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CHAPITRE 3 – APPROCHER LE TERRAIN : CADRE CONCEPTUEL ET

3.2. Le cadre conceptuel : vulnérabilité et expérience

Deux concepts ont orienté mon regard sur l’histoire des jeunes, soit la vulnérabilité et l’expérience.

3.2.1. La vulnérabilisation : statut et processus

La vulnérabilité a été étudiée sous plusieurs formes par plusieurs auteurs : précarité, pauvreté, disqualification sociale (Paugam, 2013), exclusion (Roy, 2008), désaffiliation (Castel, 1994), marginalité (Castel, 1994), désinsertion (De Gaulejac et Taboada Leonetti, 1994), etc. Les définitions nombreuses servent à décrire un phénomène observable mais difficile à cerner intellectuellement (Roy, 2008).

Globalement, les réflexions sur la pauvreté, l’exclusion sociale ou la vulnérabilité « renvoient à un questionnement à propos de la place de chacun dans la cité, de son inscription dans les rapports sociaux et de sa capacité à y être reconnu » (Roy, 2008, p.13). Intimement liée aux valeurs et aux normes de la collectivité dans laquelle elle prend forme, la vulnérabilité emprunte différents visages selon les différentes sociétés et les différentes époques (Castel, 1994; Paugam, 2013; Soulet, 2008).

Au cœur du concept de vulnérabilité se trouvent deux réalités, soit le « dénuement économique » (Castel, 1994, p.11) et la perte de reconnaissance, c’est-à-dire l’expérience de « refoulement » vers « une position socialement dévalorisée » (Paugam, 2013, p.xvii). S’il fut un temps où l’indigence matérielle ne suscitait pas systématiquement la désapprobation sociale (Castel, 1994, p.14), aujourd’hui plus que jamais, pauvreté et discrimination sont

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inséparables : « Dans les sociétés qui transfigurent le succès en valeur suprême et où domine le discours justificateur de la richesse, la pauvreté est le symbole de l’échec social et se traduit souvent dans l’existence humaine par une dégradation morale » (Paugam, 2013, p.16). Les personnes pauvres « ne sont pas seulement privées de ressources économiques, elles exercent aussi peu d’influence sur le pouvoir politique et leur respectabilité correspond généralement à leur position sociale inférieure » (Paugam, 2013, p.17). Or, chez les personnes considérées vulnérables dans la société actuelle, la pauvreté matérielle est souvent accompagnée d’autres « handicaps » (Goffman, 1973) dont le cumul empêche définitivement les individus de « faire valoir leurs droits sur les autres » (Paugam, 2013, p.17) : problèmes de santé, sous- scolarisation, chômage, isolement social, toxicomanie, itinérance, dossier criminel…

Pour Paugam (2013) et Castel (1994), la vulnérabilité s’exprime en deux axes : d’abord, l’inscription professionnelle, comprise comme moyen de toucher à un revenu et obtenir un statut valorisé à travers l’emploi; ensuite, l’inscription relationnelle, comprise comme la qualité du lien avec les formes de « soutiens sociaux relationnels » (Castel, 1994, p.19) que sont, par exemple, les services sociaux et la famille; j’y ajoute les amis et les partenaires amoureux.

Par ailleurs, pour plusieurs auteurs, la vulnérabilité ne peut être comprise autrement que comme processus (Castel, 1994; Paugam, 2013; Perreault, 2008). Comme le propose Paugam, le processus de vulnérabilisation pourrait se définir comme « l’appauvrissement progressif des moyens par lesquels l’individu tire de son groupe d’appartenance à la fois une identité positive source de sa reconnaissance sociale et une protection face aux aléas de la vie » (2013, p.xix).

Penser la vulnérabilité en termes de processus – donc, comme « processus de vulnérabilisation » –, aurait deux avantages, selon Perreault (2008). Premièrement, cela « indique clairement que l’on envisage les processus sociaux qui rendent vulnérable, […] et non pas un attribut individuel, comme c’est trop facilement le cas avec le concept de vulnérabilité » (p.154). Deuxièmement, cela permet de « centrer davantage les réflexions et les pratiques […] sur les effets structurels [et] sur les interventions plus aptes à transformer ces effets pour en faire, plutôt, des effets structurants de sortie de la vulnérabilité » (ibid.).

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3.2.2. L’expérience : place aux acteurs

Jusqu’ici, j’ai décrit la dimension objective du processus de vulnérabilisation, qui se manifeste par la précarisation matérielle et la perte de statut. Il me reste maintenant à décrire comment elle se vit de l’intérieur par les personnes concernées, donc en termes « d’expérience » (De Gaulejac et Tabaoda Leonetti, 1994; Dubet, 1994; Goffman, 1973; Paugam, 2013).

Considérer la dimension subjective de la vulnérabilisation, c’est envisager les personnes touchées par la vulnérabilité non pas comme des récipients passifs, mais comme des acteurs, dotés de réflexion et d’un pouvoir d’agir (Bellot, 2001; Caiata Zufferey, 2006; Colombo, 2003, 2010a; De Gaulejac et Tabaoda Leonetti, 1994; Dubet, 1994; Goffman, 1973; Grell, 2004; Karabanow, 2006; MacDonald, 2010; Parazelli, 2002; Paugam, 2013; Turcotte, 2008).

Même lorsqu’ils sont dépendants de la collectivité, les pauvres qui sollicitent les services d’assistance ne restent pas dépourvus de possibilités de réaction. S’ils sont stigmatisés, ils conservent des moyens de résistance au discrédit qui les accable (Paugam, 2013, p.xx).

À travers la présentation de sept figures12 de disqualification sociale, Paugam (2013) a présenté trois manières de se situer face à l’attribution d’un statut négatif : accepter ou intérioriser le statut, refuser ou nier le statut, ou négocier ou rationaliser le statut (p.50). Ces manières de se situer face à l’expérience donnent lieu à des types de comportements ou pratiques. Par exemple, les bénéficiaires de son étude qui s’étaient résignés au statut « d’assisté » diminuaient leurs démarches en emploi mais, parallèlement, redoublaient d’ardeur pour « élaborer des stratégies de relation avec les travailleurs sociaux » (p.100). De cette manière, l’auteur démontre que les personnes en situation de vulnérabilité participent activement à la construction de leur identité sociale et personnelle (p.158).

« L’expérience sociologique » de François Dubet (1994) est utile pour réfléchir la manière dont, dans le monde d’aujourd’hui, les individus construisent le sens de leur vie et de leur action. Ce qui caractérise l’expérience sociale moderne, écrit-il, c’est la perte de sentiment

12 Il s’agit de la fragilité intériorisée; la fragilité négociée; l’assistance différée; l’assistance installée; l’assistance revendiquée; la marginalité conjurée; la marginalité organisée (Paugam, 2013, p.50).

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d’une société intégrée et l’intensification du sentiment d’être placés devant des logiques d’action diverses et, parfois, contradictoires :

L’expérience sociale se forme là où la représentation classique de ‘la société’ n’est plus adéquate, là où les acteurs sont tenus de gérer simultanément plusieurs logiques de l’action renvoyant à diverses logiques du système social, qui n’est plus alors ‘un’ système, mais la coprésence de systèmes structurés par des principes autonomes (p.91).

En conséquence, selon cet auteur, l’expérience sociologique des individus modernes est à la fois autonome, subjective, sociale et critique. Elle est autonome, car l’effet socialisant de la société hétérogène dans laquelle elle naît n’est pas absolu; elle exige donc un « travail » d’intégration de la part des acteurs (Dubet, 1994, p.93). Elle est subjective, car elle implique « la conscience [qu’ont les acteurs] du monde et d’eux-mêmes » (p.99). Elle est sociale, car elle puise son expression et sa légitimation dans une « ‘grammaire de l’expérience’, déjà instituée culturellement » (p.102). Finalement, elle est critique, car elle implique une action réflexive à travers laquelle les acteurs justifient le sens de leur expérience et de leurs conduites, toujours en référence à des normes instituées collectivement. À ce titre, Dubet (1994) écrit : « Une sociologie de l’expérience invite à considérer chaque individu comme un ‘intellectuel’, comme un acteur capable de maîtriser consciemment, dans une certaine mesure en tout cas, son rapport au monde » (p.105).

3.2.3. L’expérience de la vulnérabilisation chez les jeunes en situation de rue qui ont vécu un placement

Dans cette étude, je m’attarderai à l’expérience de vulnérabilisation des jeunes en situation de rue avec antécédents de placement. Le passage à la rue peut être considéré comme un processus de vulnérabilisation, dans la mesure où il correspond à une précarisation sur le plan matériel et social dont le parachèvement s’exprimerait par les dynamiques d’enfermement (Bellot, 2001; Colombo, 2003; Karabanow, 2006; Parazelli, 2002; Paugam, 2013). Or, comme l’ont démontré les études sur les sorties de rue, tous les jeunes en situation de rue ne se rendent pas jusqu’à l’enfermement en situation de rue (Bellot, 2001; Colombo, 2003, 2010b; Karabanow, 2008; Parazelli, 2002). La lecture de leur trajectoire en termes d’expérience me permettra ainsi de rendre compte comment, en tant qu’acteurs, les jeunes

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participent eux-mêmes à construire ou à déconstruire leur trajectoire de vulnérabilité, dans le contexte du placement et en contexte de rue (De Gaulejac et Tabaoda Leonetti, 1994; Dubet, 1994; Goffman, 1973; Paugam, 2013). Elle illustrera, entre autres, le rapport que les acteurs entretiennent avec la vulnérabilité, ainsi que les stratégies et les pratiques qu’ils adoptent, en conséquence (Paugam, 2013).