dans la ville, ou bien celle-ci qui est dans celle-là ?

184

Chapitre

5

Dans le document Le petit véhicule à l'épreuve de la ville (Page 188-193)