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c'est cette fois la conduite qui détennine les représentations du véhicule comme les modalités de perception (ou d'a-perception) du milieu urbain : c'est par la

Dans le document Le petit véhicule à l'épreuve de la ville (Page 196-200)

implicitement représentée comme "une voyante" (qui lit dans les lignes de la voiture en pré-figurant la forme et l'usage automobiles du futur).

188 pratique et la description en actes des parcours que l'on peut reconstruire les représentations latentes du véhicule ou de la ville. Et le nombre des situations d'entretien concernées est cette fois plus grand.

D'abord la petite voiture est cette fois considérée comme

un medium,

c'est-à­ dire comme un outil intermédiaire entre l'homme et le milieu dans lequel il vit. Rien de plus naturel, dira-t-on à nouveau, n'importe quel moyen de transport mérite une telle appellation. Et pourtant, on peut trouver à la relecture des entretiens concernés, une

fonne active de médiatisation

: il s'agit de montrer combien l'automobile, quel que soit son look, son confort ou son degré de sécurité, est commode, appropriée, d'un usage simple et prosaïque. Il s'agit là, par une conduite adéquate, de réduire l'automobile, non plus à un objet froid mais à

un véritable outil

: on ne se défend plus contre la tendance à personnaliser le véhicule (au contraire on aura tendance à y investir une forte charge affective, à en prendre soin ou à la servir), mais contre celle à l'esthétiser ou à lui attribuer des propriétés synesthésiques particulières. Et même si celles-ci ne sont pas forcément reniées, chacun semble vouloir faire la preuve, par la conduite, du prosaïsme du véhicule, de sa commodité, de son utilité - comme s'il fallait cette fois se défendre de lui attribuer une valeur esthétique.

Ensuite, ce

medium est naturel,

ce dont témoignent les trois formes principales de conduite convenues que l'on peut distinguer : la retenue, la conformité et le détachement.

Les

conduites de retenue

en premier lieu sont inscrites sous le signe paradoxal du

ralentissement

et de la

vivacité.

On conduit plus lentement en ville, mais paradoxalement de manière plus vive

(TilO);

on conduit plus lentement que lorsque l'on était jeune, mais avec plus de compétences (BE13); on conduit plus lentement que dans une grosse voiture, mais on est plus mobile; ... Innombrables sont en effet les réflexions sur l'agilité que requiert la conduite d'un petit véhicule : ce que les uns ressentent comme une nécessité sécuritaire, un accroissement de vigilance lié à la petite taille du medium et au sentiment d'être sous la menace quasi permanente d'un choc écrasant, est ressenti par les autres (et/ou les mêmes) comme une sorte de don divin, comme un surcroît d'éveil et d'attention, lié toujours à la petite taille du véhicule mais cette fois au sentiment d'en maîtriser totalement les mouvements grâce à la simplicité de son maniement et à l'immédiateté de ses commandes. La représentation latente de la petite voiture, par métonymie, est ici celle de l'éveillée.

Or un tel éveil attribué au véhicule interdit en retour la molesse de comportement, l'encombrement des rues ou le ralentissement des autres. Il revalorise certaines compétences - une habileté à manoeuvrer facilement, à remplir le coffre, à épuiser ses possibilités d'usages (multifonctionnalité) ou à se

189 faufiler entre les obstacles; sous-entend en outre une réelle curiosité vis-à-vis de l'extérieur - une attention implicite aux autres, aux vitrines ou au déplacement. La

ville

s'en trouve

mobilisée,

à la fois au sens où elle est animée par ces mouvements (réellement et imaginairement) et où c'est elle qui, d'un point de vue perceptif, paraît se déplacer - un peu comme si la vitesse lente du véhicule et l'immobilisation du corps en son intérieur induisaient une inversion du référentiel (TilO) 50.

Les

conduites de conformité,

en second lieu, désignent un mouvement fusionne! de mise en forme réciproque. Entre l'accord et la soumission, entre l'imitation et l'assujettisement à un modèle, la conduite de conformité est moins une conduite qui est conforme qu'une conduite qui rend conforme. S'il faut rouler "à vitesse convenable", c'est sans doute pour se conformer aux règles élémentaires de la circulation, mais c'est aussi pour se laisser le temps de voir, de saluer, voire de causer (BElO). S'il faut rouler de manière neutre et dépasser l'alternance de ralentissement puis de stress pour adopter une conduite souple, précise, technique, que le petit véhicule peut-être favorise, mais qui pour

finir

doit être indépendante du type de véhicule (TI15), c'est sans doute pour être en règle, mais c'est surtout pour s'auto-affirmer en con-formant littéralement l'image du véhicule, l'expression de son usage et la représentation de soi. Un tel "devenir­ conforme" désigne donc avec précision le mouvement "de ce qui se forme ensemble", les mouvements de co-détermination entre la conduite et le véhicule, son conducteur et la ville. "A petite voiture, petite ville et conduite ralentie", semblent dire de nombreux conducteurs (cf. en particulier Tl15).

La représentation latente du véhicule générée par ce type de conduites, conformes, est alors celle de

l'adéquate,

représentation qui ne peut que s'auto­ légitimer dans les mouvements précédents de co-détermination. Une telle adéquation peut être entendue en un triple sens : celui d'une adaptation du véhicule à son milieu urbain ("La petite voiture est moins agressive vis-à-vis des usagers les plus faibles"), celui d'une appropriation facile de son intérieur et de sa manipulation (le véhicule intérieurement est un véritable chez-soi, un prolongement du logement, Tl15), celui même d'une véritable incarnation (un sur-vêtement rajeunissant, un vêtement protecteur fait à sa taille, à sa mesure, à son image). L'adéquation est totale et la

ville

du coup est

humanisée, soit que je

reconstitue ma propre bulle et mon chez-soi douillet dans un milieu urbain qui disparaît de ma représentation, soit que de manière active je privilégie, par un usage adéquat de la petite voiture, l'échange avec le piéton, la parole

50

A cette mobilisation de la ville par la petite voiture, peuvent être rattachés tous les effets perceptifs de dilatation (effet d'aggrandissement, BE13), de rapprochement (effet lunettes, VD12) ou d'anamorphose de l'espace urbain.

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téléphatique et le rapport médial : la tendance en Suisse allemande à opposer grands axes qui sous-entendent une soumission aux normes et petites rues qui sous-entendent au contraire une négociation permanente des droits et devoirs réciproques de l'automobiliste et du piéton est à ce titre significative

51.

Les

conduites de détachement,

enfm, signifient autant une forme d'insouciance par rapport au véhicule que de maîtrise de soi et d'indépendance par rapport au monde. Pour certains, la conduite d'une petite voiture est exactement semblable à celle d'un autre véhicule, de sorte que les conditions de conduite, inchangées, donnent un sentiment de contrôle qui libère des soucis de la circulation et met volontiers le conducteur dans une attitude de flânerie (BEll). Entre le contrôle de soi et la flânerie, la conduite se révèle alors habituelle et expressément banale. Pour d'autres, une telle facilité de conduite débouche sur la volonté de démystifier l'usage et la spécificité du petit véhicule : il n'y a pas lieu de faire des comparaisons ("On ne se détache jamais que de la comparaison"

52)

: une utilitaire est une voiture comme les autres, il faut savoir entretenir une relation prosaïque par rapport à son usage et préserver un esprit pratique, détaché de préoccupations esthétiques qui sont du reste jugées actuellement en perte de vitesse

(TI12).

La représentation émergente de la petite voiture est ici celle de

l'authentique.

La petite voiture littéralement fait foi, elle est un fait indubitable, avéré, certain, réel de la ville contemporaine; on ne peut plus aujourd'hui la remettre en question ou la considérer comme un épiphénomène (le stéréotype de la fiction n'a plus lieu d'être); d'un côté elle est devenue une voiture

ordinaire,

de l'autre, elle remplit des fonctions

utilitaires.

Comme véhicule qui rend service, qui peut constituer une véritable prothèse pour personnes âgées et dont l'usage s'est d'ores et déjà banalisé et répandu dans toutes les classes d'âge, c'est donc un véhicule qui authentifie la ville et la vie urbaine autant que la ville elle-même en authentifie la présence.

Ville

en quelque sorte

naturalisée

dans et par la diffusion de la petite voiture. D'un côté, c'est comme si la petite voiture s'y trouvait plus à l'aise, parce qu'elle est faite pour être vue du dehors (cf. par exemple les remarques sur le fait que l'image de la petite voiture est une image de l'extérieur par opposition à celle

51

Sur un mode mineur et sans aller jusqu'à la représentation d'une ville humanisée par l'usage de la petite voiture, la ville est du moins représentée comme épargnée, soit que je ne m'en préoccupe pas et que je me donne simplement bonne conscience en ayant le sentiment de contribuer à un mouvement général de miniaturisation de la circulation urbaine, d'amélioration implicite de ses conditions de vie etjou d'évolution inéluctable vers la ville de demain, soit que je m'auto-culpabilise de circuler en voiture en ville (conscience écologique) et que je légitime cet usage par le fait que le type de véhicule favorise l'échange, la parole et une certaine convivialité de quartier.

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de la grosse voiture qui appartient avant tout à un imaginaire de l'intérieur, BEll), de l'autre c'est comme si la ville retrouvait à travers sa mobilité de nouvelles raisons d'être parce qu'elle est perçue différemment et en quelque sorte redécouverte (cf. par exemple l'effet patrimoine décrit en

T112).

3. UN VEHICULE EXISTENTIEL DANS LE PAYSAGE URBAIN

- CONDUITES D'ECHAPPEMENT

Conduites d'affrontement, conduites de convenance, ... Entre ces deux grandes catégories de comportements qui schématiquement peuvent être opposées l'une à l'autre, il est possible d'échapper. Nombreuses en effet sont les situations dans lesquelles le conducteur, loin de s'énerver contre un véhicule et une ville qu'il se représenterait a priori comme hostiles ou à l'inverse de se les représenter a posteriori comme les deux pôles d'une relation fusionnelle, conviviale et ordinaire, échappe aussi bien aux contraintes de la circulation qu'à celles de l'espace réglé, du temps programmé ou de son propre mode de vie.

Mais l'échappement, comme on sait, n'est pas seulement une façon de se tirer d'embarras, il désigne aussi un mécanisme régulateur (celui par exemple qui, en horlogerie, transforme le mouvement de translation du balancier en un mouvement de rotation, tout en donnant le temps). Et la métaphore, comme on va voir, peut faire jouer à la petite voiture des rôles semblables de régulation et de synchronisation du fonctionnement réel et imaginaire de la ville.

On peut alors faire remarquer que les représentations latentes que nous dégageons rétrospectivement des entretiens ne sont cette fois pas plus déterminées par les conduites qu'elles ne les déterminent. Il s'y mêle tout un jeu d'images vives et spontanées, qui alimentent, détournent ou échappent au sens des déterminations : entre images spontanées, pratiques réelles et représentations latentes, il y a cette fois co-détermination et circulation du sens.

De fait, la petite voiture est cette fois traitée comme

un véhicule.

Quoi d'étonnant, dira-t-on, une fois encore. Cet objet intermédiaire ou ce medium sert bien à transporter des gens ou des marchandises d'un point à un autre. Et pourtant, on sent à la lecture de ces entretiens que le transport ne se réduit pas à cette dimension fonctionnelle, mais touche le rapport sensible au monde et ce qu'il convient alors d'appeler le

paysage urbain

: on ne se défend plus du côté

vivant de la petite voiture (ou de la tendance à la personnaliser), ni de son côté esthétique (ou de la tendance à lui attribuer des qualités sensibles), on les valorise au contraire. Mêlant l'utilitaire au symbolique et au sensible, la petite voiture véhicule ici du sens plus que de la matière.

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