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CHAPITRE 1 – LA RUE ET LES JEUNES : ENTRE VULNÉRABILITÉ ET

1.3. Les trajectoires de rue : entre tremplin et naufrage

1.3.4. Les voies de sortie de la rue

Malgré le risque bien réel de laisser sa peau dans la rue, il est désormais reconnu que plusieurs jeunes s’en sortent (Colombo, 2003, 2010b). Les auteurs qui se sont penchés sur le phénomène des « sorties réussies » les décrivent comme des processus complexes dont l’issue dépend d’abord des jeunes eux-mêmes et, ensuite, de leur entourage et des ressources d’aide (Colombo, 2003, 2010b; Karabanow, 2008).

Le chemin vers la sortie peut être long et hasardeux (Colombo 2003, 2010b; Karabanow 2006, 2008) et comporte souvent de nécessaires « retours en arrière » (Castel, 1998, cité dans Colombo, 2003, p.203). En moyenne, les jeunes effectuent six tentatives avant de réussir leur sortie de manière permanente (Karabanow, 2008, p.775). La sortie peut être particulièrement difficile pour les jeunes qui ont passé beaucoup de temps dans la rue (Karabanow, 2008, p.781).

Pour Colombo (2003), le processus de sortie de rue doit être compris avant tout comme « un passage d’un mode de vie marginal (celui de la rue) à un mode de vie plus conventionnel » (p.207). À ce titre, les jeunes entreprennent un chemin de transformation identitaire traversé par des dynamiques antinomiques : le désir de continuité et de rupture par rapport au vécu et au statut de la rue (p.198); un sentiment de maîtrise et d’insécurité associé à la transition (p.199); un élan d’émancipation et de dépendance de la famille, du groupe de

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pairs et des institutions d’aide (p.200); et un sentiment de plaisir et de déception menant à la recherche de nouvelles sources de satisfaction (p.201). Dans une veine similaire, Bellot, Rivard et Greissler (2010) définissent la sortie de rue comme « un processus d’intégration biographique de l’expérience de la rue, qui va d’un affranchissement complet à une affirmation absolue de cette expérience » (p.177).

Pour réussir leur sortie, les jeunes adultes s’investissent dans des actions concrètes, par exemple, prendre du recul face aux pratiques et à la culture de la rue (Karabanow, 2008, p.785), accepter de recevoir de l’aide (p.779), développer et s’investir dans un projet d’avenir (p.773), restructurer leurs liens sociaux (p.773), et changer de routine (p.773). Colombo (2003) rajoute que les jeunes sortants doivent apprendre à accepter les contraintes (p.199), se responsabiliser vis-à-vis de leurs choix, leurs échecs et leurs succès (ibid.), apprendre à se faire confiance (ibid.), (ré)apprendre à prendre soin de leur corps (p.204) et faire un retour sur leur histoire personnelle pour se la réapproprier (p.201).

Un des plus grand défis qui attend les jeunes qui souhaitent tourner le dos à leur vie marginale est celui de dépasser la stigmatisation sociale associée au statut de « jeune de la rue » (Karabanow, 2008, p.786). Pour arriver à dépasser cette identité négative, les jeunes ont besoin de la reconnaissance de pairs et, souvent, d’un adulte significatif (Colombo, 2003, 2010b; Parazelli, 1996).

Plusieurs jeunes se tournent d’abord vers leur famille pour recevoir la reconnaissance dont ils ont besoin pour se sortir de l’identité négative associée à leur histoire de rue (Colombo, 2010b). Lorsque la reconnaissance y est insuffisante, ils sont « contraints d’aller chercher des éléments de reconnaissance au sein d’autres contextes relationnels, qu’ils se sont appropriés pour négocier avec plus d’assurance une nouvelle position identitaire » (Colombo, 2010b, paragr.25). À ce titre, les ressources pour jeunes sans-abri jouent un rôle pivot dans les processus de sortie chez les jeunes (Colombo, 2003; Karabanow, 2008) : « A majority of participants described diverse service provisions as ‘surrogate families’ and ‘brokers’ between street culture and mainstream living » (Karabanow, 2008, p.780).

Il est important de noter que le repositionnement identitaire ne peut se réaliser qu’en référence au statut antérieur (de « jeunes de la rue ») (Bellot, Rivard et Greissler, 2010; Colombo, 2003, 2010b). À ce titre, de nombreux jeunes ne rompent pas complètement avec leur entourage pendant (et même après) leur processus de sortie de rue. Garder un pied dans la

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rue leur permet, en effet, de continuer à réorganiser leur rapport aux valeurs et aux pratiques dont ils désirent, à terme, se distancier (Colombo, 2003; Karabanow, 2008).

Finalement, la sortie de rue ne peut pas se faire sans la référence à son passé en amont de la rue, ne serait-ce que parce que l’idée même que le jeune se fait de ce qui est « normal » est inscrite en continuité avec ses expériences antérieures (Colombo, 2010b).

Conclusion du chapitre 1

Les jeunes en situation de rue sont des adolescents et des jeunes adultes qui connaissent une précarité résidentielle et matérielle et s’identifient, plus ou moins fortement, au monde social de la rue (Bellot, 2001; Colombo, 2010b; Côté, 2013; Karabanow, 2006; Parazelli, 2002). L’expérience de rue chez les jeunes peut être décrite à partir de plusieurs dimensions : leurs stratégies de survie, leurs habitudes de consommation, leurs rapports d’amitié, et leur investissement auprès de leur famille et des intervenants (Karabanow, 2006; Kelly et Caputo, 2007, Roy et al., 2006).

Le phénomène des jeunes en situation de rue a souvent été considéré avec incompréhension, crainte et désapprobation par les chercheurs et les intervenants (Bellot, 2001). Or, pour certains jeunes, le passage à la rue s’inscrit dans une quête de soi et la recherche d’une place sociale reconnue (Colombo, 2010b; Hamel et al., 2012; MacDonald, 2010). À ce titre, elle répond aux aspirations de liberté, de reconnaissance, d’affection et d’appartenance – bien légitimes – de ces jeunes.

Il est donc possible de voir les jeunes de la rue non seulement comme un phénomène de marginalisation (Barel, 1982) et de relégation (Castel, 1995) dans l’espace de la rue mais aussi comme un phénomène d’appropriation (Mendel, 1992), représentant pour ces jeunes, à un certain moment de leur vie, le plus signifiant des univers de socialisation à s’approprier pour se réaliser eux-mêmes (Parazelli, 2000, p.12-13).

Colombo (2003) invite à considérer la rue comme une étape dans un processus d’affranchissement personnel dont les jeunes sont les principaux acteurs. De ce point de vue, le danger n’est pas la situation de rue en tant que telle, mais plutôt les dynamiques d’enfermement et les conditions néfastes qui réduiraient leurs chances de pouvoir se réaliser à long terme (Bellot, 2001; Colombo, 2003; Parazelli, 2002).

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Par ailleurs, l’expérience dans la rue, tant au niveau des pratiques que du sens accordé aux expériences, est façonné par le passé familial et institutionnel des jeunes (Bellot, 2001; Parazelli, 2002; Colombo, 2010b). Dans le prochain chapitre, je présenterai les contours et les enjeux d’une expérience commune à plusieurs jeunes en situation de rue : le placement.

CHAPITRE 2 – LES ANTÉCÉDENTS DE PLACEMENT : PRATIQUES DE