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La rencontre avec les Italiens de Montparnasse Giorgio de Chirico et l’Essai de critique indirecte

L’ESPACE SOCIAL : LES ARTISTES RENCONTRÉS

2.2. LA RENCONTRE AVEC LES ARTISTES À PARIS 1 Les poètes italiens francophiles.

2.2.2. La rencontre avec les Italiens de Montparnasse Giorgio de Chirico et l’Essai de critique indirecte

Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’affirmer, pendant la période entre l’année Dix et les années Vingt, Paris est la capitale de la modernité artistique. Et les artistes italiens, désireux d’entrer en contact avec les nouvelles expériences européennes, se donnent rendez- vous à Montparnasse.

Le secteur entre le Dôme et la Rotonde – deux célèbres cafés du carrefour Vavin où les artistes avaient l’habitude de se retrouver – devient un point de rencontre fondamental pour échanger des idées innovatrices et se confronter sur les expérimentations en cours dans tous les différents domaines artistiques. Et, comme le rappelle Elena Fermi, « Cocteau intègre le groupe des artistes de Montparnasse dès 1915, où il jouera, rappelons-le, un rôle important dans l’après-guerre en tant que propagateur d’une innovation dans les lettres et les arts »238.

Parmi les artistes, tous de nationalité différente, après la fin de la Grande Guerre émerge un ensemble composite formé par les Italiens. En particulier, entre 1928 et 1933, certains parmi eux seront connus dans l’historie de la Ville Lumière de cette période sous le nom des « Italiens de Paris ». Il s’agit de certains artistes parmi les plus importants de l’art italien, qui se réfèrent à la mémoire d’un illustre parent, Amedeo Modigliani : ce sont les

237 COCTEAU Jean, « L’autre face de Venise ou Venise la gaie », in LEISS Ferruccio, Immagini di Venezia, cit.,

p. 10, réprit in PD II, p. 396.

238 FERMI Elena, « Jean Cocteau et l’Italie », in Cocteau et l’Italie – Démarche d’un poète, Cahiers Jean

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frères Giorgio et Andrea de Chirico – ce dernier connu sous le pseudonyme d’Alberto Savinio –, Gino Severini, Massimo Campigli, Renato Paresce, Mario Tozzi et Filippo de Pisis239.

Avec certains d'entre eux, Cocteau donne vie à des rapports affectifs et de collaboration. Désormais sont connues la vraie amitié et la profonde admiration manifestées envers Amedeo Modigliani (1884-1920), qui se sont concrétisées dans les multiples préfaces rédigées pour les monographies publiées après la mort précoce du peintre, survenue à trente- six ans240. Par contre, avec Gino Severini (1883-1966), rencontré en janvier 1917, c’est-à-dire vers la fin de sa période futuriste, Cocteau a eu un rapport plus formel, même si, comme nous le verrons dans la partie dédiée au séjour romain, c’est lui qui le met en contact avec Luciano Folgore une fois arrivé à Rome. Reste à souligner que le poète participera, avec Severini pour l’Italie, l’allemand N.W. Nay et le suisse Hans Erni, au long-métrage Une mélodie, quatre

peintres (1954) du metteur en scène allemand Herbert Seggelke241. Enfin, avec Luigi Filippo Tibertelli, mieux connu sous le pseudonyme de Filippo de Pisis (1896-1956), peintre célèbre mais aussi écrivain et poète – autre personnalité multiple comme beaucoup d’artistes de la période – Cocteau entre en contact en 1927, probablement grâce aux frères de Chirico, comme nous pouvons le constater grâce à une note prise, par de Pisis même, dans l’un de ses cahiers : « Visita Cocteau (Savinio) »242. Inspiré par les œuvres métaphysiques de Giorgio de Chirico et de Carlo Carrà, de Pisis développe dans ses tableaux un style très personnel, qui l’amène, en peu d’années, à s’imposer dans le cercle des peintres italiens résidents à Paris. En 1933, Cocteau lui rendra visite dans son atelier et il en aura un jugement positif, qui se consolidera dans les années à venir243. En relation avec notre recherche, il est intéressant de noter que, dans une lettre qu’il envoie de Paris le 24 novembre 1930 en Italie à son ami Marino Moretti, il dit avoir été présent à la première projection, réservée à une élite, de La Vie

d’un poète – premier titre du Sang d’un poète (1930) –, ce qui montrerait bien une certaine

239 Cf. FAGIOLO DELL’ARCO Maurizio (a cura di), Les Italiens de Paris : de Chirico e gli altri Parigi nel

1930, Milano, Skira, 1998.

240 Voir la voix « Amedeo Modigliani et les ‘Italiens de Paris’ », ibidem, pp. 36-40.

241 Nous n’avons pas retrouvé de documents qui puissent confirmer la thèse d’Elena Fermi : « La Deuxième

Guerre mondiale, durant laquelle les Severini passèrent une longue période en Italie – entre 1935 et 1946 – ne fut pas riche en rencontres, mais en 1953, à Paris, ils se retrouvèrent pour collaborer à la réalisation du film d’Herbert Seggelke Une mélodie, quatre peintres », in Jean Cocteau et l’Italie, Thèse, cit., p. 66. Nous en restons à ce que Cocteau écrit dans son journal à la date du 18 décembre 1953 : « J’ai passé trois jours chez Erni avec les projecteurs et les papiers et les vitres et les craies et les pastels et le terrible objectif qui enregistre le travail, l’improvisation, lesquels, projetés, dureront quelques minutes » (PD II, p. 355). Une telle affirmation ne nous confirme pas seulement que Cocteau est allé en Suisse pour tourner le chapitre dédié à sa poésie graphique, mais qu’il n’y a eu aucune rencontre avec Gino Severini ni en cette occasion-là, ni précédemment.

242 ZANOTTO Sandro, Filippo de Pisis ogni giorno, Vicenza, Neri Pozza, 1996, p. 225.

243 Voir la voix : « Filippo de Pisis » in FERMI Elena, « Jean Cocteau et l’Italie », in Cocteau et l’Italie –

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proximité avec l’entourage de Cocteau, avant même la reconnaissance du poète pour sa peinture :

[…] Je vois toujours les mêmes personnes. Cornaz toujours plus cher et qui t’aime beaucoup. Il m’a conduit à la première, réservée à une élite, d’un film de Cocteau, « La vie d’un poète », chose assez moderne. Il y avait un public très parisien et chic, Colette, Paul Morand, Etienne, Poiret, Bérard, Picasso, Chirico, etc.244.

En plus, grâce à Venise, ville mythifiée par Cocteau et habitée par de Pisis pendant les années Quarante, en 1953 les deux artistes se retrouvent à collaborer sur un projet éditorial, en rédigeant chacun un texte de présentation au volume de photographies de Ferruccio Leiss dédié à la ville lagunaire245. Par l’occasion, Cocteau écrit « L’autre face de Venise, ou Venise la gaie », texte que nous avons déjà analysé. Tandis que celui de de Pisis, «

Venezia o la consolazione della pietra », avait été publié précédemment dans la revue

Prospettive. À partir de leur comparaison, il en ressort une manière différente de percevoir la ville. L’œil de de Pisis montre une sensibilité décidément picturale. Les particularités qui font de Venise une ville unique au monde – l’harmonie des pierres, la majesté des gondoliers dans leurs gondoles, les jardins suspendus qui se reflètent dans les canaux, les architectures composites – tout est filtré par les peintres qui ont célébré la ville, de Giovanni Bellini à Piazzetta et aux Tiepolo. Tandis que Cocteau est attentif à saisir l’aspect magique de Venise, en étroit rapport avec sa dimension humaine, en mettant en évidence le caractère des Vénitiens qui la rendent, selon son sentiment, unique au monde. Une perception que nous pourrions définir, dans le sens plus riche du terme, d’humaniste et qu’il considère, depuis toujours, avec un autre mot qui lui est cher : celui de poète.

À l’intérieur de ces rapports si différents qui ont lié Cocteau aux « Italiens de Paris », ceux entretenus avec les Dioscures246 – les frères de Chirico – se détachent par leur complexité et leur productivité.

244 ZANOTTO Sandro, Filippo de Pisis ogni giorno, cit., p. 255 (« [...] Vedo sempre le solite persone. Cornaz

sempre più caro che ti vuol molto bene. Mi ha condotto alla prima, per pochi eletti, di un film di Cocteau “La vie d’un poète”, cosa molto moderna. C’era un pubblico quanto mai parigino e chic, Colette, Paul Morand, Etienne, Poiret, Bérard, Picasso, Chirico, etc. »).

245 LEISS Ferruccio, Immagini di Venezia, cit.

246 Les Dioscures étaient les fils de Zeus, surnom de Castor et Pollux. Giorgio de Chirico utilisait souvent cette

expression pour parler de lui et de son frère Savinio, soulignant ainsi le fort lien de parenté qui restait vif, au-delà de leurs parcours artistiques personnels.

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Si, pour Cocteau, la relation avec Alberto Savinio (1891-1952) était un lien empreint de forte amitié et d'estime, sans pourtant déboucher sur aucune collaboration, celui avec son frère Giorgio de Chirico (1888-1978) a été fondamental dans un moment particulier de sa réflexion esthétique et de sa production artistique.

Nous ne voulons pas ici reconstruire la période qui va du début des années Dix à la fin des années Vingt, très riche en France pour ce qui concerne la réflexion esthétique connue sous l’expression de « Retour à l’ordre » et que Cocteau fera sienne en la changeant en « Rappel à l’ordre », titre donné à un recueil de ses textes écrits entre 1917 et 1923 et publié en 1926247. Dans son essai sur Cocteau et l’Italie publié dans les Cahiers Jean Cocteau, Elena Fermi a bien restitué la texture de ce débat entre tradition et avant-garde, qui trouve en France comme moment fondateur la célèbre conférence tenue en novembre 1917 au Vieux- Colombier par Guillaume Apollinaire, L’Esprit Nouveau et les poètes. En Italie, ces idées seront reprises et relancées par la revue Valori Plastici, avec un texte de Giorgio de Chirico au titre programmatique « Il Ritorno al mestiere » (« Le Retour au métier »). Si pour Apollinaire « Il importait de récupérer les racines classiques et romantiques de l’Europe et de les conjuguer aux progrès générés par le combat en faveur de la modernité », pour ce qui concerne de Chirico « [il] y soutient l’importance pour l’artiste d’en revenir au métier sur lequel se greffe tout son travail »248 – donc un retour à la tradition gréco-romaine, comme c'était arrivé aux grands peintres qui travaillaient dans les ateliers de la Renaissance.

Cocteau entre à l’intérieur de ce débat et élabore une position personnelle, plus proche des principes dictés par Apollinaire, comme le souligne la chercheuse italienne :

L’enfant terrible de l’avant-garde semble avoir bien assimilé la leçon apollinarienne, tout en saisissant l’occasion de se substituer au prophète du cubisme dans le rôle de théoricien des temps nouveaux. […] Son goût néoclassique le conduit à défendre un idéal de clarté, de simplicité et d’ordre, tout en restant en équilibre avec l’expérimentation la plus poussée grâce à un style aphoristique et fragmentaire qui paraît-on ne peut plus éloigné de la forme classique. Or son cheminement vers le « Rappel à l’ordre » est également marqué par ses rencontres avec le milieu culturel italien249.

247 Pour une réflexion synthétique mais, en même temps, aigue sur ce point, nous renvoyons à l’important essai

de WINTER Susanne, « Du spirituel dans l’art et de l’esprit nouveau », in Europe, n° 894 (dédié à Jean Cocteau), Paris, Europe, octobre 2003, pp. 145-160.

248 FERMI Elena, « Jean Cocteau et l’Italie », in Cocteau et l’Italie – Démarche d’un poète, Cahiers Jean

Cocteau, cit., pp. 41-42.

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En 1925 de Chirico revient à Paris. Son style n’a pas changé par rapport à la première période passée dans la Ville Lumière, entre 1910 et 1915, mais grâce à sa réflexion théorique il s’est approfondi et son univers thématique s’est modifié, en s’ouvrant à la mythologie et aux paysages magiques de la Méditerranée. En somme, de Chirico avait laissé Paris pendant sa « première période métaphysique » concentré sur cette « métaphysique du quotidien » qui avait tant exalté Breton, au point de le considérer dans son manifeste de 1924 « dieu tutélaire » de la peinture surréaliste. En revenant sur sa « deuxième période métaphysique », inaugurée par « Il Ritorno al mestiere », avec un style qui se ressent du classicisme de la Renaissance italienne, Breton et ses adeptes le désavouent, à tel point qu'ils le renient totalement. Cocteau, depuis toujours en rupture avec Breton, est lui aussi en chemin vers les terres grecques, à la recherche de sa propre mythologie des origines : en 1922 avec l’adaptation d’Antigone et d’Œdipe-Roi ; en 1925 avec celle d’Orphée ; en 1927 ensuite, avec la publication d’Opéra, important recueil de poèmes. Étant donné les préliminaires, si Paris est la ville où ces destins vont se croiser, Le mystère laïc (Essai d’étude indirecte), publié en 1928, est le résultat concret de cette complicité des âmes.

Dans son essai, Cocteau prend la défense du peintre italien, en considérant sa deuxième période métaphysique en continuité (et non en rupture) avec la première période. Cependant, assumant cette tâche, il ouvre son discours à des éléments qui, même s’ils visent à l'unité, n'en demeurent pas moins hétérogènes, à cause du caractère « indirect » que le sous- titre de l’ouvrage leur confère. Cocteau projette l’œuvre du peintre italien sur celle, depuis toujours pour lui totémique, de Picasso. De plus, il fait référence à des données de sa propre œuvre, liées à la poésie, à ce qui la rend essentielle, et à l’être du poète. Enfin, le tout est formulé dans une écriture faite d’aphorismes, déjà inaugurée dans Le Coq et l’Arlequin (1918) et proche de celle du Nietzsche tant aimé du Gai savoir. Cette composition par fragments rend l’essai indubitablement moderne, à tel point que, édité à nouveau en 1932 avec un deuxième texte sur de Chirico, Des Beaux-Arts considérés comme un assassinat, Cocteau le publie avec le titre – exprimant consciemment la rupture – d’Essai de critique indirecte. Ainsi, transforme-t-il ouvertement l’« essai » initial en une « critique » déclarée qui, comme l’affirme si justement Giovanni Joppolo, se retrouve « liée à sa propre histoire, telle un autoportrait indirect et un portrait indirect de Giorgio de Chirico »250. Le regard du poète est donc double : d’un côté, il s’adresse aux images de de Chirico et de Picasso et, de l’autre, il

250 JOPPOLO Giovanni, « Cocteau – de Chirico ou la “Critique indirecte” », in ZOPPI Sergio (a cura di), Jean

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puise à ses propres images qui, dans cette nouvelle édition, s’enrichissent de celles provenant de son premier film : Le Sang d’un poète déjà précisé.

Le cinéma entre donc de plein droit dans cet essai critique où la production visuelle occupe la place plus significative251. En particulier, il intervient en trois moments différents, qui coïncident avec trois arguments développés par Cocteau.

On trouve le premier renvoi au langage cinématographique – et, dans une note, à son propre film – quand Cocteau développe un élément qui, depuis Opium, est devenu fondamental pour lui : la représentation du temps qui est propre à la mort, comme il l’est à la poésie, et qui est le temps métaphysique de Chirico, où « la vitesse [vient] surprise par l’immobilité ». La combinaison du langage photographique et de celui du cinématographe, qui est son prolongement naturel, a ceci de particulier pour Cocteau : la capacité d’enregistrer ce moment, qui est celui d’une rencontre/collision. Il déclare y avoir réussi dans Le Sang d’un

poète :

Une maison photographiée ou cinématographiée ne se ressemble pas. Même lorsque rien ne bouge, le cinématographe enregistre encore quelque chose. Rien n’intrigue plus que la photographie au milieu d’un film. Il faudrait l’employer pour saisir des personnages sous l’influence de la peur*.

Parmi les autres toiles, les toiles de Chirico ont cet air changé en statue, ce calme antique des accidents qui viennent d’avoir lieu et montrent la vitesse surprise par l’immobilité sans avoir eu le temps de faire ses préparatifs. * Je l’ai fait dans Le Sang d’un poète252.

La problématique rencontrée ici est d’envergure. Dans un autre aphorisme, cette fois vers la fin de l’essai, Cocteau reprend l’idée de la vitesse immobile, en la liant à la nouvelle iconographie du peintre italien, celle des chevaux présents dans ses toiles :

Chirico, né en Grèce, n’a plus besoin de peindre Pégase. Un cheval devant la mer, par sa couleur, ses yeux, sa bouche, prend l’importance d’un mythe. Je songe au film de Ben Hur qui tant nous attirait à cause des quatre chevaux

251 Il faut noter qu’une réflexion importante sur le cinéma est contenue dans Opium. Journal d’une

désintoxication (écrit en 1929 et publié l’année d’après), qui se termine avec le projet/désir ouvertement avoué par Cocteau : « Ma prochaine œuvre sera un film » ; Le Sang d’un poète est donc sa réalisation. Voir COCTEAU Jean, Opium, in COCTEAU Jean, Romans, poésies, œuvres diverses, cit. p. 682.

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blancs. Filmés en pleine course, d’un véhicule qui les suivait à vitesse égale, ils alignent un bloc de profils échevelés, sculptés dans un vent de marbre253.

Clef de voûte de la réflexion conduite par les cinéastes de la modernité, comme l’a bien montré Gilles Deleuze254, le thème de la temporalité est également central dans la réflexion esthétique – donc non seulement cinématographique – de Cocteau. Les pages que le poète dédie à ce sujet, éparpillées dans différents textes comme dans les notes de son Passé

défini, sont assez nombreuses. Sans entrer dans cette problématique255, nous voulons souligner que ce « vent de marbre » 256 est un parent lointain du « vent silencieux » que nous verrons souffler, vingt ans après, dans son film Orphée (1950), celui qui frappe Heurtebise quand il accompagne, pour la première fois, Orphée dans la zone :

Une rue en ruine, semblable à quelque Pompéi de Gradiva ou à quelque rue d’un quartier en démolition sur la Rive gauche. Un vent silencieux ne touche que Heurtebise.

[…] Orphée s’arrête, regarde en arrière et autour de lui, ce qui l’éloigne de Heurtebise, lequel ne semble pas bouger, mais derrière qui défile la zone. […] Orphée (marchant et le rejoignant un peu en arrière). – J’ai peine à vous

suivre. On dirait que vous marchez immobile…

[…] Orphée. – Il ne fait pas de vent. Pourquoi avez-vous l’air d’avancer

contre le vent ?257.

Le deuxième renvoi au cinématographe intervient quand Cocteau développe le thème de la poésie, afin de la libérer du code linguistique fixé par les académiciens. En définissant de Chirico comme poète, il ajoute : « Or je ne trouve pas qu’il me dérange. […] La poésie s’exprime comme elle peut. Je lui refuse des limites. Je suis libre. J’ai fait un film ; dans cette époque sans patries, j’ai sauté le mur des langues »258. À travers de Chirico et le fait de lui reconnaître le statut de poète, Cocteau libère la poésie des limites étroites où une tradition culturelle l’a enfermée et, à travers Le Sang d’un poète, il l’ouvre à la modernité en

253 Ibidem, p. 716. Ben Hur, film de Fred Niblo (1926), États-Unis. 254 Cf. DELEUZE Gilles, Cinema 2 – L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.

255 Dans son essai Jean Cocteau, le seuil et l'intervalle. Hantise de la mort et assimilation du fantastique, cit.,

Enrico Castronovo développe cette problématique dans une perspective qui la lie à la littérature fantastique. En particulier, voir « L'Ici et l'Au-delà. Les pliures de l'espace-temps », pp. 109-133.

256 Cocteau se souviendra de ce « vent de marbre » dans un article sur Ben Hur publié dans Ce soir, 26-7-1938 et

repris in COCTEAU Jean, Du cinématographe, Textes réunis et présentés par André Bernard et Claude Gauteur, cit., p. 127.

257 COCTEAU Jean, Orphée, cit., pp. 63-64.

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lui reconnaissant pleinement l’hétérogénéité des autres langages artistiques. Pour cette raison, il refuse catégoriquement l’idée que la poésie se manifeste à travers des symboles, car la symbolisation cristallise le sens, qui est propre à la polysémie du langage poétique, en le réduisant à une signification stérile : « Le Sang d’un poète ne contient aucun symbole. Les gens symbolisent après. L’œuvre se compose de faits qui s’enchaînent selon la logique du monde, ni meilleur ni pire, mais autre, où vivent les poètes »259.

Le troisième renvoi au cinématographe concerne la séquence d’aphorismes dédiée au « mystère » car, selon Cocteau, de Chirico est « un peintre du mystère. Il substitue aux portraits de miracles, par quoi les primitifs nous étonnent, des miracles qui ne relèvent que de