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1 Symbolisme et symbolique de Kant à Lacan

Dans le document Symboles et symbolismes (Page 64-67)

Si ces penseurs nous ont semblé devoir être référés à la pensée kantienne, c’est qu’ils sont pour la plupart des néo- ou, pour le moins, des post-kantiens. Ils considèrent généralement la réalité humaine comme une construction sym- bolique, et non comme une pure donnée objective s’accordant miraculeuse- ment avec notre appareil perceptif et représentatif.

Dans cette perspective, le réel comme tel est en effet jugé inaccessible à l’in- tuition et à la conscience de l’Homme, et seuls les phénomènes, les choses en tant que déjà formées par l’esprit humain, peuvent faire l’objet de sa connais- sance et sont constitutifs de sa réalité.

La réalité humaine est donc posée comme relative à l’esprit qui la constitue. Elle apparaît comme une donnée structurée, organisée, préformée par des catégories a priori et universelles de la sensibilité et de l’entendement humains. Universalité qui rend à la connaissance humaine son caractère objectif.

Cette catégorisation par laquelle le réel est rendu intelligible à l’homme peut être rapprochée de la notion de symbolique, d’ordre symbolique ou d’institu- tion symbolique de la réalité.

Quant à la notion de symbolisme, elle est avancée par Kant dans le cadre de la formation des Idées de la Raison, et elle est d’emblée associée par lui à la faculté d’imagination. Faculté qui opère la synthèse entre sensibilité et entendement, par le biais du schématisme dans le cas des concepts de l’Enten- dement, ou du symbolisme pour ce qui concerne les Idées de la Raison.

Dans cette optique, le symbole est assimilé à une figure qui permet de rendre compte de l’Invisible au cœur du visible, de donner sens à ce qui est inconnaissable directement, de rendre visible une idée non intuitionnable, en établissant une analogie de rapports qui ne doit pas être confondue avec une analogie de contenus. Car les représentations symboliques ne permettent pas de remonter aux choses elles-mêmes, tout comme les mots ne sont pas des choses.

Depuis Kant et l’école de Marbourg, on assiste à une certaine extension de la notion de symbole puisque toutes les productions signifiantes de l’homme en viennent à être posées comme symboliques.

Dans l’anthropologie durandienne, la fonction symbolique est à la base de toute pensée humaine, la pensée mythique comme la pensée rationnelle parti- cipant de ce fonctionnement spécifique de l’appréhension humaine du monde. Tous les objets de la réalité, de même que tout ce qui participe du non-sensible, sont lestés d’un sens, ou d’un faisceau de sens, puisque la conscience humaine participe toute entière de ce fonctionnement symbolique par lequel des signi- fiants, signes ou symboles sont associés à des signifiés, sens ou significations qui forment le cadre d’intelligibilité nécessaire à toute vie culturelle et sociale. Toutefois, certains signes nécessitent un degré de symbolisation plus élevé en ce qu’ils tendent à rendre compte de phénomènes non présentifiables direc- tement, ce qui les rend totalement inadéquats aux choses ou sensations à

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représenter. C’est dans cette dernière catégorie de signes que l’imagination symbolique opère pleinement en permettant aux « catégories innées de la conscience » de se projeter plus librement dans les contenus de pensée.

Car pour G. Durand, il existe aussi des formes a priori de la conscience constituant et organisant les contenus de pensée et finalement l’ensemble de la réalité culturelle et sociale.

Ces « préformes » ou « schèmes fonctionnels de l’imagination » sont consi- dérés par cet auteur comme des « catégories motivantes » des symboles. Dès lors, si le symbole renvoie toujours, au-delà de lui-même et de son inscription matérielle, à un horizon de mystère, il est en même temps sur-motivé par ces catégories en tant qu’elles participent à sa « signification intrinsèque » et constituent son sens pré-donné. Il ne s’agit pas pour autant, pour G. Durand comme pour Kant ou Piaget, de nier l’expérience sensible. Aussi, la notion de « trajet anthropologique » vient-elle rendre compte du phénomène de causa-

lité circulaire qui intervient au niveau de la double motivation des symboles, entre schèmes subjectifs assimilateurs d’une part, et accommodation aux inti- mations objectives du milieu d’autre part, et permet-elle d’envisager la diver- sité culturelle des symboles.

L’inconscient durandien serait donc constitué par ces schèmes et archétypes universels façonnant la pensée. Aussi rejoint-on la notion kantienne de « sujet universel », ce qui incite G. Durand à qualifier l’objectif de sa démarche de « fantastique transcendantale » (Durand, 1992, 437).

Pour le néo-kantien Cassirer, le symbolisme est aussi la principale fonction de la conscience humaine. Et si le symbole est dépassement, transcendance vers l’autre, c’est qu’il renvoie à un monde de sens, un monde construit qui est le seul monde possible pour l’homme. Les formes symboliques, telles qu’elles sous-tendent et structurent le langage, le mythe, la religion, l’art ou la science, se substituent ici aux catégories kantiennes et apparaissent comme les direc- tives originaires et invariantes de la construction du sens et de l’objectivation du monde. Le degré de métaphorisation dont elle font preuve est cependant plus ou moins elevéélevé, et c’est seulement au niveau du symbole pur, non mimétique et non analogique, que la fonction de signification accède à sa véritable autonomie. Dans ce dernier cas, ce n’est plus l’imitation du réel qui garantit le sens, mais l’interconnexion des symboles. Par où le relativisme de Cassirer rejoint d’une certaine façon le courant structuraliste dans lequel s’ins- crivent Levi-Strauss et Lacan.

C’est également à une forme de néo-kantisme que s’apparente la pensée de Levi-Strauss, d’ailleurs qualifiée par P. RicoeurRicœur de « kantisme sans le sujet transcendantal ». La culture se présente en effet, dans l’anthropologie levi-straussienne, comme un ensemble de systèmes symboliques structurés inconsciemment par des lois de l’esprit, des contraintes mentales universelles qui déterminent l’ordre culturel et social. Pour Levi-Strauss comme pour Cassi- rer, le langage est le premier modèle symbolique, à la base de tous les autres, dont la structure détermine les significations et représentations du monde, et

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rend possible la construction de la réalité humaine en médiatisant l’accès de l’homme au réel puisque dans cette perspective « les symboles sont plus réels

que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précédeprécède et détermine le signi- fié1». Mais contrairement aux « schèmes fonctionnels » de G. Durand, ces contraintes mentales ne déterminent pas intrinsèquement la signification des symboles. Les symboles ne signifient rien en eux-mêmes, contrairement à ce qui se passe par exemple dans le symbolisme inconscient de Freud. Car c’est justement l’effet de cette sub-structure mentale que de donner lieu à un ordre formel qui nécessite la mise en relation de ses éléments constitutifs pour pou- voir faire sens. L’hyper-sens de toutes les constructions culturelles devant être ramené, en dernier lieu, à l’opposition nature/culture.

L’inconscient apparaît donc ici comme une sorte de « grammaire » mentale structurant l’ordre culturel et social et par conséquent l’univers de sens de l’homme. Mais le sujet ne peut pas être dit universel, comme le souligne l’expression de Ricœur sus-citée, car l’anthropologie de Levi-Strauss s’attache à mettre en évidence, au delà des invariants structurels, la diversité culturelle liée aux multiples possibilités de mise en forme du réel à partir de structures mentales communes.

C’est dans le prolongement des thèses de Cassirer et de Levi-Strauss qu’il faut enfin situer la notion lacanienne d’ordre symbolique. D’après E. Bali- bar toutefois, Lacan n’est pas un néo-kantien, mais un « authentique post-

kantien2», de part sa conception non substantielle du sujet, liée à la consti- tution de celui-ci en tant que divisé, mais aussi parce que, comme le souligne B. Ogilvie, Lacan inaugure une « perspective transcendantale au carré3» en posant comme « condition de possibilité des conditions de possibilités » du sens, l’existence de l’inconscient en tant que cause. Si l’inconscient est selon lui « structuré comme un langage », cela ne signifie pas que le sujet puisse être ramené, comme chez Levi-Strauss, à la structure du groupe humain, mais cela implique que ce sujet soit façonné par l’ordre symbolique qui lui préexiste et le constitue comme manquant et désirant. Car si le symbole est dit déterminer le sujet, c’est qu’il lui impose une coupure, en l’arrachant au réel et au monde des choses, ou des noumènes, pour l’introduire à un monde de sens opérant essentiellement par différenciation et par opposition. Le sujet est dès lors dans l’impossibilité de se signifier lui même, il n’apparaît que comme « représenté par un signifiant pour un autre signifiant » dans la chaîne symbolique. Ce qui revient à dire qu’il n’apparaît qu’en disparaissant en tant qu’être, qu’il « ne se donne qu’en se retirant », et ne peut se retrouver que dans l’objet pulsion- nel dit « objet a », objet partiel métaphorisant cet effet de chute du sujet. Et

1. Cf. C. Levi-Strauss, Introduction à l’œuvre de M. Mauss, in Sociologie et anthropologie, Paris PUF, p. XXXII.

2. Cf. E. Balibar, in Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque du collège international de philosophie », 1991, p. 97.

3. Cf. B. Ogilvie, in Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque du collège international de philosophie », 1991, p. 103.

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c’est de manque primordial, de ce manque-à-être de tout sujet humain, que se fonde le désir et finalement toute l’édification socioculturelle en tant que structurée par l’échange symbolique.

L’ordre symbolique, dont le langage représente le prototype, implique donc la reconnaissance d’une Loi au fondement de la subjectivité comme de l’ordre culturel. Il constitue l’homme plus que celui-ci ne le constitue en lui imposant de se situer par rapport à une perte radicale.

L’inconscient lacanien n’est pas composé, comme dans l’univers durandien, de matériel représentatif, mais exclusivement d’un pur symbole non représen- tatif, d’un signifiant sans signifié — le signifiant phallique — qui inaugure le sens en arrimant la chaîne signifiante d’où il se trouve exclu, et désigne le manque comme cause du sujet et de la réalité.

C’est donc sur fond de négativité qu’est édifié l’univers de sens de l’homme, et c’est précisément à partir de ce fondement négatif que les théories duran- diennes et lacaniennes peuvent selon nous être comparées.

Mais avant d’en venir à l’objet central de notre étude, une dernière remarque s’impose au sujet de la construction théorique du concept de sym- bolique. Car si G. Durand a tendance à employer indifféremment les notions d’imaginaire et de symbolique, celles-ci se trouvent en revanche nettement différenciées dans la conception lacanienne : le symbolique y apparaît en effet comme une notion structurale, impliquant le manque et l’incomplétude, tan- dis que l’imaginaire renvoie à une « substantialisation », une totalisation du sens sous-tendue par un fantasme de complétude. Le sens est symbolique, la signification imaginaire pourrait-on résumer.

Aussi, les travaux d’un auteur comme Castoriadis semblent-ils relever d’un double emprunt, à la psychanalyse et à l’anthropologie de l’imaginaire, puis- qu’à partir d’une distinction entre les deux dimensions, imaginaire et symbo- lique, de la réalité socioculturelle, il en vient à considérer l’institution du sens comme symbolique sans pour autant ramener tous les contenus représentatifs à de purs effets de structure. Certains thèmes ou significations imaginaires étant, selon lui, motivés par des « schèmes organisateurs » qui opèrent au niveau culturel comme le « fantasme fondamental » du sujet opère au niveau individuel.

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