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CHAPITRE 4 – ANATOMIE D’UNE TRAJECTOIRE DE RUE, À PARTIR DU

4.2. Vivre dans le milieu de placement : entre opportunités et contraintes

4.2.4. Rapport aux adultes et aux règles de vie

Au cours de leur histoire de placement, les jeunes ont connu plusieurs adultes chargés de leurs soins mais aussi chargés à faire respecter les règles du milieu. Les jeunes entretiennent différents rapports avec ces adultes et avec le cadre qui leur est imposé.

Manquer de pouvoir ou de considération

Avoir peu de marge de manœuvre est une impression souvent évoquée par les jeunes lorsqu’ils racontent leur histoire de placement et décrivent leurs rapports aux adultes. Celle-ci se manifeste à l’égard de différents aspects de leur expérience de protection : les contacts avec la famille, le choix de son intervenant de suivi, la durée et le type d’hébergement et même la gestion des activités quotidiennes. Une fois pris en charge par le système, constate Esther, « c’est surtout eux-autres [les adultes] qui prennent les décisions » (E).

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Parmi les jeunes de l’étude, Esther évoque avec le plus de véhémence les sentiments d’impuissance, de méfiance et d’aliénation qui découlent du fait d’avoir très peu de pouvoir sur sa situation. Elle répète à plusieurs reprises durant l’entretien, qu’elle s’est sentie traiter, de manière injustifiée, comme une « criminelle » (E) en centre jeunesse, notamment quand elle est déplacée vers un cadre sécuritaire. « Ils font que tu te sens mal; ils te font sentir mal, […] Comme si t’es de la marde, dans le fond » (E).

À ses yeux, même lorsqu’on lui présente des choix, les adultes manifestent très peu d’égards pour son avis et ses intérêts. « C’est parce qu’ils t’offrent rien que deux choix puis tu choisis en dedans de ça. Soit que tu le fais, ou soit que tu manges de la marde. Puis après ça ils viennent te dire que c’est ta décision puis toute » (E).

Très tôt, son expérience de placement est marquée par le sentiment d’avoir été trompée. Lors de son retrait initial du milieu familial, Esther accepte de signer des mesures volontaires pour être placée durant 1 mois; mesures « semi-volontaires », selon elle, car « si je refuse, ils vont me faire passer en Cour » (E). Finalement, son placement initial finit par être étiré d’un an, moyennant deux visites en Cour, puis ensuite, jusqu’à la majorité. « T’arrives pas là à 14 ans puis ils te disent : ‘T’es pognée jusqu’à 18 ans’. […] Ils le font, mais tu sais, comme, progressif. En 1 an, ils te donnent un peu d’espoir que tu vas t’en aller, mais tu t’en vas pas » (E).

Le sentiment d’aliénation qu’Esther éprouve en centre d’accueil est exacerbé par ce qu’elle perçoit comme un manque de « sens » (E) dans les mesures de contrôle. Placée dans une unité sécuritaire à cause de ses accès de violence, elle a néanmoins le droit de sortir pour travailler. « Je vivais comme une personne qui était en ouvert, mais sauf que quand j’étais au centre d’accueil, je vivais comme une sécuritaire » (E). Dehors, Esther travaille dans une cuisine « avec des gros couteaux » (E). À l’intérieur du centre, milieu qu’Esther qualifie de « super sécuritaire » (E), « t’as pas le droit à tes lacets, pas le droit à ta ceinture, aucune affaire à cordon; ils te fouillent, puis toute; t’as pas le droit à des rasoirs; toutes les affaires que tu peux te mutiler, te couper, tout ça, en tout cas, t’as pas le droit à ça. Puis là tout est barré » (E).

En outre, Esther fait très peu confiance à sa mère et à sa travailleuse sociale. « Moi je pense pas que je paranoïe, là, […] la travailleuse sociale que j’avais, justement, elle me

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rencontrait quasiment jamais; elle rencontrait ma mère sans moi […]. Je suis sûre qu’elle la manipulait pour que je puisse pas sortir, des affaires de même » (E).

L’impuissance générée par le contexte de protection peut aussi se transposer sur les relations des jeunes avec leurs parents. Chérie rappelle l’obligation de demander la permission pour avoir des contacts avec sa mère. « Il faut tout le temps qu’il y ait quelqu’un, comme ta famille d’accueil ou ton travailleur social qui soit d’accord » (C). Dans ce contexte, un oubli de la part de l’intervenant intermédiaire peut être vécu douloureusement par les jeunes. Matthew se rappelle encore une telle occasion : « J’ai fait […] un gros panier pour ma mère; un basket avec plein d’affaires : il a jamais été envoyé chez ma mère! Le colis que ma mère m’a envoyé avec mon happy-face, m’a jamais été envoyé! » (M).

Pour Francis, le plus difficile est la période en contexte sécuritaire, un temps d’éternelle attente : « On passait quasiment 6, 7 heures dans nos chambres, par jour » (F).

Face aux contraintes du milieu de placement et au rôle des intervenants comme figures d’autorité, les jeunes s’ajustent différemment. Depuis que Francis est placé, il n’a qu’une idée en tête : « Sortir d’icitte. Sortir d’icitte » (F). Sa stratégie consiste à « faire mon temps » et à se faire le plus discret possible pour ne pas attirer l’attention.

J’étais tout le temps calme en plus, là. […] Ben, fucking, j’étais vraiment trop tranquille, là! […] Des fois c’est moi qui m’enfermais dans ma chambre pour écrire des textes, man. Les intervenants venaient me voir. Ils disent : ‘Qu’est- ce que tu fais tout seul dans ta chambre?’, ‘Je travaille mes textes’. Ils disaient : ‘Ok! C’est beau!’ Puis ils sont partis me laisser faire ce que je voulais (F).

Chérie adopte une stratégie semblable lorsqu’elle est placée en centre d’accueil : J’étais plus dans mon coin, je passais plus mon temps dans ma chambre à rien faire, tu sais, à dessiner, faire des dessins, à écrire, toute. […] Je pouvais faire mes tâches comme ils le demandaient, tu sais, j’étais bien correcte, mais je voulais rien savoir de personne (C).

Une autre stratégie face aux frustrations générées par le contexte d’autorité consiste à le contester ouvertement. Tous les jeunes sauf Benoît rapportent avoir cédé, dans le milieu de placement, à des accès de colère. « Tu sais, j’en ai pété des coches! » (M). Alors que rester « tout le temps calme » (F) permet de rester sous les radars des intervenants, « péter des

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coches » (M) donne l’effet inverse : « Ben ils te mettaient en isolement » (E).

Être écouté et entendu

À certains moments de leur histoire de placement, les jeunes ont rencontré des adultes significatifs avec qui ils se sont sentis reconnus et entendus. Le fait d’avoir pu s’exprimer librement leur redonne un sentiment de maîtrise sur les événements de leur histoire.

Les intervenants chargés du dossier d’Esther finissent par exclure l’adolescente des rencontres visant la révision de sa situation de placement car, reconnait-elle, « des fois je pognais les nerfs » (E). Or, vers la fin de son histoire de placement, on envoie auprès d’Esther un conseiller clinique dont, pour la première fois, elle ressent une ouverture. « Puis là je pouvais tout le temps lui parler de n’importe quoi. Vraiment dire qu’est-ce que je pensais, là. […] Même si je disais plein de marde sur un éduc, il me coupait pas » (E). Elle lui fait assez confiance pour qu’il devienne son porte-parole durant les rencontres de révision. « C’est sûr que si je voulais de quoi d’absurde, il aurait pas été demander ça, là : il n’est pas cave non plus! Mais sur des affaires qui faisaient du sens puis toute, mais lui essayait que je l’aie » (E). Tracey et Chérie estiment que leur expérience de placement les a aidées à reconnaître la valeur de se confier aux intervenants. Lorsqu’elle arrive au centre d’accueil, Tracey garde le silence auprès de son éducateur de suivi car elle n’est pas à l’aise de s’ouvrir. « J’avais un blocage […] c’était difficile » (T). Constatant que son éducateur la perçoit comme résistante et qu’il écrit des notes à son dossier, Tracey décide de « s’aider un peu » (T). Elle commence par lui exprimer le malaise qu’elle éprouve. Cette ouverture finit par faire débloquer sa situation. « Après ça, il m’a montré comment je pouvais être à l’aise avec lui. Puis après ça, il me faisait des jokes. Puis, on niaisait ensemble. Ça j’aime ça » (T). Aujourd’hui, Tracey croit qu’il « faut parler quand on va pas bien, parce que sinon, on garde tout ça pour nous, puis là à moment donné, on pète, puis […] ça l’emmène plusieurs problèmes qu’on aurait pu éviter en parlant » (T).

Avoir des privilèges

Certains jeunes ont vécu ce qu’ils ont décrit comme des privilèges dans les milieux de placement en raison, notamment, de leurs bons comportements. À partir de son placement à majorité, Tracey s’investit de plus en plus dans le milieu. Grâce à l’autonomie dont elle fait

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preuve, elle est déplacée vers des milieux de vie moins restrictifs où elle se fait accorder plus de liberté. « Je suis la seule qui avait une chambre toute seule [en foyer de groupe], vu que j’étais la [plus] autonome » (T).

Tout au long de son placement, Matthew refuse de participer aux mauvais coups des jeunes « tannants » (M) avec qui il partage la vie en foyer de groupe : il ne consomme pas, il ne manque pas d’école, il respecte le couvre-feu. Parce qu’il se comporte bien, Matthew « a plus de droits que les autres jeunes » (M). Il peut sortir avec ses amis le soir jusqu’à 20h et, à l’occasion, de dormir chez eux, alors que d’autres jeunes n’ont le droit que de dormir chez leurs parents. De plus, en foyer de groupe, Matthew rencontre un couple avec qui il développe un fort lien d’attachement et à qui il demande de devenir ses parrain et marraine de baptême. Grâce à ce couple, Matthew se considère comme un jeune « un peu plus chanceux que les autres » (M). Ils l’invitent à passer des fins de semaine chez eux et l’inscrivent dans des activités. « Mon parrain, moi, c’est ça, je l’ai beaucoup aimé parce que lui m’emmenait vers le sport; […] Un des sports que j’aime beaucoup, c’est le golf; c’est un sport de riche, je suis un crisse de tout-nu; c’est lui qui m’a emmené jouer au golf » (M).