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COCTEAU SPECTATEUR DU CINÉMA ITALIEN

1.3. LE CINÉMA NÉO-RÉALISTE

1.3.3. VITTORIO DE SICA

Nous l'avions déjà anticipé : en 1949 Cocteau dédie au film Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica (1901-1974) un long article dans Paris-Presse383. Le ton est particulièrement élogieux mais ne rend pas justice à sa qualité. Certes, les citations assez bréves utilisées pour esquisser les éléments qu'il considère comme fondamentaux de ce cinéma italien de l'après-guerre (sa nouvelle charge narrative, la réflexion sur le réalisme, la nouvelle façon de « faire du cinéma »), ont déjà révélé leur importance. Néanmoins, c’est seulement en l’attaquant de front que nous pouvons comprendre que sa consistance particulière est due à un élément qui apparaît en filigrane, car il amène en soi le reflet de la

383 COCTEAU Jean, « Le Voleur de bicyclette (de Vittorio De Sica) », Paris-Presse, 26-8-1949, repris in Du

cinématographe, textes réunis et présentés par André Bernard et Claude Gauteur, cit., pp. 140-142. Pour les autres citations tirées de cet article et présentes dans ce sous-chapitre, nous donnerons les pages entre parenthèses dans le texte.

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pensée qui l'a généré : c'est le profil de Cocteau qui remonte à la surface, avec son idée de l'art et du cinématographe. Voilà son début :

J'ai souvent répété qu'un chef-d'œuvre n'ouvrait aucune porte mais fermait la porte et mettait le point final aux entreprises où il s'ébauche et semble chercher son épanouissement.

Il est à craindre que Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica ne rende presque impossible aux Italiens de poursuivre la veine populaire qui de Rome ville ouverte, à La Nuit porte conseil, en passant par Païsa, Sciuscia, Quatre pas dans les nuages, nous a valu des merveilles. Veine étrange, puisqu'elle s'oppose au style déclamatoire et que l'Italie la repousse comme étant de mauvaise propagande alors que la meilleure propagande ne relève d'aucune morale et n'est faite que par la beauté. (p.140.)

Si Païsa de Rossellini avait convaincu Cocteau de l'importance du nouveau cinéma italien, l'incipit de cet article nous apprend que, pour lui, Le Voleur de bicyclette ne confirme pas seulement un tel mouvement artistique mais, en tant que chef-d'œuvre reconnu, il l'expose, en même temps, à un risque. Puisque ce film resserre, dans une sorte de synthèse extrême, le contenu le plus fécond de la production qui l'a précédé, il fait courir à ce nouveau cinéma le danger de voir dessécher cette « veine populaire » qui l'avait amené aux sommets de sa gloire. Car c'est elle la vraie nouveauté de ce cinéma, qui le rend tout à fait diffèrent de celui qui le précède. Avant, il y avait une narration vouée au « style déclamatoire », très chère, rajoute Cocteau, aux politiciens italiens et à leur morale. Maintenant, au contraire, il y a une production bâtie sur une créativité qui a à voir avec la beauté – c'est-à-dire avec l'art. Ce film, ainsi que les autres déjà cités, porte en soi une diversité qui est directement liée à la beauté, et le poète, non seulement le constate, mais prend la liberté d'expliquer en quoi elle consiste.

Cocteau, en effet, continue l'article en développant la partie, que nous avons déjà eu l'occasion de citer, où la beauté du cinéma de l'après-guerre, selon lui, est renfermée dans une dimension théâtrale –toute italienne– présente dans la vie de ce peuple. Il parle de « spectacle naturel », qu’il lui est arrivé de percevoir dans les rues et sur les places italiennes, et qui fait de leurs habitants une multitude d'acteurs jouant tous les jours sans s'en apercevoir, en naturelle continuité avec la tradition de la Commedia dell'Arte et de Goldoni. Et il rajoute que Venise aussi, avec les films cités, a été le lieu privilégié de cette expérience : « Venise, par exemple, est la seule ville où l'on puisse voir des familles d'une maison ouvrière donnant à pic

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sur la terrasse d'un restaurant à la mode, applaudir l'arrivée flamboyante des crêpes Suzette. J'ai été témoin de ce gag admirable » (pp. 140-141). Cocteau est donc fortement convaincu que le magma de départ de ce cinéma est la dimension théâtrale de la réalité italienne à laquelle s’ajoute cet autre élément indispensable : le jeu de l'acteur :

Vittorio De Sica est un comédien. Au festival de Biarritz nous lui avons décerné le prix d'acteur pour l'amnésique du film de Pagliero,

La Nuit porte conseil. Il le mérite à plus d'un titre. Son visage de noblesse et de malice, la grâce qui l'enveloppe (au vrai sens du terme), son œil qui regarde dehors et dedans, sa démarche qui évoque Nerval et Baudelaire, bref toute une allure insolite de sa personne, permettent de comprendre la maîtrise souveraine de son dernier film. (p. 141.)

Ainsi, De Sica est un acteur extraordinaire, car il possède une grâce innée qui n’est pas uniquement la conséquence logique du théâtre naturel italien. Selon Cocteau, il est aussi doté d'une double vue, d'un regard qu'il pose en même temps sur les choses qui l'entourent et à l'intérieur de lui-même. Ce don lui confère une allure particulière, insolite –qu’il prétend similaire à celle de Nerval et de Baudelaire– qui rappelle de très près la déambulation plus tardive du Poète dans Le Testament d'Orphée, quand il se promène aux Baux, avec des yeux peints sur ses paupières fermées384. Ainsi, cette qualité saisie ici par Cocteau dépasse, selon lui, l'interprétation qui a accompagné le personnage du ministre amnésique interprété par De Sica dans le film de Pagliero. Maintenant son jeu se rapproche des qualités possédés seulement par les poètes.

Les ingrédients qui produisent le caractère exceptionnel du film Le Voleur de

bicyclette sont tous là : le théâtre en tant qu’art, la veine populaire en tant que contenu différent et la maîtrise de l'acteur en tant qu'instrument. Sauf que De Sica n'est pas l'acteur du film, mais son metteur en scène. Cocteau se laisse alors aller à une « lecture du texte » en fonction de son – sous-entendu – projet d'auteur :

Le Voleur de bicyclette, de la première image à la dernière, est une réussite d'autant plus surprenante que le thème en était propre à décourager la race des producteurs et des distributeurs. Un ouvrier n'a pas le sou. On lui offre une place de colleur d'affiches. Il lui faut une

384 Sur la particularité de cette déambulation du Poète dans ce film, nous nous permettons de renvoyer à notre

article « Aux origines de l'œuvre : Le Testament d'Orphée et son écriture », in Jean Cocteau 6, « Figures de la narration », textes réunis et présentés par Serge Linares, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, 2010, pp. 147- 158.

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bicyclette. Sa femme vend les draps ; il achète sa machine ; on la lui vole. Il la cherche. Rien d'autre ne tend la perche aux trouvailles du metteur en scène. Nous sommes en face de l'écriture visuelle, d'une encre de lumière, d'un objectif qui enregistre un mécanisme d'âme comparable à celui de Gogol lorsqu'il organise un drame autour d'une insignifiante anecdote. Pas une seconde Vittorio De Sica ne se relâche. Pas une image vide. Pas un regard qui ne compte. Et, s'il nous montre les séminaristes allemands sous l'averse et s'il semble s'écarter de son histoire, c'est par une richesse descriptive qui l'aide, que la plume emploie sans cesse et à laquelle le conteur cinématographique aurait bien tort de ne pas prétendre. (p. 141.)

Ce film, nous dit Cocteau avec son vocabulaire, c'est du vrai cinéma, car à partir d'une simple anecdote De Sica est capable de saisir l'univers entier qui le sous-tend. Et il y parvient en utilisant le cinéma comme s’il était de l'« écriture visuelle ». La caméra, dans ses mains, devient stylo dont la plume puise à l'encre de lumière, la seule capable de fixer, sur la pellicule, l'âme des êtres et leurs actions. Dès lors, tout se fait essentiel, et les digressions trouvent dans l'économie de l'écriture leur raison d'être, car elles vivent ce moment de vérité qui, normalement, s'éparpille dans le rythme frénétique que le quotidien – et l'habitude – impose à la vision :

Il est possible que les séquences qui nous étonnent n'étonnent pas les compatriotes de notre cinéaste et qu'ils disent : « Je vois cela chaque jour ». Ils oublient sans doute que les chefs-d'œuvre des lettres ne dépeignent que des lieux communs mais sous un angle qui les décape et que l'auteur nous souligne avec sa loupe.

La paresse inattentive du public gomme le détail des gestes, des coups d'œil, des mille nuances, des mille angoisses, des mille pudeurs secrètes qui rendent l'humanité digne de vivre. Pas un de ces humbles prodiges n'échappe à Vittorio De Sica. Il nous bouleverse par l'entremise d'un enfant qui se fâche, d'un enfant qui prend la main de son père. Et lorsque l'acteur anonyme, épuisé de fatigue, pense à voler à son tour une bicyclette posée loin au bord du trottoir, on se demande quel artiste célèbre pourrait arriver à sa cheville. (pp. 141-142.)

Avec cet article, l'intention de Cocteau est d'indiquer la grandeur de l'œuvre et, en même temps, de mettre sa nouveauté en évidence. Cependant, pour y arriver, il ne s’en tient pas, seulement, à l'œuvre même. À voir de plus près, on s'aperçoit qu'il lui applique une