• Aucun résultat trouvé

LE CINÉMA DES « TÉLÉPHONES BLANCS »

COCTEAU SPECTATEUR DU CINÉMA ITALIEN

1.2. LE CINÉMA DES « TÉLÉPHONES BLANCS »

Dans le premier chapitre de cette recherche, pendant l'analyse relative au très rapide passage effectué à Rome par Cocteau dans son célèbre Mon premier voyage. Tour du monde

en quatre-vingt jours, nous avons remarqué comment sa sensibilité était éloignée de l'imaginaire diffusé par la culture du régime fasciste pendant sa domination (1922-1943). Ainsi ne faut-il pas s'étonner si, en fouillant ses documents, nous avons pu retrouver une seule donnée concernant les films italiens vus pendant cette période. Elle fait partie des notes assez synthétiques prises dans son Journal, tenu pendant l'occupation nazie : « 11 septembre 1942 […] On parle de films. On se quitte. Je vais seul voir Leçon de chimie. L'actrice italienne est charmante »328.

Leçon de chimie à neuf heures (1941) – c'est son titre complet (Ore nove lezione di

chimica) – est le film du célèbre metteur en scène Mario Mattoli (1898-1980), qui « […] se

327 COCTEAU Jean, Le Cordon ombilical, Paris, Plon, 1962, p. 51.

328 COCTEAU Jean, Journal 1942-1945, texte établi, présenté et annoté par Jean Touzot, Paris, Gallimard, 1989,

170

présente comme protagoniste à l'intérieur d'un genre de production qui, par sa cohésion et sa représentativité, a été défini comme celui des “téléphones blancs” »329. Cette étiquette indique la production de certains metteurs en scène de la période, dont il faut rappeler Mario Camerini (1895-1981), Gennaro Righelli (1886-1949) et, justement, Mario Mattoli. Pendant les années Trente – et jusqu'au 25 juillet 1943, date qui marque la chute de la dictature italienne –, ils ont donné vie à un cinéma dont les téléphones blancs (présents dans certains de leurs films) représentent le status symbol du bien-être social acquis – ou à acquérir – de la part d'une petite et moyenne bourgeoise qui veulent se démarquer soit d'un milieu aristocratique (économiquement en dehors des processus de production), soit des couches populaires, dont les téléphones sont de couleur noire. En particulier, une historiographie assez récente a mis en évidence que : « Cette morale modeste, à laquelle les comédies de la période aboutissent, s’oppose aux ambitions impériales du fascisme, mais est acceptée car elle répond aux espoirs de la masse, et les modèles sociaux à imiter sont ceux des employés, les carrières sûres et sans risques »330. Ainsi, même s'il est réalisé sous le régime fasciste, le cinéma des « téléphones blancs » prend, à sa façon, ses distances avec l'idéologie dominante, en en proposant une à son tour, en accord avec les procès de modernisation en acte dans ces années-là.

Leçon de chimie à neuf heures fait partie, donc, de ce contexte cinématographique, même s'il s'installe, en particulier, à l'intérieur du « genre scolaire » déjà bien rodé, dont la souche a été Seconda B (1934) de Goffredo Alessandrini (1904-1978). L'histoire en soi banale (faite toujours des mêmes qui pro quo qui, à la fin, se règlent), se passe à l'intérieur d'un institut féminin, où deux beautés se distinguent : la protagoniste Marie, interprétée par Irasema Dilian (1924-1996), et son antagoniste Anna, dont le visage est celui de la déjà célèbre Alida Valli (1921-2006). Si, dès sa sortie, le film obtient un vrai succès populaire, le mérite en revient à ses deux jeunes comédiennes. Pour la Dilian (d'origine polonaise, mais sortie du Centro Sperimentale di Cinematografia de Rome), on peut parler d'une vraie reconnaissance personnelle puisqu’à son quatrième rôle, elle occupe déjà la première place

329 BRUNETTA Gian Piero, Storia del cinema italiano. Il cinema del regime 1929-1945, vol. II, Roma, Editori

Riuniti, 1993, p. 262 (« […] si presenta come protragonista all'interno di un genere di produzione che per la sua

compattezza e la sua rappresentatività è stato definito dei “telefoni bianchi” »). Il faut ajouter aussi que cette définition va de pair avec celle de « cinema déco », à cause des objets de ce style présents dans les films en ces années-là.

330 Ibidem, p. 261 (« Questa modesta morale, cui approdano le commedie del periodo, è in contrasto con le

ambizioni imperiali del fascismo, ma si accetta in quanto risponde a grandi attese di massa e i modelli sociali da raggiungere sono quelli impiegatizi, le carriere sicure e senza rischio »).

171

dans le générique du film331. Tandis que, pour Alida Valli, c'est la confirmation de ses qualités innées d'actrice polyvalente (en effet, même si elle est âgée de vingt ans seulement, celui-ci est déjà son dix-huitième film), qui lui permettent de passer, en vraie professionnelle, du drame au mélodrame, en côtoyant la comédie.

La note de Cocteau, extrêmement synthétique, ne concerne pas le film qui, en tant que produit typique du cinéma des « téléphones blancs », s'adresse, d'abord, à un public italien. En effet, la remarque du poète vise directement Alida Valli : « L'actrice italienne est charmante ». Nous avons déjà souligné que, dans l'univers cinématographique, l'un de ses centres d’intérêt est la séduction, exaltée par la maîtrise du jeu, qui se répand à travers le corps des acteurs : elle ne capture pas seulement le regard, mais elle l'alimente sans pouvoir jamais le satisfaire. Cocteau est donc sensible au charme de la jeune actrice, à tel point qu'il se sent obligé de l'annoter, en explicitant l'adjectif de sa nationalité d'appartenance (il ne se souvient pas de son nom), afin de préciser qu'il pense vraiment à elle et pas à Irasema Dilian (et Jean Touzot, qui a annoté le Journal, l'a bien mis en évidence dans sa note en bas de page). Mais cette remarque de Cocteau reste comme un mémorandum, il ne la motive pas, il n'explique pas sa raison. Pourtant, en fixant la sensation il avoue, indirectement, que l'actrice italienne a réussi à pénétrer dans son magma émotif si intime, qu'elle a pu mériter le bref geste mémoriel. Bref, il y a eu une sorte de reconnaissance implicite de ses qualités, et la confirmation de ce jugement nous pouvons la lire des années après (c'est à dire en 1954), toujours exprimée de façon synthétique, dans une lettre que Cocteau envoie à Jean Marais :

Samedi [1954] Mon bon ange,

Tâche de voir ce que compte faire Popesco (un peu âgée et un peu grosse). Alida Valli passerait par un trou d'aiguille pour jouer le rôle.

Elle est Jocaste. Elle vient de remporter un succès fou en Amérique. Elle est l'intelligence même. En outre on me télégraphie en me demandant La Machine à la Fenice de Venise, fin septembre. […]Je t'embrasse. Ton Jean

La Machine est à toi. C'est à toi de décider de son sort332.

331 Pendant les annèes Quarante, elle continuera à tourner des films en Italie, avec des incursions en Espagne,

avant de compléter sa carrière cinématographique au Mexique, en l'abandonnant encore jeune.

172

Même si douze ans se sont écoulés, Alida Valli est encore jeune, et désormais elle a rejoint le statut de star internationale, grâce à ses interprétations hollywoodiennes, en jouant soit à côté de Gregory Peck, dans le film d'Alfred Hitchcock Le Procès Paradine (The

Paradine Case, 1947), soit avec l'incomparable Orson Welles, dans Le Troisième Homme (The Third Man, 1949) de Carol Reed. À ces deux œuvres, on doit ajouter quelques autres films de la période américaine, ce qui suffit pour rentrer en Italie et pouvoir recommencer une deuxième carrière, cette fois sous la conduite des plus importants metteurs en scène italiens de l'après-guerre. Précisément, nous sommes en 1954 et Luchino Visconti la réclame pour le rôle de la comtesse Livia Serpieri dans son mélodrame – tout intellectuel – Senso, après que Roberto Rossellini n'a pas voulu lui concéder son épouse Ingrid Bergman, comme Visconti même le rappelle dans une interview :

Travailler avec la Valli a été assez facile, mais ma première idée pour

Senso prévoyait la Bergman et Brando. La Valli n'était pas mal. Rossellini n'a pas permis à la Bergman de tourner ; c'était une période où il était très jaloux ; il ne lui permettait pas de travailler avec d’autres. Elle aurait accepté... Quant à Brando c'est la Lux qui n'a pas voulu et qui a imposé [Farley] Granger. Bizarre ? C'est regrettable ; c’aurait été vraiment extraordinaire avoir la Bergman et Brando ensemble !333.

Ensuite, il y aura les films avec des metteurs en scène de stature de Michelangelo Antonioni, Pier Paolo Pasolini, Bernardo Bertolucci, Valerio Zurlini, Giuseppe Bertolucci et beaucoup d'autres encore. Ainsi, la carrière d'Alida Valli est remplie de succès, car à côté du charme indubitable qu'elle a su toujours garder, elle a acquis la conscience d’être une véritable actrice, comme Cocteau le remarque avec acuité dans sa lettre : « Elle est l'intelligence même ». Raison pour laquelle il la voit tellement indiquée pour le rôle de Jocaste de La Machine Infernale qu'il décrète : « Alida Valli passerait par un trou d'aiguille pour jouer le rôle. Elle est Jocaste ». Par contre, dans son Œdipe roi (Edipo re, 1967) Pier Paolo Pasolini lui confie celui de Mérope, reine de Corinthe – la mère adoptive – vu la grâce et la douceur, outre sa beauté impérissable qui lui vient de son âge, en préférant la plus jeune Silvana

333 TURCONI Davide e SACCHI Antonio (a cura di), Bianco rosso e verde. Immagini del cinema italiano 1910-

1980, Firenze, La Casa Usher, 1983, p. 127 (« Lavorare con la Valli è stato assai facile, ma la mia prima idea

per Senso prevedeva la Bergman e Brando. La Valli non andava male. Rossellini non ha permesso alla Bergman di girare ; era il momento in cui era molto geloso ; non le consentiva di lavorare con altri. Lei avrebbe accettato... Quanto a Brando è la Lux che non l'ha voluto e che ha imposto Granger. Strano ? E' spiacevole ; sarebbe stato davvero straordinario avere la Bergman e Brando insieme ! »).

173

Mangano – mélange de séduction magnétique et de hiératisme imperturbable – pour le rôle de la vraie mère Jocaste.

Reprise cette année-là, La Machine Infernale ne sera pas présentée, en automne, au Théâtre La Fenice de Venise, mais « […] à Paris, aux Bouffes Parisiens, à la fin de septembre 1954 »334. Cocteau signe la mise en scène, Jean Marais interprète le rôle d'Œdipe, tandis que le rôle de Jocaste est joué, en effet, par Elvire Popesco, et le poète déclare, dans le programme de salle : « En ce qui concerne Elvire Popesco, c'est simple, depuis longtemps je lui demande d'être Jocaste, ce gracieux monstre de pourpre qui doit nous faire rire, nous effrayer et nous émouvoir » (TC, p. 1689). Peut-être Alida Valli était-elle l’occasion pour présenter, sous d'heureux auspices, sa relecture personnelle du mythe d'Œdipe à un public international, comme celui qui fréquente le prestigieux théâtre vénitien. Mais il affirme dans sa lettre à Jean Marais, ceci est un « en outre ». Au fond, aux yeux de Cocteau Alida Valli « Elle est

Jocaste », ensemble de charme – ancien – accompagné, maintenant, par une vraie intelligence. Finalement, il nous reste le regret qu'une telle possibilité ne se soit pas réalisée, comme c'est arrivé à Luchino Visconti pour les acteurs qu'il n'a pas pu avoir dans Senso. Un jour, par hasard, on aimerait retrouver, enfoui parmi les différents documents non encore explorés du poète, cette note : « C'est regrettable ; il aurait été vraiment extraordinaire d’avoir la Valli et Marais ensemble ! ». Chose qui était déjà arrivée, quelques années auparavant, mais sur les écrans, grâce à Yves Allegret et à son film Les Miracles n'ont lieu qu'une fois (1951), au titre étonnamment prémonitoire.