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COCTEAU SPECTATEUR DU CINÉMA ITALIEN

1.3. LE CINÉMA NÉO-RÉALISTE

1.3.1. ROBERTO ROSSELLIN

Le film qui fait jaillir l'étincelle de l'amour de Cocteau pour le cinéma néo-réaliste c'est, sans aucun doute, Païsa (1946) de Roberto Rossellini (1906-1977). Par contre, nous n'avons retrouvé aucun commentaire pour ce qui concerne le premier film de l'après-guerre de Rossellini, Rome ville ouverte (Roma città aperta, 1945). Il se limite à citer le seul titre dans

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l'article sur Le voleur de bicyclette, avec peu d'autres œuvres qui ont donné vie au néo- réalisme :

Il est à craindre que Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica ne rende presque impossible aux Italiens de poursuivre la veine populaire qui de Rome ville ouverte, à La Nuit porte conseil, en passant par Païsa, Sciuscia, Quatre Pas dans les nuages, nous a valu des merveilles. Veine étrange, puisqu'elle s'oppose au style déclamatoire et que l'Italie la repousse comme étant de mauvaise propagande alors que la meilleure propagande ne relève d'aucune morale et n'est faite que par la beauté361.

Sans doute, le but de Cocteau est de faire apparaître toute la force de nouveauté – et ainsi de rupture – du film de De Sica à l'intérieur du panorama néo-réaliste, même en soulignant l'importance de ces travaux qui l'ont précédé. Il cite Sciuscia (Sciuscià, 1946), le précédent film de De Sica récompensé avec le premier Oscar (l'Academy Award) du meilleur film étranger et ensuite Païsa et Quatre Pas dans les nuages (Quattro passi tra le nuvole, 1942) d'Alessandro Blasetti (1900-1987). Cette œuvre compte, avec Les Amants diaboliques et Les Enfants nous regardent (I bambini ci guardano, 1943) toujours de De Sica, au nombre des œuvres du néo-réalisme naissant, jusqu'à La Nuit porte conseil (Roma città libera / La

notte porta consiglio, 1948) de Marcello Pagliero (1907-1980). Cocteau considère ces films comme la meilleure expression de cette « veine populaire » qui les a rendus célèbres et qui a permis au cinéma italien de rejoindre le sommet artistique. Pour cette raison, il est doublement polémique envers cette critique (née dans des milieux conservateurs) qui ne saisit pas la capacité qu'ils ont d'exprimer une vraie beauté esthétique. Elle les accuse de diffuser à l'étranger une image négative de l'Italie (celle pauvre, non cultivée, profondément populaire), en net contraste avec le désir de revanche sociale qui provenait des nouvelles classes dirigeantes. Pourtant, en restant encore sur Rome ville ouverte, ce qui surprend le plus c'est que, dans ses différentes déclarations, Cocteau n'a pas rappelé l'interprétation exemplaire d'Anna Magnani. Elle s'impose sur la scène nationale grâce à ce film qui la consacre, tout de suite, comme « le nouveau visage » du cinéma de l'après-guerre. Et cela frappe, encore plus, à

361 COCTEAU Jean, « Le Voleur de bicyclette (de Vittorio De Sica) », Paris-Presse, 26-8-1949, repris in Du

cinématographe, textes réunis et présentés par André Bernard et Claude Gauteur, cit., p. 140. Dans un bref passage du Passé défini, il y a, à nouveau, un renvoi à Rome ville ouverte en tant que film qui a ouvert la voie au néo-réalisme, mais c'est tout : « Comme l'Allemagne après 14 (Caligari et les films de vampires) l'Italie, après 40, a connu sa crise dite néoréaliste de Rome ville ouverte et des jeunes voyous » (PD V, p. 122), dans le sens, probablement, des jeunes qui vivaient d'expédients dans la rue et qui sont les protagonistes de Sciuscia.

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cause des paroles extrêmement élogieuses que le poète aura pour ses capacités artistiques, à partir de l'interprétation cinématographique de son acte unique La Voix humaine.

Bref, le coup de foudre de Cocteau pour le cinéma néo-réaliste arrive grâce à Païsa, comme il l'avoue lui-même à Claude Cézan, qui l'interviewe pour Les Nouvelles littéraires, pendant le tournage de Una Voce umana de Rossellini :

La grâce, elle aussi, a changé de place ; nul doute qu'elle ne soit à présent sur le cinéma italien. Un peuple pour qui tout était facile rencontre enfin la difficulté ; et voici que son lyrisme a changé de bord, s'est fait plus interne, plus simple... J'ai vu Païsa : un homme s'y exprime à travers un peuple et réciproquement. Mieux que toute propagande, opère la beauté362.

Trois mois plus tard, tandis qu'il se trouve à Milan pour suivre le tournage de Ruy

Blas, non seulement il confirme à un journaliste italien son jugement positif, mais il affirme, sans mâcher ses mots, que le film est un vrai chef-d'œuvre, à tel point que l'on lit dans le sommaire de l'interview : « Le célèbre écrivain français est un chaud admirateur d'Anna Magnani et du metteur en scène Rossellini dont il loue “Païsa” »363. Quelques jours après, il le confirme à nouveau dans l'article qu'il écrit de Venise pour Carrefour, où il avoue que son admiration est née de celle, exemplaire, entre le metteur en scène et son peuple, grâce à laquelle tous deux arrivent à communiquer, parfaitement à l'unisson, le pénible parcours de libération de l'oppression nazi-fasciste. Cependant, nous serions tenté d'ajouter que la sincère perception, de la part du poète, de cette fraternité existentielle présente de façon exemplaire dans le film, pourrait cacher, indirectement, la trace de l'autre « communion d'intentions » qui est devenue, sur l'écran, Una Voce umana. En effet, celle-ci est la période pendant laquelle le rapport entre les deux artistes se bâtit. Toutefois, selon Cocteau l'origine de cette collaboration profitable doit être attribuée directement à Païsa : « C'est à cause de Païsa en ce qui me concerne, à cause du Sang d'un poète en ce qui concerne Rossellini, que nous décidâmes de collaborer et de faire avec Mme Magnani cette Voix humaine dont elle est l'unique et

362 « À Claude Cézan », Les Nouvelles littéraires, 15-5-1947, repris in Entretiens sur le cinématographe, édition

établie par André Bernard et Claude Gauteur, cit., p. 184.

363 ROSADA Guido, « Pareri di Cocteau », cit. (« Il noto scrittore francese è un caldo ammiratore di Anna

Magnani e del regista Rossellini del quale loda “Paisà” »). Cocteau s'exprime en ces termes sur le film et sur Rossellini : « Du peu que j’ai pu voir en France, je juge que “Païsa” est un chef-d'œuvre. Rossellini est un grand artiste » (« Quel poco che ci è giunto in Francia, giudico “Paisà” il capolavoro. Rossellini è un grande artista »).

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admirable interprète »364. Et il le répète à la Revue du Cinéma : « Païsa est un chef-d'œuvre où un peuple s'exprime par un homme et un homme par un peuple. J'ai confié La Voix

humaine à Roberto Rossellini parce qu'il a la grâce et qu'il ne s'encombre d'aucune des règles qui régissent le cinématographe »365.

À partir de ce moment, leur rapport sera marqué, pour toujours, d'affection et d'estime réciproques et, au moins au début, de projets futurs. En effet, dans l'interview précédemment citée par Jean Marabini, Cocteau anticipe que : « Nous allons bientôt commencer ensemble Messaline où je jouerai le rôle de Claude, le mari le plus trompé de l'Histoire »366, signe tangible de leur amitié car, avant de commence le tournage d'Une Voix

humaine, dans une revue italienne Rossellini avait déclaré que :

Toute de suite après [Allemagne année zéro], je réaliserai un film qui m'intéresse particulièrement et dont j'ai déjà commencé le travail de préparation. Ce sera une surprise pour ceux qui me connaissent : car personne, je pense, ne me croirait capable projeter un sujet historique et, surtout, de la Rome impériale. Le film, qui aura comme titre

Messalina, rappellera, de façon historiquement exacte, la figure de la célèbre impératrice, mettant davantage l’accent sur la vie sociale du temps, bizarre et corrompue. Il s'agira d'un film romain et romanesque, mais pas comique : ou, au moins, pas ouvertement comique. L'interprète de Messaline sera Anna Magnani, tandis que pour l'Empereur Claude j'espère avoir [Aldo] Fabrizi. Le sujet est de Federico Fellini. Le tournage du film commencera l'automne prochain367.

Le film ne sera pas réalisé. Toutefois, l'enthousiasme d'avoir trouvé un artiste qui, comme lui, était dégagé des apparats de l'industrie cinématographique pour suivre un parcours

364 COCTEAU Jean, « Poésie de cinéma. La Belle et la Bête », in Du cinématographe, textes réunis et présentés

par André Bernard et Claude Gauteur, cit., p. 184.

365 COCTEAU Jean, « La Voix humaine », la Revue du Cinéma, n° 7, été 1947, in ibidem, p. 245.

366 COCTEAU Jean, « À Jean Marabini », Combat, 21-8-1947, repris in Entretiens sur le cinématographe,

édition établie par André Bernard et Claude Gauteur, cit., p. 189.

367 ROSSELLINI Roberto, « Che cosa fanno i registi italiani : Rossellini », Fotogrammi, n°5, 1-3-1947 reprit in

ROSSELINI Roberto, Il mio metodo, p. 122 (« Subito dopo [Germania anno zero] realizzerò un film che mi

interessa in modo particolare e per il quale ho già avviato il lavoro preparatorio. Sarà una sorpresa per quanti mi conoscono : perché nessuno, penso, mi crederebbe capace di affrontare un soggetto storico e soprattutto della Roma imperiale. Il film che si intitolerà Messalina rievocherà in maniera storicamente esatta la figura

della famosa imperatrice puntando in modo particolare sulla buffa e corrotta vita sociale del tempo. Sarà un film romano e romanesco, ma non comico : o per lo meno non dichiaratamente comico. Interprete di Messalina sarà Anna Magnani, mentre per l'Imperatore Claudio spero di poter avere Fabrizi. Il soggetto è di Federico Fellini. Il film entrerà in lavorazione nel prossimo autunno »).

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personnel, amène Cocteau à devenir l'un de ses fervents défenseurs. L'occasion se présente pendant la VIII Exposition Internationale d'Art Cinématographique de La Biennale de Venise car Amore (L'Amore, 1948) de Roberto Rossellini, film formé de deux épisodes, Una Voce

umana (1947) et Le miracle (Il miracolo, 1948), tous deux interprétés par Anna Magnani, n'avait pas été aimé par la critique. À un journaliste qui l'interviewe pour savoir s'il avait vu le film, Cocteau lui répond : « Oui, et j'ai beaucoup apprécié l'interprétation de Mme Magnani. Elle m'a semblé neuve, surtout dans Le Miracle, qui est un excellent morceau de cinéma »368, même si, dans une lettre qu'il adresse à Jean Marais, il lui avoue : « Samedi, Magnani a eu un triomphe dans La Voix humaine. On a moins aimé le deuxième film – Le Miracle. L'idée en est admirable mais on l'y trouve trop “ actrice ” et il me semble que Robert n'a pas exploité l'histoire jusqu'au bout »369. Pourtant, la même attitude de solidarité Cocteau la manifestera à la sortie sur les écrans français de Stromboli (Stromboli, terra di Dio, 1949), œuvre première de Rossellini avec sa nouvelle muse, Ingrid Bergman. Comme c'était déjà arrivé pour Amore, en Italie le public et la critique furent perplexes par rapport à cette œuvre du père du néo- réalisme, qui semblait tout à fait différente, par ses contenus et son style, de ses films précédents. Rejoint par un journaliste italien dans son appartement de la rue Montpensier et sollicité pour donner son avis sur le film, Cocteau admet très clairement ce qui pour lui est un faux pas de l'ami; pourtant il ne manque pas de lui reconnaître, indirectement, l'indéniable statut d'artiste : « Rossellini a fait des concessions, et cela signifie aller à sa perte. Personne plus qu'un artiste, plus qu'un poète, n’est obligé d’avoir une morale rigoureuse, et lui rester fidèle »370.

Pendant les années Cinquante, surtout dans son Passé défini, nous ne trouvons pas de commentaires sur les films de Rossellini. Cependant, son nom apparaît dans leurs pages. Plus rarement, lié à des possibles projets. Par exemple, le poète note la demande du couple Rossellini-Bergman pour un spectacle : « […] après celui de Claudel dont le ridicule et le vide

368 SANTORO Elia, « Non fa per il cinema il teatro di Cocteau. Nostra intervista al commediografo francese »,

La Provincia del Po (Cremona), 25-8-1948 (« Le théâtre de Cocteau n’est pas fait pour le cinéma. Notre interview de l'auteur dramatique français » ; « Sì, e ho apprezzato moltissimo l’interpretazione della Magnani.

Mi è riuscita nuova, specie nel Miracolo che è un ottimo pezzo di cinema »).

369 COCTEAU Jean, Lettres à Jean Marais, cit., p. 242. La lettre est datée « 23 août 1949 » mais il s'agit,

forcément, de l'année 1948.

370 MALFALCHI Piero, « Intervista di Jean Cocteau grande amico di Luchino Visconti », Alto Adige (Bolzano),

19-11-1950 (« Interview de Jean Cocteau grand ami de Luchino Visconti » ; « Rossellini ha fatto alcune

concessioni, e questo vuol dire perdersi. Nessuno come un artista, come un poeta, è costretto ad avere una rigida morale, e di esserle fedele »). Dans l’intervallede quelques jours, cette interview a été publiée – avec des titres différents mais sous la même signature – dans plusieurs quotidiens italiens : La Provincia (Como), 23-11- 1950 ; Unione sarda (Cagliari), 24-11-1950 ; La Gazzetta (Parma), 29-11-1950.

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ont fini par leur apparaître »371, projet qui tombe, donc, à l'eau, comme celui du film

Messaline. En revanche, nous le retrouvons plus souvent lié aux retrouvailles, officielles ou non, qui indiquent la tenue de leur liaison bâtie à partir de leur rencontre sur le plateau d'Une

Voix humaine : « Lundi 2 janvier [1956] Déjeuner à Marne avec Ingrid Bergman et Roberto Rossellini » (PD V, p. 16). Et encore : « Dimanche 27 octobre [1957]. Milly. Chaplin nous a montré son film Un roi à New York dans la petite salle de la BBC. […] Ensuite, nous nous rendîmes au Marais où Paul-Luis [Weiller] recevait dans le vieil hôtel des Ambassadeurs de Hollande. […] Je me trouvais entre Mme Chaplin et Ingrid Bergman. […] Roberto Rossellini revenait des Indes » (Idem, p. 741). Finalement, on trouve cette réflexion désenchantée sur l'homme Rossellini : « Lundi 11 novembre [1957]. Hier, en travaillant rue Forest où je tournais jadis La Voix humaine, je songeais aux scènes atroces Roberto-Magnani et à la nouvelle du divorce Roberto-Ingrid. J'avais dîné avec eux le soir de Chaplin. Tout allait bien. Je connais Roberto. Il n'avait pas encore osé avouer à sa femme l'autre dame des Indes. Il a bien fallu avouer à Rome. Ingrid est beaucoup trop noble pour Roberto qui croit à son rôle de séducteur et deviendra vite ridicule aux yeux de ses gosses ». (Idem, p. 757.)

À la fin de sa vie, quelques mois avant de mourir, sollicité par un critique italien pour se remémorer sa collaboration avec Rossellini sur le plateau d'Une Voix humaine, Cocteau écrit ce témoignage –bref mais très significatif– de leur amitié qui, à partir de ce moment là, l'a lié pour toute sa vie au metteur en scène italien :

C'est un long article que j'aimerais écrire sur mon très cher Roberto. Mais, hélas! Je suis surchargé de besogne à cause de la chapelle du Saint-Sépulcre de Jérusalem à Fréjus.

Je me contenterai donc de vous envoyer toute ma tendresse fidèle que je porte à l'homme qui exécute des chefs-d'œuvre avec la nonchalance merveilleuse dont un prince du farniente envoie des ronds de fumée. J'ai travaillé le film de La Voix humaine avec Roberto et Magnani. Deux fauves. L'un qui somnole, l'autre qui sort ses griffes.

371 Dans une note de bas de page Pierre Chanel nous informe que « En 1954, Roberto Rossellini (1906-1977)

avait mis en scène à Naples au théâtre San Carlo, à Milan à La Scala, à Paris à l'Opéra, puis filmé, avec Ingrid Bergman dans le rôle titre, Jeanne au bûcher [Giovanna d'Arco al rogo], oratorio dramatique de Paul Claudel, musique d'Arthur Honegger, 1937 », « note 4 », PD III, p. 146.

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Et je conserve de notre collaboration le souvenir d'une sorte de miracle amical372.

Or, cette rencontre a été pour lui « une sorte de miracle amical ». Mots très importants, chargés d'un profond et riche symbolisme humain. Dans ses mémoires, Rossellini ne manquera pas, à sa manière, de lui rendre la pareille, en reconnaissant l'intelligence de Cocteau à connaître les êtres humains et l'enthousiasme qu'il a mis à goûter aux plaisirs du monde, qualités qui, selon l'italien, ont donné vie à leur grande amitié et qui l'ont nourrie pour toujours :

Jean Cocteau, qui était devenu pour moi un très grand ami, symbolisait à mes yeux cet émerveillement constant devant les choses de l'esprit. Il était avide et fastueux dans sa pensée comme dans ses vêtements. Il avait envie de tout, se pénétrait de tout, s'entourait de tout : d'écharpes et de poèmes, d'inventions et d'étoffes précieuses. Quelle fête !373.