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les mises en scène de l'invisible

La physique quantique et le double état

Le monde n'est pas tel qu'il nous semble être. Étrange et pourtant vraie, cette phrase résume à elle seule l'aporie du monde de la physique moderne. Telle la théorie d'Euclide qui, dans son référentiel terrestre plan, faisait que deux droites parallèles ne se rejoignaient jamais, se vit infirmée par la géométrie non-euclidienne du système sphérique terrestre, dans lequel deux droites parallèles se rejoignent aux pôles. Cette réalité apporte une com- préhension particulière de notre monde, que la perception que nous offrent nos sens brouille notre réception de l'espace et du temps.

Cette double perception ne signifie pas sur un fait affirmé s'oppose à un fait infirmé. La simple analyse subjective d'un effet ne peut dévoiler la complexité de l'environnement et des lois qui le régissent. Dans notre monde qui se complexifie, deux principes différents peuvent coexister; ce ne sont que les domaines d'applications qui doivent être précisés afin de pouvoir établir les lois en vigueur à l'intérieur du système analysé, et non des bases à re- voir. Cette distinction entre le faux et le vrai est importante, car c'est par elle que peut s'ex- pliquer ce qui émergea dans la pensée de la nouvelle physique: certaines choses peuvent sembler fausses dans un système, et devenir vraies dans un autre, et inversement. Ce qui compte n'est plus une réalité indéniable, dont la véracité pourra être prouvée constamment. Ce qui compte, c'est le champ des possibles, dans un ensemble déterminé.

La distinction est importante, car le domaine d'expérimentation qui sera au centre de l'analyse de ce chapitre ne possède pas encore de loi qui puisse, des plus grandes frontières aux plus infimes particules, structurer notre univers tout entier. Ce domaine est la physique, avec ses grandes découvertes qui révolutionnèrent, ou plutôt qui transformèrent notre per- ception du monde, et la vérité de ce dernier.

Au début du vingtième siècle, la physique fondamentale en est à ses balbutiements: la structure de la matière est quelque chose qui ne se laisse pas encore aborder. Les atomes, à cette époque, n'ont été observés par personne, et ne sont que présupposés par l'expérience.

Dans le premier chapitre de La partie et le tout, le monde de la physique atomique, Heisen- berg relate la discussion qu'il eut avec un de ses camarades. Ce dernier lui répond, au sujet de l'atome de dioxyde de carbone: « cependant, tous deux, nous ne connaissons pas cette forme […]. La seule chose que, à l'heure actuelle, nous croyons savoir au sujet de cette forme est précisément le fait qu'elle doit garantir qu'un atome de carbone peut s'attacher deux, et non trois, atomes d'oxygène »207. Par cette citation, on peut se rendre compte de la connaissance limitée des étudiants de physique du début des années 1920 au sujet de l'atome. Pourtant, quelques années plus tard, lors d'une expérience fondamentale sur la structure de l'atome, Heisenberg et Bohr parvinrent à photographier des électrons dans une chambre de Wilson. Cette expérience fut la base fondamentale de la physique quantique. Elle permit de faire une distinction entre ce qui était perçu par les sens, et ce que les sens ne pouvaient percevoir, tout en étant pourtant du domaine du réel. Dans son article « Physique et réalité », Bernard d'Espagnat dit de la physique quantique qu'elle « n'a, dans aucun do- maine, jamais fourni de prédiction observationnelle contredites par l'expérience»208. Ce qui venait de se passer pour les deux physiciens est devenu la base de cette nouvelle science: certains mouvements de la matière sont imperceptibles, mais n'en sont pas moins réels. Par ces mouvements, et leurs domaines d'applications, des nouvelles lois de la matière purent être pensées. Ces premières théories de la matière du microcosme, nées à partir de cette photographie furent le principe d'incertitude, de la double nature209.

Le premier principe, dit d'incertitude, fut établi par l'observation du mouvement de l'électron sur la tablette magnétique qui fut utilisée pour le relevé. Sur cette tablette, l'élec- tron se trouva dévié de son parcours initial, décrivant une courbe. Deux possibilités s'impo- sèrent: ou bien l'électron, sur un cliché de courte durée, révélait sa position exacte, mais

207 Heisenberg, Werner, La partie et le tout, le monde de la physique atomique, édition Albin Michel, 1972, Paris,

p.14.

208 d'Espagnat, Bernard, « Physique et réalité, une introduction à la question », in Revue de l'académie des Scien-

ces morales et politiques, p.9, lien hypertexte: http://www.asmp.fr/travaux/gpw/philosc/rapport2/1-Espagnat.pdf.

209 Que viennent faire ces deux principes ici ? La raison en est simple: par cette expérience et ses conclusions, le

monde devint, pour la première fois, un espace où l'expérience sensible n'était pas directement sollicitée. Ce qui permit la réussite de cette expérience est la pensée humaine, la volonté de comprendre le monde non plus par ses simples sens, mais par des outils de la science, mis à disposition de l'esprit, afin d'observer le monde microscopi- que, et d'en tirer les conclusions. Grâce à cette expérience, le monde changea à jamais.

perdait par la même occasion sa notion de vitesse, ou bien, avec un cliché suffisamment long, la vitesse de l'électron était observable, mais sa position devenait impossible à définir. De plus, à partir de cette dérivation, l'observateur du monde microscopique était paré d'une nouvelle notion, liée à jamais à son rôle, qu'il dénature, par sa présence, la réalité du mou- vement. Par son action d'observation, l'observateur modifie la réalité. Ce qu'il observe n'est plus en adéquation avec le réel, mais simplement l'expression de ce qu'il recherche. La me- sure effectuée par le scientifique modifie le résultat, limitant par cela la réalité de l'acte ob- servé. À plus grande échelle, la présence humaine est dévoilée comme étant un élément per- turbateur de la réalité du monde. Dans le quotidien, l'humain ne peut pas se rendre compte de cela, mais dans le domaine de l'infiniment petit, ou la moindre force perturbe l'ensemble des autres forces en présence, l'humain modifie le monde. Le seconde principe, qui découle du premier, se porte, quant à lui, sur la nature même de ce qui est observé. En mettant en valeur une caractéristique particulière, l'humain limite la réalité, en se basant uniquement sur ce qu'il tente de trouver. L'électron, au lieu d'être dévoilé dans toute sa réalité, ne peut se révéler que sous l'une de ses natures, et non selon ce qu'il est vraiment. Au lieu d'une parti- cule faite de matière et d'énergie, l'observation limite la réalité de l'électron à l'une ou l'autre de ces composantes, rendant l'observation non pas fausse, mais différente de ce qu'elle est vraiment. Adapté au principe du destin et de son observation, cette expérience met en lu- mière un principe évoqué auparavant dans cette étude 210, que l'observation du destin de l'individu, de son futur, crée une perturbation dans la réalité du temps futur: en observant le futur, l'humain modifie son domaine d'expérimentation, autrement dit le futur même, per- turbant le flux des actions, et créant, par cela, un monde différent, qui n'est pas l'exacte ré- plique de ce qui aurait dû être observé. Ce point est important pour l'étude du concept de destin dans le Cycle de Dune, car c'est cette modification qui est à l'origine de l'hésitation de Paul à conduire l'humanité, et de ce que fera Leto 2. Mais cela sera abordé dans la der- nière partie de cette étude.

Par la physique quantique, le monde est devenu particulièrement complexe. Grâce aux avancées de cette branche de la physique, et par les travaux d'Einstein sur la lumière211, les composants de la matière furent révélés, au niveau microscopiques, comme se comportant différemment par rapport à ce qui est observé au niveau commun. Dans la physique quanti- que, la matière n'est pas soumise aux forces de la gravité et de la permanence212. Dans cet environnement de l'infiniment petit, les forces électro-faibles et magnétiques régissent la cohérence des ensembles, mais non celle des mouvements. Dans un atome, la place des électrons ne peut pas être définie de manière nette, mais simplement selon des normes sta- tistiques213. Ce principe implique une divergence entre les faits observés et la réalité de la nature. En effet, comment établir, sur des structures quantiques, donc précises pour la géné- ralité, une norme, une réalité, applicable dans l'expérience particulière ?214 Cette question ne peut recevoir qu'une réponse négative, illustrée par l'expérience de la demie-vie, et par les propos qu'Einstein tint à Heisenberg au printemps 1926.

L'expérience de la demie-vie est l'étude de la désintégration des atomes d'uranium, par le fait de la radioactivité, afin d'arriver à un état de stabilité. Sur un groupe donné de noyaux, la période de demie-vie nous renseigne sur le temps nécessaire pour que ce groupe diminue de moitié (4,5.109 années pour lesdits atomes). Cependant, ce savoir ne nous per- met pas de savoir si un noyau en particulier s'est désintégré à un moment donné. Le principe de la demie-vie est un principe de généralité, de statistiques, et non une science de la parti- cule exacte. Le comportement des atomes peut être déduit à l'échelle d'une population de noyaux, mais la manière de réagir des atomes, pris dans leur unité, ne peut être anticipée. Cette nouvelle manière de concevoir le comportement de la matière changea profondément

211 Travaux qui mirent en valeur le fait que la lumière se comportait différemment de la matière (puisque sa vi-

tesse n'est influencée par aucun mouvement de référentiel dans lequel elle sera émise), prouvant qu'elle n'était pas un corps, ni une onde, mais l'ensemble des deux.

212 permanence: principe qui établit un seul état et une seule position connue pour chaque ensemble constitutifs,

définis sous le terme de corps.

213 De là vient le nom de physique quantique, qui se base sur les quantas, les ensembles, plutôt que sur les parti-

cules individuelles. La place des particules est définie selon les probabilités du groupe, et non de manière indivi- duelle.

214 Cette question sur la physique appelle une autre question, au niveau de notre sujet : comment, par l'analyse

d'un fait au niveau local, peut-on décrire ce qui se déroulera au niveau macroscopique ? Cette question recevra sa réponse dans la partie suivante.

la structure de la pensée concernant notre environnement. Cependant, cette compréhension de la matière ne remit pas en question, comme le firent les précédentes, le monde et son fonctionnement. Ce qui était valable avant la physique quantique ne cessa pas, d'un coup, de fonctionner. Comme le dit Einstein à Heisenberg: «Bien que nous ayons l'intention de for- muler de nouvelles lois naturelles qui ne correspondent pas avec les anciennes, nous présu- mons tout de même que les lois antérieures fonctionnent»215. Cette pensée sur la double possibilité de la matière permet de percevoir la scission qui existe à l'intérieur même de la matière, et qui est toujours d'actualité: il existe un monde pour les sens, et un monde qui ne peut pas être abordé autrement que grâce aux lois et concepts scientifiques. Ce second monde, que les outils technologiques actuels observent, est le constituant de notre monde, mais ses caractéristiques, le comportement de ses éléments, sont régies par des lois qui n'ont aucune similitude avec le monde concret. Où se situe la vérité de notre monde: est-elle dans l'exacte perception de nos sens, ou bien dans la statistique de l'infiniment petit ?

Telle est la question que soulève cette science nouvelle. La réponse à cette question se trouve dans les propos de Heisenberg donnés à Einstein durant cette même conversation:

Comme vous, je crois que la simplicité des lois de la nature a un caractère objectif […]. Lorsque la nature nous conduit à des formes mathématiques nouvelles de grande sim- plicité et beauté […] on ne peut pas s'empêcher de penser que ces formes sont "vraies", c'est à dire qu'elles représentent un trait authentique de la nature.216

En parlant de sa conception de la réalité de la physique quantique selon les critères ma- thématiques, Heisenberg met en avant l'opposition manifeste qui se développe entre les sens et la théorie. Certains événements, dans des systèmes particuliers, semblent improbables pour les sens; leur existence s'oppose à l'impossibilité qu'ont les sens de se représenter cette réalité, car l'équilibre qui est mis en jeu ne peut être saisi par le corps. En effet, comment le corps sensitif pourrait accepter la possibilité d'un état double, d'une présence et d'une ab- sence dans un même temps ? Dans la physique quantique, certains états et lois ne peuvent être perçus par les sens, ni même logiquement acceptés; pour les accepter, il est nécessaire

215 Heisenberg, Werner, La partie et le tout, op cit, p.94-95. 216 Ibid, p.101.

d'oublier la réalité des sens pour se laisser saisir par la vérité incluse dans les concepts et les formules virtuelles. Ce qui peut paraitre improbable dans un système donné, même si ce système est « notre monde », avec toutes les restrictions que cette expression impose, n'est pas une base inaltérable sur laquelle l'ensemble de notre savoir doit se fonder. L'esprit hu- main, par sa faculté à créer des modèles intellectuels, peut se représenter une réalité vérita- ble, un espace dans lequel il peut mettre en action des concepts et des hypothèses, afin de pouvoir générer ce qui lui resterait inaccessible autrement.

À la manière du souvenir qui recrée l'environnement d'un jour passé, l'esprit humain peut générer des lieux dans lesquels la réalité du quotidien est absente. Ces espaces virtuels peuvent être des images de ce qui fut, afin de pouvoir représenter ce qui se déroula dans le passé, mais ils peuvent aussi être des charpentes, des structures particulières dans lesquelles la pensée se projette de nouveau afin de pouvoir conceptualiser plus aisément des idées. Ces expériences de pensée permettent de saisir les concepts qui échappent aux sens, sans être pour autant dénués de réalité, en se les représentant lui-même à l'intérieur de sa propre réali- té. C'est ce mouvement d'aller et retour de la pensée qui permet de former ces structures dans lesquels les théories quantiques peuvent se retrouver conceptualisables et acceptables.

L'esprit humain parvient, dans la situation de conceptualisation d'un espace virtuel, à se rapprocher de l'objectivité de la nature, en se détachant de ses perceptions et de ses aprioris. Mach décrivait comme une « économie de la pensée »217 cette non-acceptation de la réalité objective créée par l'esprit pour se représenter le milieu quantique, car ce milieu ne pouvait faire référence à aucun espace tangible par les sens. Ces espaces particuliers sont nécessai- res pour se représenter les espaces quantiques, car il n'y a qu'à l'intérieur de ces milieux que les mouvements de la matière peuvent être rigoureusement identiques à ceux de la réalité. Cependant, cette « économie de la pensée », tel que Einstein la conçoit, même si elle permet de se représenter un espace particulier dans lequel la physique quantique trouve sa stabilité, pose problème: dans cet espace, le langage antérieur ne peut fonctionner, car les éléments

217 Voir à ce propos « Les atomes et l'espace absolu: les raisons et la nature de l'antiréalisme de Mach, chapitre 2:

l'empirisme de Mach », de Michel Ghins, in Philosophia Scientiæ, n°7, 2003, p.5-7. Lien hypertexte ci-joint:

http://archive.numdam.org/ARCHIVE/PHSC/PHSC_2003__7_2/PHSC_2003__7_2_3_0/PHSC_2003__7_2_3_0 .pdf.

observés dans le domaine quantique sont conceptualisés selon ces bases qui ne peuvent être saisies par le langage du monde commun. La conception de l'espace virtuel de l'esprit pose donc comme problème le fait de sa propre représentation, car elle se rapporte à des concepts qui sont à la fois issus de l'« économie de la pensée », donc d'une réduction du monde par le biais des termes issus de l'expérience subjective, ainsi qu'à des mots qui ne peuvent repré- senter la réalité de ce qui est, car leurs concepts se rapportent à des structures passées, et non à des concepts nouveaux.

La grande difficulté de l'espace quantique se situe ici: comment réussir à se représenter un milieu imperceptible aux sens, perturbé par les observations que l'on effectue sur lui, pour lequel aucun mot n'existe ?218 Encore une fois, c'est le principe de l'esprit qui permet de palier cette aporie: en utilisant des structures mathématiques, Heisenberg, Bohr et Schrödinger (entre autres) réussirent à exprimer, par des statistiques, les mouvements quan- tiques. En projetant ces données dans l'espace de la pensée, dont les fondations sont les ma- thématiques, ils purent mettre à jour les principes du double état et de l'incertitude, sans que ces derniers ne prennent comme référence le monde réel. Grâce aux expériences de pensées, le domaine de la physique quantique a permis de créer un monde nouveau, dans lequel les valeurs initiales se trouvaient révoquées. À leurs places, une nouvelle vérité, simplement incompatible avec celle de la réalité du quotidien, fut conceptualisée, dans laquelle les no- tions d'incertitudes et de statistiques purent remplacer les normes de l'espace sensible. Mais l'un et l'autre ne se repoussent pas: ils sont, chacun à leur manière, l'expression d'une partie du monde, des faits qui cohabitent sans s'exclure.

Cette nouvelle frontière dépassée, la perception du monde s'en trouva changée; le monde n'était plus unique, essence de sa propre réalité; il se trouvait être une structure à étages, des paliers qui ne communiquent pas directement les uns avec les autres, mais qui dépendent de l'existence de ceux qui se trouvent sous eux. L'esprit humain est parvenu à ce niveau de perception de son environnement, car il peut, de lui-même, se représenter des structures qui ne lui sont pas directement accessibles, tout en demeurant intelligibles, et uti-

218 Ce questionnement est repris dans le Cycle de Dune par Paul et Alia pour expliquer la prescience (voir la note

lisables. La flexibilité de l'esprit se dévoile. En se représentant le monde quantique, en le définissant uniquement selon des lois mathématiques, en mettant au ban les perceptions sensorielles qui forment notre propre perception de nous et du monde, l'esprit humain se détache de sa propre réalité, de la perception du monde avec lui comme repère essentiel. Auparavant, la physique s'était limitée à conceptualiser le monde autour de l'humain. À pré- sent, le monde n'est plus la demeure de l'humain, mais le lieu qui se forme grâce à l'agen- cement des briques primordiales de la matière. L'esprit se détache définitivement de la per- ception que le corps lui envoie, pour devenir objectif, plus proche de la nature.

À partir de cette nouvelle perception, plus proche de la nature, l'humain, par le biais de son esprit, parvient à se représenter ce qui échappait auparavant complètement à son intelli-