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visions transcendantales du destin

La genèse: les limites de l'humain par Élohim

Le récit de la Genèse est significatif dans la pensée de l'humain sur son destin. En éla- borant le récit de sa création, l'humain se représenta dans ses propres limites, dans ce qui le caractérisait. Par les qualités qu'il s'octroya dans ces textes, l'humain tenta de se définir. De cette tentative ressort le besoin de connaitre son origine, et ce qui justifie son existence. Les récits de la Genèse permettent de comprendre comment l'humain se percevait dans son en- vironnement. Cette compréhension est essentielle, car c'est elle qui sert de base à l'évolution du concept de destin dans la culture occidentale. Comprendre pourquoi les humains placè- rent, tout d'abord, leur destin entre les mains d'un démiurge, permet de comprendre le rap- port qui existait entre l'humain et sa propre finitude, ainsi que l'évolution de cette pensée au cours des siècles.

Dès les premiers versets de la Genèse, le lecteur se retrouve confronté à la présence ultime et indéniable de Élohim architecte, dont la pensée et le verbe sont à l'origine du monde. « Au commencement, Élohim créa les cieux et la terre »43. Par cet acte de création, Élohim est défini comme le commencement de toute chose. Par cela, chaque chose est con- tenue dans son esprit et dépend de sa volonté. Puis la lumière, le ciel, la terre, la végétation, le soleil et la lune, les animaux et, en dernier, l'homme, et à sa suite la femme 44. Puis, lors- qu'il leur parla, il leur dit ceci: « Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre et domi- nez-la, ayez autorité sur les poissons de la mer et les oiseaux des cieux, sur tout vivant qui remue sur la terre »45. Ainsi, la parole de Élohim est première et dernière. Par sa voix, Élo- him dicte les actes du monde et de ses créatures, selon sa volonté. De plus, la création de l'humain: « alors Iahvé Élohim forma l'homme, poussière provenant du sol, et il insuffla en

43 Bible, ancien testament, édition de la Pléiade, édition publiée sous la direction d'Édouard Dhorme Genèse,

Chapitre 1, verset 1, p.3.

44 Note de l'auteur: pour des soucis de lisibilité, homme et femme seront rassemblés sous le mot "humain". 45 Bible, Genèse, op cit, Chapitre 1, verset 28, p.5.

ses narines une haleine de vie et l'homme devint âme vivante »46 est l'exemple de la toute- puissance de Élohim sur la matière, car lui seul parvient à donner la vie à partir de l'inerte. Cette puissance crée la relation entre l'humain et Élohim, dont la puissance et l'ascendance font de lui l'être suprême auquel l'humain se soumet. Les appellations utilisées afin d'intro- duire l'idée de Élohim sont d'ailleurs fortement connotées, permettant au lecteur-auditeur des différentes époques de souligner le lien hiérarchique existant entre l'humain et Élohim. L'humain est un vassal de Élohim, et le verbe de Élohim se doit d'être ordre pour l'humain.

C'est dans ce contexte, après avoir défini le rapport de l'humain face au reste de la créa- tion, que Élohim donne son impératif catégorique à l'humain, sa première limite: « De tout arbre du jardin tu pourras manger, mais de l'arbre de la science du bien et du mal tu n'en mangeras pas, car du jour où tu en mangerais, tu mourrais »47. Ce passage est le premier où l'idée de la mort, et donc de la temporalité de l'humain, est abordée dans la Bible. La limite de l'humain, évoquée par l'acte de mort, devient la définition du temps de l'humain et du rapport qui existe entre eux. L'humain, qui n'était alors qu'un potentiel, la concrétisation des pouvoirs que Élohim avait investis en lui, se retrouve, par cette mise en garde, confronté à la possibilité d'une limite fondamentale, puisqu'elle concerne sa propre finitude, la cessation de son être. Le destin n'est alors, pour l'humain, que possibilité. Avec l'arbre à sa portée, l'humain est montré comme seul acteur de ses propres limites. Cette limite, qui se lie à la mort, est la connaissance.

La connaissance est désignée comme le fait de l'éloignement de l'humain de Élohim. En introduisant le concept de mortalité en lien avec le savoir, la curiosité et l'attrait de l'in- connu sont définis comme des éléments corrupteurs. L'humain, par l'intermédiaire du Ser- pent, se laisse tenter par le savoir et mord dans le Fruit. La tentation représentée par le Ser- pent est la métaphore de la part matérielle de l'humain, le besoin des sens qui s'oppose à l'esprit. En se laissant corrompre par un symbole chtonien, l'humain est représenté lié à sa part terrestre. Préférant s'attacher à la matière plutôt qu'à son esprit, l'humain marque son propre désir dans le monde, sa volonté personnelle de comprendre le monde par lui-même.

46 Bible, Genèse, op cit, Chapitre 2, verset 7, p.7. 47 Ibid, Chapitre 2, verset 16-17, p.8.

Plus que la connaissance, c'est l'envie de savoir qui corrompt l'humain. De cette envie de savoir et de la connaissance naît également le temps, qui agit sur l'humain non pas tel un châtiment divin, mais comme une réalité qui était, auparavant, incapable de l'atteindre. En devenant un être pensant, l'humain s'inscrit dans le temps. Ainsi l'humain est défini dans la Bible, par l'accès à la connaissance, comme un être nouveau, dont la définition même se voit changée.

Le temps est ainsi relié à la matière, au corps et à l'influence exercée par lui sur l'indi- vidu. En s'inscrivant dans le temps, en devenant pensant, l'humain prend conscience de son être. Lorsque l'humain s'accapare cette connaissance, sa première prise de conscience est celle de son corps nu: « Alors se dessillèrent leurs yeux, à tous deux, et ils surent qu'ils étaient nus »48. En prenant conscience de leur nudité, c'est toute leur matérialité qui est mise en avant, qui s'ouvre à eux. Le monde se révèle, et l'humain, à l'intérieur de ce monde, de- vient conscient de son individualité. L'individualité devient, dans le récit, la fondation de l'humain, ce par quoi il se définit lui-même. Par les mots octroyés à Élohim: « Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous, grâce à la science du bien et du mal! Maintenant il faut éviter qu'il étende sa main, prenne aussi de l'arbre de vie, en mange et vive à jamais »49, l'humain ne peut plus continuer de vivre dans le Jardin d'Éden. Le renvoi de l'humain du Jardin est la représentation de la peur constante de l'humain face à sa propre limite dans le temps, face à sa propre mort. Cette incompatibilité entre la connaissance et l'immortalité tient au fait que seul Élohim est considéré comme pouvant posséder ces deux caractéristi- ques. L'humain, dans le récit, se voit refuser cette possibilité, car pourvu de ces deux quali- tés, ce dernier outrepasserait sa définition, pour se hisser au niveau du divin. Le temps de- vient l'expression du double choix de l'humain: celui de connaitre les fondements de la ma- térialité, et donc de se porter vers elle, au détriment de se tourner vers le transcendant, et donc de privilégier le spirituel.

Lorsque le récit fait agir Élohim, qui repousse l'humain du jardin d'Éden, ce dernier est signifié dans sa nouvelle réalité: en devenant un être limité par le temps, l'humain est deve-

48 Bible, Genèse, op cit, Chapitre 3, verset 7, p.10. 49 Ibid, Chapitre 3, verset 22, p.12.

nu inférieur à Élohim, figure de l'esprit dans toute sa vérité. En désobéissant à Élohim, l'humain a rompu avec son propre esprit. Repoussant l'idéal, l'humain brise la potentialité qui faisait sa nature pour s'enfermer dans les sensations. Ce sont ces sensations qui sont dé- signées, dans le récit de la Genèse, comme la source des actes mauvais orchestrés par les descendants d'Adam et Ève. Malgré cette rupture, l'esprit, représenté par Élohim, conserve sur l'humain un pouvoir: celui de l'introspection, et de la conscience. lorsque Caïn, pris de jalousie, tue son frère Abel, Élohim le questionne: « Qu'as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi »50. L'humain est ici représenté en prise avec sa propre con- science. Ce que Caïn a fait, poussé par la jalousie, est analysé par l'esprit, qui lui fait pren- dre conscience de son acte, et des raisons qui l'ont poussé à agir ainsi. Peu après, Élohim est décrit se parlant en ces termes: « Mon Esprit ne restera pas toujours dans l'homme, car il est encore chair. Ses jours seront de 120 ans »51. L'humain est désigné par une donnée tempo- relle figée par l'Esprit. Par cette limite, l'humain devient inscrit dans le temps, non plus uni- quement par sa présence, mais également par son absence. Le destin de l'humain se retrouve être fixé par des nombres, par une quantité qui permet de signifier sa réalité. Cette réalité est la marque de la finitude de l'humain. Le destin devient une réalité: il fixe les possibilités de l'humain. Par la mort, l'humain est confronté au choix de ses propres actions. Puisqu'il ne peut pas faire tout ce qu'il voudrait, l'humain doit décider, selon ses propres envies, de ce qu'il souhaite faire durant le temps qui lui est imparti. Le destin de l'humain devient la réali- té des choix que l'humain souhaite accomplir, et qui vont le définir.

Cependant ces actions, inscrites dans la matière, sont également l'expression d'une mo- dification orchestrée dans la matière ou l'individu, qui rompt avec le projet initial de Élo- him. En étant inscrit dans le monde et en pouvant agir sur lui, l'humain devient la représen- tation de la destruction du schéma original pour un nouveau monde, contrôlé par la matière. Ce monde est représenté dans l'épisode de la tour de Babel. Voulant fonder une nation «pour que nous ne soyons pas dispersés sur la surface de toute la terre »52, les humains décident de

50 Bible, Genèse, op cit, Chapitre 4, verset 10, p.13. 51 Ibid, Chapitre 6, verset 3, p.18.

bâtir une tour « dont la tête [est] dans les cieux »53. La portée symbolique de cette action tient au fait que, pour la première fois, la technique est montrée comme une tentative de l'humain de concurrencer Élohim. La technique devient, dans le récit, un palliatif pour ten- ter de compenser les limites physiques qui définissent l'humain, et ainsi outrepasser leur destin. Cependant, Élohim contrecarre cette action, en introduisant les langues dans la vie des humains. Ce mythe expose l'opposition entre la matière soumise à l'humain, et la force de la création pure: par l'intermédiaire des langues, le récit exprime la différence qui existe entre les humains, une différence non pas physique, mais spirituelle; sous l'apparence d'une unité de ressemblance, les humains sont décrits comme incapables de se comprendre. Cette incompréhension est l'interprétation. Ce qui change, après l'intervention de Élohim, n'est pas le langage, mais l'interprétation que les humains se font de ce qu'ils entendent. Par ex- tension, c'est l'interprétation de tout ce qui constitue l'environnement qui est mis en avant. En tant qu'être particulier, l'humain devient, dans le récit, unique au sein même de sa popu- lation, avec ses propres attentes, nées de sa compréhension du monde. La tour de Babel, qui était, au début du mythe, la concrétisation d'un destin commun à l'ensemble des humains, devient l'expression du destin de l'humanité: l'humain ne peut plus revenir au niveau du couple originel car, en prenant conscience de son individualité, il s'est doté d'un destin uni- que, qui peut rentrer en opposition avec le destin de ses semblables. Alors que certains sou- haitent élever l'humanité, d'autres en détruisent les efforts, ramenant l'humain à la terre: l'humain se définit alors par ses choix nés de sa volonté personnelle, de cette interprétation qui fait de l'humain un individu unique.

Au sein de cette population devenue diversifiée, des individus, qui prouvent leur désir de s'élever en exprimant leur dévotion envers Élohim, se voient investis d'un destin particu- lier dicté par la voix de Élohim. L'épisode de Noé est la représentation de la capacité de l'humain d'accepter un schéma détaché de la logique terrestre, et de tenter de corriger les erreurs de ses semblables. Alors que Élohim est décidé à effacer ce qu'il a fait, Noé, homme intègre, apparait comme une nouvelle renaissance pour le monde. L'épisode de l'Arche est l'exemple de ce nouvel espoir, mais également de la volonté de Élohim de créer un écart

entre le monde et lui. Noé, représentation terrestre de Élohim, est le premier humain à ac- cepter les ordres du divin, à lui obéir sans condition. En se soumettant au choix de Élohim, Noé devient le symbole de l'acceptation que son existence n'est qu'une parcelle d'un plan plus vaste qu'il ne peut pleinement saisir. Lui faisant confiance, l'humain accepte d'être soumis aux commandements divins, annonces de ce qui sera, du destin de l'humanité. Cet épisode symbolise les capacités de l'humain lorsque celui-ci cesse de s'attacher à la matière, pour écouter son esprit. En arrêtant de considérer le monde physique comme la seule vérité, l'humain peut parvenir à se rapprocher de son origine, et à agir sur le monde de manière co- hérente. Plutôt que de tenter de contrôler la matière pour son seul compte, l'humain peut, grâce à son esprit, reconstruire ce qui a été détruit. Par son esprit, l'humain peut exprimer son destin original, pour se sauver lui-même. En se sauvant de l'emprise de la matière, l'humain peut alors reconstruire le monde, non plus pour lui, mais pour le monde lui-même. Le destin de Noé, représentatif du destin qu'octroie l'esprit, est la création pour elle-même, et non pour l'individu. Avec cette nouvelle condition, Noé représente également la possibili- té de l'humain face à la Vie. En sauvant un couple de chacune des espèces vivantes, l'hu- main ne fait pas que penser au repeuplement de la Terre, il permet à la diversité de la vie d'être préservée. Par cet épisode, la Vie est considérée dans son intégralité, et non plus sous un aspect purement humain: toutes les formes de vie se doivent d'être préservées de la dis- parition.

Toujours au sein du récit de la Genèse, le voyage d'Abram et de sa famille sont l'ex- pression d'une autre facette du destin de l'humain. « À ta race je donnerai ce pays »54 dit Élohim à Abram. Par la suite, Élohim annonce également à Abram que « ceux de [sa] race seront des hôtes dans un pays qui n'est pas à eux. On les asservira et on opprimera durant quatre cents ans »55. Par cet exemple, le récit nous propose une autre perception de l'esprit et du destin de l'humain: au travers du temps, le destin de l'individu peut s'accomplir par le biais de sa descendance. L'individu ne doit pas simplement penser à sa propre existence, au temps que lui seul passe sur terre, mais également aux conséquences de ses actes, et à ce

54 Bible, Genèse, op cit, Chapitre 12, Verset 7, p.38. 55 Ibid, Chapitre 15, Verset 13, p.47-48.

qu'il lègue à sa descendance. Au travers de l'histoire d'Abram, l'humain est confronté aux limites de son destin et de son développement: les actes de chacun ont une influence sur le cours du monde et de ceux qui s'y trouvent, et s'y trouveront. Tous les actes ont des répercu- tions, et l'humain peut, en agissant en conscience du futur, permettre à ceux qui le suivront d'avoir un destin meilleur.

Dans le récit de la Genèse, l'humain apparait limité. Par sa présence dans le monde physique, par la conscience qu'il possède du monde, qui dépend de sa propre perception de celui-ci, il se retrouve ceint dans un système né de lui, qui définit ses possibilités et ses ac- tes. Cette limite est la raison première de ses actes: inscrit dans un temps particulier, l'hu- main doit faire des choix, qui influenceront le monde dans lequel il se trouve, et qui lui ren- verra, en écho, une image qui sera sa propre vision de son environnement. Le choix premier de l'humain, qui détermine toute la portée de ses actes, est d'écouter ou bien son corps, et d'agir pour lui-même, dans les limites de son corps, ou bien d'écouter son esprit, afin de se projeter au-delà de lui-même, et d'agir non en fonction de lui seul, mais également en pen- sant aux autres humains, et au futur. Par extension, le destin de l'humain, sa limite, se trouve dans son choix d'accepter ce qui se trouve hors de lui, ou de ne croire que ce que son corps lui permet de saisir. C'est au travers de cette conception de l'humain en relation avec son extérieur que l'individu construit le monde dans lequel il évolue. Cette construction, ici per- çue dans le cadre des récits de la Bible, fut reprise dans les récits de chevalerie, histoires plus proches des individus de l'époque médiévale. Au travers de ces récits, la perception du destin par l'humain se retrouve renouvelée, non seulement en relation avec le Divin, mais également et surtout en relation avec l'humain.

Le destin dans les récits de Chevalerie

L'humain, emprisonné dans une réalité créée par Dieu, est soumis à la malédiction du temps. Quoi qu'il fasse, le temps limite l'humain, l'emprisonne dans une structure qui l'em- pêche de pouvoir réaliser ce qu'il souhaite pleinement: le jour et la nuit rythment sa vie, et son existence, après un temps limité, prend fin, emportant avec elle les possibles et les non-

faits. Cependant, les récits de chevalerie font état de personnages au destin suivi par Dieu, ceux dont la vie et la vertu les ont portés au plus proche du divin. C'est ainsi que les œuvres littéraires chrétiennes du Moyen-Âge représentèrent leurs héros chevaleresques. Les récits de chevalerie, tel ceux de Chrétien de Troyes, montrent cette relation étroite entre Dieu et les seigneurs humains, représentant de cette manière le rapport complexe que les humains avaient avec le temps et le destin.

La première réalité de cet état est l'emprise que le temps a sur les humains. Selon les cas, ils peuvent sembler jeunes à jamais, ou bien d'une vieillesse sage ne menaçant en rien leur existence. Dans la Chanson de Roland, Charlemagne, empereur des Francs et monar- que divin, est représenté paré d'une barbe fleurie et d'un âge plus qu'honorable: « la siet li reis ki dulce France tient; Blanche ad la barbe et tut flurit le chief »56 Par ces atours, Char- lemagne est désigné comme jeune et vieux. L'adjectif « fleuri » qui complète le nom « tête» est une référence végétale, en relation directe avec l'arbre de Vie du jardin d'Éden; son corps, en relation intime avec la nature, puisque son âme est en relation avec Dieu, se pare