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COCTEAU SPECTATEUR DU CINÉMA ITALIEN

1.3. LE CINÉMA NÉO-RÉALISTE

1.3.2. LUCIANO EMMER

Quand Cocteau commence à écrire sur le nouveau cinéma italien de l'après-guerre, il place aux côtés de Rossellini le nom du jeune Luciano Emmer (1918-2009). Ce qui l'intéresse, c'est louer le travail d'amateur de ces metteurs en scène qui opèrent en dehors des règles imposées par le marché cinématographique, et Emmer a été indéniablement un de ceux-ci. En citant ses premiers documentaires artisanaux sur la peinture, Cocteau saisit la surprenante habileté qu'il possède, capable de donner vie à une lecture toute subjective –et particulièrement originale– des célèbres fresques de Giotto, des tableaux de Bosch ou d'Uccello. Dans l'article que le poète écrit de Venise pour Carrefour, il consacre une réflexion assez poussée aux premiers films du jeune italien, car il reconnaît la naissance d'un vrai style d'auteur, comme nous pouvons le remarquer en lisant le passage dans sa totalité :

372 COCTEAU Jean, « Un fauve nonchalant », 17 février 1963, in VERDONE Mario, Roberto Rossellini, Paris,

Seghers, 1963, p. 191.

373 ROSSELLINI Roberto, « Aux Français » (texte daté du 9 mars 1977), in Fragments d'une autobiographie,

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C’est le privilège des films d’Emmer dont l’entreprise consiste à bâtir son style sur un tableau ou sur une fresque et à employer les grands acteurs que lui fournissent un Jérôme Bosch, un Giotto, un Uccello. Sa sensibilité lui permet d’animer une œuvre immobile, de la douer d’une vie intense, de mettre la machine (la caméra) au service de l’âme, de la vaincre en quelque sorte et de faire oublier la technique du cinématographe et celle du peintre au bénéfice d’un éclairage spirituel complètement neuf et complètement inattendu. Cette animation de la toile par le travelling, le cadrage d’une figure, l’importance extrême d’un détail, un lent recul de l’appareil, nous bouleversent et nous obligent à nous avouer que nous connaissions fort mal tel chef-d’œuvre que nous pensions connaître par cœur374.

Les années Quarante sont marquées par un travail intensif de Cocteau dans le domaine cinématographique. Néanmoins, il développe en même temps une réflexion, toujours plus approfondie, sur les rapports qui existent entre les matériaux de départ qui concourent à la réalisation d'un film et le travail du metteur en scène. Il essaie de promouvoir sa manière différente de concevoir la réalisation d'un film conçu au début par d'autres, vouée à reconnaître l'autonomie du travail du metteur en scène ainsi que ses qualités créatrices, appliquées à un matériau déjà établi. Normalement, il s'agit d'intervenir sur le scénario – tiré ou non d'une œuvre littéraire – ou, comme c'est le cas d'Emmer, sur des tableaux préexistants, où le risque de se soumettre au travail antécédent est majeur, à cause de la proximité des codes linguistiques. Cocteau applique ce point de vue soit aux films auxquels il a collaboré, soit à ceux qu'il voit, en saisissant dans les capacités d'intervention autonome du réalisateur la naissance d'un style, premier pas vers cette « politique des auteurs » qui prendra vie à la fin des années Cinquante, avec la jeune génération des metteurs en scène de la Nouvelle Vague française.

Bref, si Cocteau parle des documentaires sur la peinture du jeune Luciano Emmer qu'il vient de voir, son intention n'est pas seulement celle d'indiquer ce qui est en train de se passer à l'intérieur du cinéma italien de l'après-guerre. Son but est aussi de révéler comment ce nouveau cinéma, qui est en train de naître en dehors des lois fixées par l'industrie cinématographique, peut – doit – être lu, car réalisé dans un langage qui suit les préceptes du réalisateur et sa propre idée de l'art, par rapport à ceux dictés par la loi de l'offre et de la demande. Voici, donc, l'importance d'Emmer et de son rôle, joué aux côtés de Rossellini.

374 COCTEAU Jean, « À propos de la Biennale de Venise », Carrefour, 8-9-1947, repris in Du cinématographe,

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L'étiquette de cinéma néo-réaliste est encore loin de la pensée du poète : tandis que celle d'auteur cinématographique est déjà bien fixée dans son esprit.

Dans les années à venir, les renvois de Cocteau au cinéma d'Emmer se font très rares, même s'il collabore directement avec lui : il s'agit de l'écriture –et de leur lecture– des commentaires à Venise et ses amants et à La Légende de Sainte Ursule, que nous analyserons dans la troisième partie de ce travail.

Cocteau arrête son attention sur deux films d'Emmer. Pour le premier, la citation est tirée d'une lettre qu'il envoie à Jean Marais, et elle présente une certaine incertitude sur l’intitulé exact de ce film :

Milly. 5 octobre 1950

[…] Signe des temps : comme le film d'Emmer ne marchait pas (dimanche 5 août) à l'inverse nous en avons chacun écrit une phrase dans les journaux. Paulvé me reproche de faire de la réclame à un autre film qu'au nôtre (sic)375.

On en déduit qu’il n'y a aucun commentaire au film. Il y a, seulement, l'envie de souligner la remarque qui lui a été adressée par son producteur Paulvé concernant sa participation amicale à faire de la publicité pour un film négligé par le public. Pour ce qui concerne le titre, puisque Cocteau semble ne citer aucun titre, Jean Marais, qui a dirigé l'édition du volume, indique dans une note de bas de page : « Film consacré à Carpaccio », tandis que sur cette affirmation nous avons de forts doutes pour deux raisons.

D'abord, parce que le film réalisé à partir des tableaux de Carpaccio, La Légende de

Sainte Ursule, est un court-métrage de dix minutes environ, dont l’exploitation ne peut se faire qu’en complément de programme, alors que Cocteau parle ici d'un seul film. Ensuite, car entre parenthèse Cocteau écrit une note qui, lue comme elle a été rédigée, ne signifie rien par rapport au contexte tandis que, si à la place du chiffre « 5 » nous écrivons « d' », la note devient « Dimanche d'août » (Domenica d'agosto, 1950), qui est le titre du premier long métrage d'Emmer, sorti en Italie au début du 1950, présenté au Festival du cinéma de Locarno au début de l'été et sorti sur les écrans français le 6 août. En effet, dans le Fonds Luciano

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Emmer de la Bibliothèque du Film de Paris, nous avons retrouvé dans le dossier concernant le film sa date de sortie376. Finalement, ce qui vient étayer cette hypothèse c’est qu’en Italie le film d'Emmer n'a pas été un succès commercial377. Cet échec expliquerait, alors, la demande de la part de la distribution française d'accompagner sa sortie d’un texte signé par des artistes français reconnus qui, avec leurs commentaires, auraient incité le public à aller le voir.

En outre, selon Paola Scremin, spécialiste italienne des films sur l'art de Luciano Emmer, à cette même période l'amitié envers Emmer semble pousser Cocteau à l'accompagner au Festival du cinéma de demain d'Antibes, pour présenter son Goya (Goya.

La festa di sant'Isidoro / I disastri della guerra, 1950), tiré des œuvres graphiques et picturales de Goya : « En octobre 1950, Goya est applaudi au Festival d'Antibes présenté par Cocteau »378. Francis Ramirez et Christian Rolot, dans leur récent « Jean Cocteau. Le cinéma et son monde », donnent cette indication : « Entre le 20 août et le 20 septembre : Il rend “visite” au nouveau Festival du film de demain, organisé à Antibes par Henri Langlois en réaction aux Rendez-vous de Biarritz. On y présente des classiques “ maudits ” dans des versions intégrales ou retrouvées. Mais cette manifestation ne connaîtra pas le succès espéré et n'aura qu'une seule édition »379. Ainsi, pour ce qui concerne la période, si l'on en reste à ces dernières indications il faut l'anticiper, tandis que les deux chercheurs ne donnent aucune confirmation de cette présentation du film Goya d'Emmer par Cocteau.

En revanche, le deuxième film de Luciano Emmer dont parle Cocteau, c'est le documentaire sur Picasso (Picasso, 1954). Dans son Passé défini, nous pouvons lire soit l'évolution du projet soit le commentaire du poète, une fois le film achevé. Analysons-le par ordre, en commençant depuis le début :

[14 juin 1953]

376 Le film sort à Rome en première vision le 7 mars 1950, et en juin-juillet de la même année il est présenté au

Festival de Locarno ; in FARASSINO Alberto (a cura di), Neorealismo. Cinema italiano 1945-1949, cit., p. 177. Pour la date de sortie en France, voir Fonds Luciano Emmer, BiFi, Dossier par film : Dimanche d'août, avec un dossier de presse.

377 En parlant de son film Camille (Camilla, 1955), Emmer ajoute que « Camille a reçu un accueil tiède (c'est ce

que dirent les journaux d'alors renouvelant ainsi l'insuccès de Dimanche d'août). […] J'avais encaissé mon deuxième échec commercial », in EMMER Luciano, Ce magique drap bleu. Divagations pas trop sérieuses sur

le cinéma, Paris, Centre Georges Pompidou/Istituto Italiano di Cultura, 1996, p. 67 et 71.

378 SCREMIN Paola, a cura di/édité par, Parole dipinte. Il cinema sull'arte di Luciano Emmer/Films sur l'art de

Luciano Emmer, DVD 1 et 2 plus livre, Bologna, Cineteca di Bologna, 2010, p. 37.

379 RAMIREZ Francis ROLOT Christian « Jean Cocteau. Le cinéma et son monde », in Cahiers Jean Cocteau,

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Soir. Avons déjeuné à Juan avec Françoise, Paulo, Reale, Luciano Emmer et autres Italiens que Françoise appelle « voleurs de bicyclettes ». Avant, à la Galloise, Emmer nous avait exposé son programme pour le considérable film en couleurs sur Picasso qu'il prépare et dont il voudrait que je fasse et dise les textes.

Picasso qui traverse une crise de fatigue n'en a pas l'air. Je le vois porté par la crainte et l'admiration fétichiste qu'il inspire dans toutes les parties du monde. Étant l'esprit le plus négatif, destructeur et prêt à trouver que tout est absurde, vain, inutile, il est indispensable qu'il résiste par un travail continuel contre sa pente. Son atelier presque vide (puisque tout ce qui le peuplait se trouve à Rome) est un incroyable bric-à-brac d'objets qu'il ramasse et qui attendent de changer leur signification en une autre, d'en prendre une qu'il leur impose. Casseroles, vieilles voitures d'enfants, vieux vélos cassés, et une foule de récoltes informes (ferrailles et ustensiles hors d'usage) s'entassent dans les coins et sont accrochés aux murs. Tout cela, s'il le décide, se transforme en petite fille qui saute à la corde, en chèvre pleine, en centaures et en satyres. Et partout sont posés [sic] des colombes qu'il exécute à toute vitesse, des hiboux zébrés et maquillés en vieilles femmes de carnaval, des ébauches de meubles informes, des profils de Françoise et des portraits de Paloma et de Claude. Emmer avait un peu le vertige au milieu de cet effarant marché aux puces où il lui faudra choisir, mettre de l'ordre.

Reale qui retournait à Milan par la route m'a ramené à Santo Sospir. Emmer prenait l'avion à Nice. (PD II, p. 149.)

Tout de suite, Cocteau qualifie le film sur Picasso de « considérable », car Emmer veut le tourner en lui donnant une plus grande ampleur par rapport à ses premiers films sur l'art, et il le veut en couleurs. En effet, il vient d'être couronné de succès pour son précèdent documentaire Leonardo da Vinci (1952), le premier film qu'il a tourné en couleurs et d'une durée supérieure aux quarante minutes, primé avec le Lion d'or pour le meilleur documentaire à la XIII Exposition Internationale d’Art Cinématographique de La Biennale de Venise (1952). Ainsi, avec le nouveau projet sur Picasso il veut suivre la même voie, qui s'est révélée fructueuse. Cependant, dans ses notes Cocteau saisit tout de suite la difficulté à laquelle Emmer se trouve confronté en se lançant dans l'univers de l'artiste espagnol : celle de devoir « mettre de l'ordre » dans un travail toujours plus protéiforme, c'est-à-dire de « choisir » un principe-guide qui lui permettra de le traverser.

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Les notes de la présence d'Emmer à Vallauris, chez Picasso, se suivent380, jusqu'à arriver à la fin du tournage : « 21 octobre [1953] Emmer téléphone qu'il a fini avec Picasso et qu'il passera au Cap entre cinq et six. […] Luciano Emmer est venu avec ses collaborateurs, en route pour Milan. Il a fait ce qu'il avait à faire à Antibes et Vallauris. “ Picasso, me dit-il, est un grand acteur. Pas besoin de répéter avec lui. Il se place toujours sous le bon angle ” » (PD II, p. 299).

Pourtant, cet optimisme d'Emmer envers l'acteur Picasso ne le met pas à l’abri de la critique que Cocteau adressera au film. Après l'avoir vu en projection au Festival de Cannes, le poète note dans son journal :

Dimanche [8 mai 1955]

Ce matin après un coup de téléphone de Picasso j'ai été à Cannes voir son film d'Emmer. En fin de compte il y avait toute la bande sauf lui. Au reste le film est bâclé, déjà vu, médiocre. Reale m'avait dit à Rome que c'étaient les préparatifs collés à la sauvette381. (PD IV, p.

119.)

Donc, le film ne l'a pas convaincu. Il ne dit pas qu'il est composé de six épisodes environs neuf minutes chacun (Saltimbanques, Vie et mort de la peinture, Le sommeil de la

raison, Les Faunes, Picasso et La Guerre et la Paix)382. En revanche, avec son habituelle concision et acuité, il remarque le fait que le film manque d'une idée forte de cohésion (peut- être due à sa fragmentation) et, en plus, il le considère comme déjà vu (peut-être à cause de la dimension historique donnée aux épisodes qui renvoient, en progression temporelle, aux différentes périodes de la production de Picasso). Ainsi, pour finir, il le trouve médiocre. Toutefois, il ne dit rien du commentaire français du film qu’il n'a finalement pas réalisé (nous ne connaissons pas les raisons, car elles n'apparaissent pas dans ses notes). Ce qu'il pense –et

380 Voir PD II, p. 276, p. 287 et p. 288.

381 Le sénateur Eugenio Reale, auquel Cocteau se réfère ici, est un homme important de la politique italienne

entre les années Quarante et Cinquante. Inscrit au Parti Communiste (dont il démissionne en 1956), plusieurs fois sous-secrétaire au Ministère des Affaires Étrangères dans différents gouvernements de coalition avant 1948, dans les années Cinquante il est responsable de la culture pour le Parti. Donc c'est lui qui, en 1952, contacte Picasso et organise en Italie, l'année suivante, les deux importantes expositions du peintre, l'une au Palais Royal de Milan et l'autre à la Galerie Nationale d'Art Moderne de Rome. Comme nous l'avons souligné dans la première partie de ce travail, cette dernière exposition a été inaugurée par Cocteau lui même ; cf. PD II, pp. 124- 126. Son discours, enregistré au magnétophone, sera publié avec le titre « L'improvisation de Rome », in COCTEAU Jean, La Corrida du premier mai, Paris, Grasset, 1957. C'est à cette occasion que Cocteau a pu connaître Reale, et il le revoit à Rome pour son exposition 100 Cocteau à la Galerie Attanasio au mois d'avril. Donc à la projection de Cannes il venait juste de rentrer d'Italie (il avait quitté Rome le 3 mai, cf. PD V, pp. 113- 114).

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qu'il écrit– sur ce commentaire de Claude Roy, il l'exprime deux jours après, en le communiquant directement à Picasso :

10 mai 1955

Nous parlons du film d'Emmer et je ne cache pas ce que j'en pense. « C'est drôle, dis-je. Claude [Roy] est loin d'être bête et il écrit un texte poétique, lyrique, ridicule ». Et Picasso : « Bien sûr. Ils ont tout ce qu'il faut avoir. Mais il leur manque la petite goutte ». (PD IV, p. 120.)

Enfin, selon Cocteau, même le commentaire laisse à désirer et, en le définissant comme « poétique, lyrique », il le considère exactement à l'opposé de ce qu'il pense que la poésie doit être, laquelle n'a rien à voir avec le sentimentalisme ; il n’en faut pas davantage pour qu’il qualifie ce commentaire de « texte ridicule ». En revanche, c'est Picasso qui se charge d’avoir le dernier mot, en explicitant la pensée de Cocteau, comme il arrive, très souvent, entre deux amis dont la connivence dure depuis longtemps : « la petite goutte », que Claude Roy n'a pas, c'est celle que – Cocteau le sait – eux deux possèdent.