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CHAPITRE 5 – DU PLACEMENT À LA RUE : CONTINUATION ET

5.1.3. La continuité de la stigmatisation (statut négatif)

La disqualification professionnelle et l’absence d’occasions pour mettre à l’épreuve leur autonomie, dans le contexte du placement, peuvent renforcer la vulnérabilité matérielle de

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jeunes sans famille. Mais, de plus, elle prolonge une stigmatisation subie ou perçue qui – comme l’ont dévoilé mes résultats – prend racine dans la situation de placement.

Le placement comme punition

Le placement en lui-même marque, pour les jeunes de l’étude, une différenciation par rapport aux autres jeunes de leur âge, à la fois non désirée et inéluctable. « C’était pas de ma faute si je suis allé en foyer de groupe la première fois. J’étais un jeune bien normal comme tous les autres. […] Qui demande de naître en foyer de groupe? » (M). De plus, le placement donne l’impression à certains jeunes d’avoir été punis pour les manquements de leurs parents, plutôt que d’avoir été protégés (CPJ, 2004; Bellot, 2001) : « J’étais l’enfant, puis c’était moi dans le milieu. ‘Ah ben Chérie, il faudrait qu’elle s’en aille parce que on peut pas s’occuper d’elle parce qu’elle va pas bien, parce que, on a divorcé puis toute » (C).

Plusieurs auteurs ont déjà souligné les effets stigmatisants – involontaires – des pratiques de protection (CPJ, 2004; Leslie et Hare, 2003). Par rapport à leurs pairs du même âge, cette différenciation provoquée par des raisons qu’on ne leur envierait pas, a fait naître chez plusieurs jeunes de mon étude des sentiments ambivalents sur leur propre valeur (CPJ, 2004). Au cours de l’entrevue, plusieurs jeunes ont senti le besoin de défendre leur légitimité morale. « Puis c’était pas parce que j’étais une mauvaise fille, parce que j’étais en protection » (C).

La mixité des profils

L’ambivalence identitaire des jeunes placés pour des motifs de protection est exacerbée par le fait qu’ils partagent leurs unités de vie avec des jeunes placés sous la loi sur la délinquance juvénile. À ce titre, ils sont soumis aux mêmes contraintes que les jeunes criminels. La même frustration a été exprimée par les jeunes interrogés par le Conseil permanent de la jeunesse (CPJ, 2004) qui n’avaient pas le droit de parler en l’absence de l’éducateur, de crainte que les contrevenants partagent avec les jeunes LPJ les coordonnées de contacts pour la fugue ou la drogue (p.60).

Notons, en passant, que contrairement à ce qui est prévu aux dispositifs de la LPJ, les jeunes que j’ai interrogés ne font pas de distinction entre ceux qui sont placés sous la LSJPA et ceux qui sont placés sous la LPJ pour motifs de troubles sérieux de comportement. Aux

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yeux des jeunes, la ligne de démarcation existe plutôt entre ceux qu’on a retirés de leur milieu familial parce que leurs parents ne pouvaient pas s’occuper d’eux (les jeunes « sans famille » (M)) et ceux retirés de leur milieu familial car ils ont « fait du fuck-up chez eux » (M). De manière évocatrice, Matthew rappelle souvent durant l’entrevue qu’il est un « jeune qui a vécu beaucoup de problèmes » (M) et non un « jeune à problème » (M). Cette distinction permet aux jeunes de se situer favorablement ou défavorablement en regard des autres.

En plus de brouiller les cartes quant à leur valeur sociale, la cohabitation avec des pairs déviants expose certains jeunes à des pratiques nouvelles (fugue, absentéisme scolaire, consommation). Comme le constatait déjà le CPJ (2004) :

La mixité entre jeunes contrevenants et jeunes en protection ne semble pas produire de bons résultats. Certains jeunes, placés à cause de problèmes familiaux ou à la suite de délits mineurs ou de comportement indésirable, ont été initiés par leurs camarades d’institution au vol, à la fraude, à la prostitution, à la fugue, etc... (p.59).

Selon ces auteurs, la mixité des profils au sein des unités de vie était « source d’ennuis et de crainte » pour une majorité des jeunes interrogés en plus d’être généralement mal vue, y compris par les jeunes placés sous la loi sur la délinquance juvénile (CPJ, 2004, p.68).

Ce que ça fait : La rébellion ou la chute

Devant la fatalité de leur situation de placement et du message ambivalent qui l’accompagne sur la valeur sociale des jeunes, deux profils d’attitudes se dessinent : les jeunes qui se révoltent face au placement, cherchant ailleurs la source de leur valorisation et de profit, notamment dans les pratiques déviantes (E; F; C); et les jeunes qui se conforment à leur placement, espérant trouver la confirmation de leur identité auprès des adultes du Centre jeunesse et dans des pratiques conventionnelles (M; T; B) (Colombo, 2010b; Karabanow, 2008). Le rapport à soi et aux autres développé au sein du contexte de placement peut avoir, pour les jeunes, une influence jusque sur la trajectoire de rue et dans leur adoption de modes de vie de la rue (Bellot, 2001; Parazelli, 2002). L’effet de la stigmatisation s’opère différemment selon que les jeunes adoptent l’une ou l’autre des postures face à la situation de placement.

124 Les « tannants », ou la fuite contre la restriction

Parmi les jeunes de l’étude, les deux jeunes qui perçoivent le milieu de placement comme négatif, voire menaçant, pour leur identité et l’accomplissement de leurs aspirations (Esther et Francis) adoptent plus facilement des pratiques jugées déviantes : consommation, vente de drogue, fugue et itinérance. Tout au long de son placement, Esther a l’impression d’être traitée « comme si t’étais un gros criminel, puis t’a rien fait, dans le fond » (E). Plutôt qu’être un lieu où elle peut s’enraciner et construire son avenir, le placement apparait comme un milieu hostile qu’elle veut fuir, peu importe les conséquences. « Moi j’étais enragée là- dedans, là. […] Ils font que tu te sens mal; ils te font sentir mal » (E). Esther se décrit, adolescente, comme « full de haine » (E). Elle pense juste à se « geler » (E). Finalement « tannée » (E) de se faire traiter comme une criminelle dans le milieu conventionnel du placement, Esther décide d’adopter effectivement la clandestinité : elle décide de fuguer. À l’instar de Bellot (2001), de Colombo (2010a) et de Parazelli (2002), je suggère que l’absence de légitimité de l’expérience de placement aux yeux des jeunes augmente « l’attractivité » des pratiques alternatives, considérées comme plus prometteuses pour « s’approprier une place sociale reconnue ».

De même, une lecture attentive de la trajectoire de Francis me porte à considérer l’effet de son rapport au milieu de placement comme une incitation au mode de vie criminel dans lequel il s’engage. Quoique Francis entende parler des centres d’accueil, par sa TS, depuis qu’il est tout petit, il s’y croit à l’abri, jusqu’au jour où « C’est là que je me suis retrouvé! » (F). Il n’est pas déraisonnable de supposer qu’à partir de ce jour, il cherchera un ancrage valorisant dans la prospérité et le statut social que lui procure la vente de drogue; ancrage qui lui paraît plus sûr qu’auprès de sa mère d’accueil et de ses éducateurs. C’est d’ailleurs après la fin de son premier placement, lors de son retour dans le milieu familial, qu’il entre en contact avec l’homme qui fera naître en lui l’ambition de devenir plus riche que le « premier ministre » (F).

Les expériences d’Esther et de Francis permettent d’illustrer un phénomène rencontré chez les jeunes en situation de rue et décrit par Bellot (2001). Cette auteure a montré que les pratiques de type répressif, plutôt que d’aider les jeunes à sortir de la rue, ont tendance à les vulnérabiliser davantage, notamment en exacerbant le sentiment de révolte et de méfiance qu’ils entretiennent vis-à-vis des adultes (p.272). En effet, la même dynamique pourrait être à

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l’œuvre dans le contexte du placement. En perpétuant des dynamiques de domination sur des jeunes déjà fragilisés et en leur envoyant un message sur leur « méchanceté », les pratiques répressives (et tout ce qui est perçu comme tel par les jeunes) pourraient nuire à ce que ces jeunes s’inscrivent dans des relations de confiance et de reconnaissance – des relations, donc, constructives et protectrices – avec les adultes (Bernier, Morissette et Roy, 1991, dans Hamel et al., 2012). À la fin de son étude, Bellot (2001) recommande que les pratiques auprès des jeunes renoncent à « l’exercice de rapports autoritaires et inégalitaires de pouvoir pour parvenir à des formes participatives et égalitaires […] où le groupe devient aussi un espace d’appartenance sociale » (p.275).

Les « bons », ou les limites de la conformité

Contrairement à Esther et Francis, Matthew, Tracey et Benoît (lors de son premier placement) se décrivent comme engagés dans leur milieu de placement. Ils sont assidus à leurs tâches, se montrent respectueux envers leurs éducateurs et se lient d’amitié avec des jeunes non délinquants. « Quand j’étais jeune, j’ai jamais été un mauvais garçon » (M).

Pour eux, et plus particulièrement pour Matthew et Benoît, l’arrivée à la rue est un choc d’autant plus grand qu’ils avaient placé leur confiance et leur espoir dans les adultes. Ils constatent avec amertume et colère que leurs bons comportements, finalement, n’ont pas su les protéger. À quoi bon s’être conformé aux prescriptions des intervenants, se demande Matthew, si, à 18 ans, il se retrouve une fois de plus dans un « foyer de groupe », sans famille? « Si, exemple, je serais né un petit jeune tannant, whatever, je suis sûr je m’en serais sorti mieux plus tard » (M). Aux yeux de Matthew et Benoît, leur situation de rue confirme leur identité négative, latente, et les amène à adopter les pratiques déviantes que, jusqu’alors, ils avaient rejetées, puisqu’ils les avaient associées à d’autres.

En somme, qu’ils aient adopté le profil du « bon » ou du « méchant » dans le milieu de placement, l’expérience du retrait familial contribue à inscrire les jeunes dans la marge, même si, comme d’autres auteurs, je constate que les aspirations traditionnelles sont très présentes chez les jeunes que j’ai interrogés (Bellot, 2001; Karabanow, 2006). « Ces jeunes, comme la majorité de ceux de leur âge, aspirent à une vie ‘normale’ qui puisse leur assurer les conditions d’une reconnaissance affective, sociale et juridique suffisante pour pouvoir se réaliser » (Colombo, 2010b, paragr. 19). À ce titre, plutôt que d’incarner un refus des aspirations

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traditionnelles, la trajectoire de rue se présente comme le résultat du manque d’opportunités et de ressources pour s’insérer dans la vie comme les autres (Bellot, 2001; Colombo, 2010b). Tous les jeunes de mon étude pourraient dire, comme cette jeune dans l’étude de Parazelli (2002) : « Ça ne me tentait pas d’être dans la rue puis je voulais être en appartement, être bien, vivre comme tout le monde et manger comme tout le monde » (p.208).