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7 « Être vivant parmi les autres » : sens subjectif, culturel et social de l’expérience héroïnomaniaque

Dans le document Symboles et symbolismes (Page 75-80)

À la différence de certaines ritualités collectives ou sociales, la « ritualité toxicomaniaque » ne fait pas que convoquer imaginairement les figures de l’originaire et de l’ante-Loi. Elle implique un véritable retournement subjectif, dans un mouvement de reéversibilté vers le corps et le monde interne où sont inscrites les premières traces, archaïques, de l’expérience d’indifférenciation originaire que Lacan désigne par l’expression de « Chose freudienne ».

Mais si la description des premiers rapports avec la drogue évoquent bien cette expérience primitive de satisfaction que le sujet cherche en vain à retrou- ver tout au long de sa vie, c’est toujours dans une mise en tension avec l’expé- rience de perte radicale qui lui succède nécessairement, du fait d’un premier effet de négativité et de distance associé à l’inscription même de ces traces, que se joue ce mouvement de retour vers l’originaire.

Dans les incessants échanges entre jouissance et perte, mort et vie, qui caractérisent le début de l’expérience héroïnomaniaque, les sujets semblent d’abord trouver un mode de participation intense à la vie.

Mais bientôt, les expériences de perte dominent le parcours du toxicomane et c’est dans un mouvement de dépersonnalisation, de dépouillement iden- titaire, de déconstruction de toutes les catégories imaginaires organisant la réalité, qu’il cherche le fondement de son identité symbolique en tant que pur trait de la différence, ré-ouverture à la virtualité de tous les possibles. Expé- rience négative propre en outre à lui révéler ce message initiatique sous forme de Loi : « que la mort est intégrée à la vie », qu’il faut accepter de « se perdre pour se retrouver ».

De cette quête de la cause du sens, poussée jusqu’à l’originaire et animée peut-être par les nombreuses ruptures qui ont pu entamer le sens de la réalité partagée et le sentiment identitaire des futurs toxicomanes, c’est finalement de la structure de la Loi que ces sujets semblent s’en retourner.

C’est aussi en tant que « pratiques sociales » que ces conduites collectives nous ont interrogés. Dans l’étude qu’il leur consacre, P. Baudry voit dans un certain nombre de conduites de risque contemporaines un moyen de convo- cation de l’Autre à des fins de refondation symbolique et de ré-agencement de l’ordre social. C’est donc par l’expression de « ritualité détraquée1» qu’il en vient à désigner ces pratiques, afin de les différencier notamment de la ritualité traditionnelle.

Car c’est très certainement dans leur contextualisation qu’il faut chercher le sens culturel et social de telles démarches.

Les « ritualités contemporaines » pourraient bien apparaître alors comme des tentatives de visibilisation des fondements de l’ordre et du lien social, dans

1. Cf. P. Baudry, Le corps extrême : approche sociologique des conduites à risque, Paris, L’Har- mattan, 1991.

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ce contexte moderne où les socialisations démocratiques impliquent l’accepta- tion de la perte de la Cause du sens et le recours à une EthiqueÉthique qui peut sembler d’autant plus arbitraire qu’elle est auto-garantie par l’homme lui- même. Dans le contexte plus spécifiquement contemporain, on parle aussi de « crise de l’autorité » et l’on voit apparaître un phénomène d’exclusion sociale dont on sait qu’il a pour effet de ronger les sociétés démocratiques au niveau de leurs fondations.

C’est d’ailleurs de plus en plus massivement parmi les « exclus » que se recrutent les sujets toxicomanes contemporains, et l’on comprend d’autant mieux, dans ces conditions, l’impératif d’une re-fondation symbolique qui pourrait les animer.

Par ailleurs, la convocation de l’Autre et des figures de la négativité est à situer dans ce contexte d’hypermodernité, particulièrement bien décrit par J. Baudrillard, où la figure de l’altérité radicale s’est dégradée dans celle du double virtuel et où la tyrannie de la norme s’est substituée à l’hétérogénéité de la Loi.

Dans cette société post-moderne, bornée à elle-même, les sujets recour- rentrecourent à des « stratégies fatales », paradoxales, puisqu’elles impliquent d’en passer par une morfication symbolique pour retrouver le sentiment d’exis- ter et le sens du destin humain.

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