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la remise en question du destin transcendant La pensée de Machiavel

Je sais bien que certains ont pensé et pensent que les affaires de ce monde sont de telle sorte gouvernées par Dieu et par la fortune, que les hommes avec toute leur sagesse ne les peuvent redresser, et n'y trouvent même aucun remède; ainsi ils pourraient estimer qu'il est vain de suer sang et eau à les maîtriser, au lieu de les laisser gouverner par le sort […]. Néanmoins, notre libre-arbitre ne pouvant disparaitre, j'estime qu'il peut être vrai que la fortune est maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais que etiam elle nous en laisse gouverner à peu près l'autre moitié 78

Dans cet extrait du livre Le Prince de Machiavel émerge une pensée nouvelle qui, bien qu'antérieur aux pensées de Pascal et Saint-Augustin, est bien plus moderne qu'elles. Cette modernité provient du rapport que l’humain entretient avec son environnement, avec la transcendance, et principalement avec lui-même. Machiavel concevait que l’humain, pri- sonnier qu’il pouvait l’être dans un système de soumission avec le divin, ne l’était que par son acceptation de ce système, que ce qui caractérisait la passivité de l’individu n’était pas autre chose que sa croyance en un monde dans lequel il n’était qu’un acteur déterminé par un rôle qu’il ne pouvait qu’endosser. Le livre Le Prince est un traité sur les possibilités de l’humain, sur ce qu’il peut être capable de faire, non pas selon une tradition plusieurs fois centenaires, mais selon lui-même, selon sa propre volonté, et surtout selon son être, sa per- sonne, son individualité. Pour cela, le rapport avec Dieu se devait de changer.

Dans le texte de Machiavel, le Dieu chrétien n'a plus sa place dans la conduite des jours de l'humain. La vision du destin dans ce texte s’exprime par une nouvelle forme de hiérarchie dans la pensée humaine: l'importance de l'esprit est la base de la connaissance du monde; mais cet esprit doit aussi pouvoir permettre à l'humain d'agir dans le monde pour le transformer, et le faire devenir meilleur. Dans ce texte, la fortune, qui « est femme, et [qu'] il est nécessaire pour la tenir soumise, de la battre et de la maltraiter »79, présente un monde de possibles et d'opportunités, marques d'un univers où les actes humains sont primordiaux, déterminant les conditions des individus et de leur maintien. Car, si la fortune est pour la

78 Machiavel, Le Prince, Gallimard, Paris, 1980, p.138. 79 Ibid, p.141.

moitié de ce qui arrive, et que l'humain en est pour presque l'autre moitié, que reste-t-il à Dieu? Bien peu de choses; peut-être les principes essentiels que nous avons déjà retrouvés dans les idées de Pascal, à savoir la naissance, c'est à dire la venue à la matière de notre âme-esprit, et le temps qui conduit la matière. Mais pour le reste, pour l'immense aventure de l'individu, depuis les balbutiements de sa voix jusqu'à l'extinction de sa vie, ce sont ses actes, et la fortune, qui décident de la vie de l'être. Le destin devient alors le but recherché, ce vers quoi l'humain doit tendre. Ce destin n'est pas une simple affaire de volonté, mais également de conscience du monde.

Interrogeons-nous sur ce que représente la fortune. Machiavel décrit la relation de l'humain avec la fortune, nous l'avons vu, comme d'un homme envers une femme et, selon lui, c'est « pourquoi elle est toujours amie des jeunes gens comme une femme qu'elle est, parce qu'ils sont moins respectueux, plus violents et plus audacieux à la commander »80. La fortune est donc la réception des actes humains dans le monde, les conséquences des faits entrepris. Ce que l'humain accomplit n'est plus dépendant de la vertu de l'acte, mais égale- ment de la manière dont celui-ci sera perçu par l'environnement. Encore une fois, le rapport à la matière, telle qu'il fut évoqué chez Pascal, est présent; cependant, l'insistance spirituelle de l'être plongé dans un temps particulier par les choix divins est absente. À la place ne de- meure qu'un strict rapport au monde et à la relation entre les individus et leur environne- ment. Ce que l'humain fait, par sa « violence », par son « manque de respect » et son « au- dace », n'est pas défini ici par le rapport que l'humain entretient avec ses contemporains, mais avec le monde. Ce que Machiavel énonce ici est la faculté qu'ont certains individus d'aller contre les règles immuables de la société et du monde, pour explorer les frontières et chercher à les dépasser. L’humain est un explorateur, qui doit aller de l’avant pour décou- vrir, plutôt que de demeurer dans un monde qu’il connait.

Cette manière de penser est, dans cette œuvre, la véritable manière d'être de l'humain. À l'intérieur de son texte, l'auteur italien établit des règles, basées sur des faits de son épo- que et des temps anciens, afin de déterminer la meilleure façon d'agir et de régner sur les populations. Pour cela, il propose une vision à la fois ancienne par son application et nou-

velle par son approche: celle de la virtu alliée à la fortune. La virtu de Machiavel est cette faculté de l'humain d'agir selon bonne entente et avec réflexion dans son existence et avec ses congénères, en dispensant son savoir et en agissant pour le bien-être du plus grand nombre. L'exemple pris par Machiavel est celui du Roi de France, qui « a autour de sa per- sonne une multitude de grands seigneurs reconnus de toute l'antiquité dans cet État par leurs sujets et aimés d'eux »81. Par cette intelligence des seigneurs dans la gouvernance de leurs territoires, leur position auprès du Roi est garantie, et leurs privilèges maintenus par l'accep- tation de la population de conserver à leur direction des êtres se comportant si bien avec eux. Cette direction des provinces permet de maintenir leur situation, car le peuple, à qui il plait de vivre ainsi, ne pense aucunement à la révolte. L'auteur, par cet exemple, met en avant le besoin qu'ont les seigneurs de se faire respecter par leurs actes auprès de la popula- tion, car même si, dans la pensée des dirigeants, leur place est justifiée par le fait que Dieu leur en a fait don à la naissance, le peuple, s'il est maltraité et opprimé, se retournera contre son maître si la nécessité le demande. Dans cette situation, que devient le destin de ces sei- gneurs ? La virtu devient ainsi le principe directeur des actions, qui se doivent de toujours prendre en considération le fait que l’humain n’est pas seul dans son monde, et que bien qu’il ne puisse pas concevoir le monde autrement que par lui-même, ses actions s’inscrivent constamment dans un système dont il dépend, et qui réagira en retour de ses actes. Le destin n'est pas un fait figé, qui fixe par avance les actes de l'individu. Il est une ligne de conduite globale de l'existence, qui se lie avec celles des autres humains, dans la recherche et l'obten- tion du bonheur, dans le temps dans lequel l'être est inscrit.

Les notions anciennes de l'individu, dont la naissance définissait les qualités et les apti- tudes, se retrouvent enserrées dans le carcan empiriste de l'interaction sociétaire: la position sociale, le rôle au sein d'un système humain, n'est plus la définition de l'être, mais un fait, particulier, dont la permanence ne peut être assurée que par la bonne conduite du rôle en question. L'être humain devient l'architecte de son présent et de son futur, qui aura lui aussi une influence sur la direction de ce qui sera. L'être humain est, par ce point de vue, projeté dans sa propre finitude. Puisque ses actes sont dépendants de lui-même, le futur qu'il sou-

haite voir advenir, pour lui mais aussi pour sa descendance, sont tributaires de son implica- tion, de l'énergie qu'il dépense et de la manière dont il le dépense. Le destin de l'humain est donc, dans Le Prince, exprimé selon une norme nouvelle, que l'individu doit agir selon ses propres pensées en adéquation avec les buts qu'il peut obtenir.

C'est sur cette pensée que Machiavel achève son œuvre: « que votre illustre maison donc assume ce parti, avec le cœur et l'espoir que font naître les entreprises justes, que sous son étendard notre patrie retrouve sa noblesse »82. Laurent de Médicis, prince de Florence, se voit ainsi suggéré, à la fin de cette démonstration, d'agir afin que l'Italie soit, un jour, ras- semblée sous une bannière unique. Mais cela ne peut se faire que si ce dernier outrepasse la pensée commune, de n'agir qu'à l'intérieur de sa principauté. S'il demeure attaché à ce qui fut, alors tout restera identique pour lui, mais il ne peut être sûr du futur de son territoire. Aussi doit-il, pour le futur de l'Italie, se départir de ces anciennes lois d'action, pour s'ouvrir au monde et aider non plus son simple peuple, mais celui de toute l'Italie. Le destin s'appa- rente, sous cette demande, à un acte de nécessité, une nécessité non pas définie par l'ordre divin, mais par l'ordre humain. En agissant pour rassembler l'Italie sous une même bannière, Laurent de Médicis accomplirait son destin, car il permettrait aux humains inclus dans son monde d'arriver à une nouvelle forme de félicité, un bonheur qui lui serait profitable à lui également, et qui lui permettrait d'asseoir sa position de Prince.

Selon un aspect plus général, Machiavel définit, dans son œuvre, le destin de l'individu selon une relation entre les possibilités et les actes effectués. Ce qui constitue le destin n'est plus un immuable inscrit dans la vie de chacun, mais un parcours idéal, duquel l'individu doit tenter de se rapprocher le plus possible. Accomplir son destin revient alors à agir de la meilleure façon qu'il puisse être, pour soi, mais également pour les autres.

L'humain n'est plus un individu isolé. Le destin de chacun devient non plus une créa- tion dont le divin peut disposer selon les plans qu'il a générés, mais une toile, sur laquelle l'intégralité des humains se trouvent, et dont les actes, les tensions et les pensées font vibrer les cordes du monde. Dans ce nouveau système, les actes des humains deviennent un en- semble, dont l'équilibre peut être compromis à tout instant par le jeu des relations et des ha-

sards de l'existence. De cette nouvelle conscience de l'individu ne changèrent pourtant que peu de choses: les principes monarchiques et les classes sociales demeurèrent dans de nom- breux pays identiques à ce qu'elles avaient été. Cependant, le monde, lui, ne cessa pas de changer. Les populations grandirent, et les idées, à l'intérieur de ces dernières, se développè- rent, faisant naître des rêves, des utopies, des espoirs. De ces désirs grandissants naquirent des idées folles: la liberté et l'égalité au sein des peuples furent de celles-ci. Ces idées, déve- loppées dans de nombreux pays occidentaux, ont trouvé leur cristallisation au cœur de la France du dix-huitième siècle, avec les philosophes des lumières.

La Théodicée de Leibniz: ce qui doit être fait

La vision du destin, qui repose uniquement sur l’acte de l’humain en relation avec son environnement, trouve sa stabilité dans la perception que l’individu a de sa propre condi- tion. Ce que doit faire l’humain repose alors implicitement sur sa volonté, sur le besoin qui peut se faire ressentir d’accomplir, ou non, un fait. Cette pensée place l’humain au centre de toute chose, et l’esprit de l’humain au centre de ce dernier. Cependant, cette pensée huma- niste ne reposait que sur la liberté inconditionnelle de l’individu dans son environnement. Les causes d’une pensée, d’un acte, étaient oubliées, reléguées dans le passé qui, sem- blait-il, n’avait qu’un but démonstratif, et non pas également explicatif. Ce point fut porté à l’attention par Leibniz qui, dans son ouvrage de la Théodicée, s’oppose à la perception con- tenue dans Le Prince pour établir de nouvelles bases, fondées sur un système plus complet, qui prenait en considération le principe des causes dans l’action présente. Ainsi, on peut lire, dans la préface de cet ouvrage:

Je ne parle pas ici de ceux qui s’abandonnent à la fortune parce qu’ils ont été heureux auparavant, comme s’il y avait là dedans quelque chose de fixe. Le raisonnement du passé à l’avenir est aussi peu fondé que les principes de l’astrologie et des autres divi- nations; et ils ne considèrent pas qu’il a ordinairement un flux et reflux dans la fortune […], et ils y font des observations particulières, auxquelles je ne conseillerais pourtant à personne de se trop fier. Cependant, cette confiance qu’on a en sa fortune sert sou- vent à donner du courage aux hommes, et surtout aux soldats, et leur fait avoir effecti- vement cette bonne fortune qu’ils s’attribuent, comme les prédictions font souvent ar-

river ce qui a été prédit, et comme l’on dit que l’opinion que les mahométans ont du destin les rend déterminés.83

L’opposition à Machiavel est manifeste, et dans ces mots, la pensée sur le destin inclus dans la Théodicée commence à se laisser entrevoir. En effet, en s’opposant au texte de l'Ita- lien, l’auteur infirme l’idée de la possibilité d’un retour des faits passés dans le présent, ou de la simple copie de ce qui fut fait dans un temps différent. Alors que dans l’ouvrage ita- lien étaient repris, pour soutenir la notion prônée, les exemples de ce qui se fut fait dans le passé et dans des lieux multiples (comme par exemple la France, l’Empire Turc etc…), Leibniz n’y voit qu’un principe faux, aussi digne d’intérêt que les sciences divinatoires. Par cela, les principes de transitions des faits passés dans des circonstances différentes sont re- légués au même niveau que l’observation d’astres lointains qui n’ont aucune influence sur l’humain. Cette pensée, actuellement encore peu considérée (les multiples ouvrages don- nant horoscopes et autres discours sur des techniques anciennes à reproduire pour soi sont plus nombreux que jamais), supprime l’idée de la reproduction sans lien avec le présent. La fortune, qui était montrée comme jouant pour la moitié de ce qui arrive à l’humain, est elle aussi destituée, ramenée au rang de la simple perception subjective, un moyen de justifier, à postériori, les actes accomplis. Dans la fortune, Leibniz voit la simple auto-persuasion de l’individu sur la nécessité de ce qu’il devait accomplir, qui se justifie par le fait même qu’il l’a accompli. Pour Leibniz, cette détermination, qu’il rapporte à la religion musulmane, est sans valeur, car elle ne permet pas de comprendre de quoi le destin sera fait, mais de quoi son passé est composé.

Suite à cela, l’auteur s’attaque à la doctrine sophiste, qu’il considère comme fausse. Reprenant l’exemple de l’argument paresseux, qui implique que l’action ne peut avoir d’in- cidence sur la nature du destin, Leibniz écrit: « C’est qu’il est faux que l’événement arrive quoi qu’on fasse; il arrivera, parce qu’on fait ce qui y mène; et si l’événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi »84. Selon cette idée, l’humain, inscrit dans le destin,

83 Leibniz, Gottfried Willhelm, Essai de Théodicée, sur la bonté de dieu, la liberté de l’homme et l’origine du

mal, Édition Montaigne, préface et notes de Jacques Jalabert, Paris, 1962, p.32.

n’est pas un observateur du courant du temps et des faits. Ses actes, loin de n’avoir aucune influence sur ce qui est en accomplissement dans le monde, a une place déterminée dans les actes auxquels il est confronté. La pensée que, quoi que l’humain fasse, ce qui doit se pro- duire se produira, n’a aucune valeur pour l’auteur qui décrit le destin du monde et de l’indi- vidu selon un principe dynamique, un principe de causes et d’effets. Par cela, le destin n’est pas un simple concept figé, qui préfigure le temps futur dans son intégralité et dans son au- tonomie, mais un fait globalisant, dans lequel les actes de chacun ont une influence sur ce que sera le futur. Cependant, cette pensée ne met pas en avant une liberté totale de l’indivi- du, en relation avec son environnement, mais un principe destinal reposant sur un plan pré- établi, qui prend en compte l’acte humain comme composante de sa réalité. En effet, comme:

jamais rien n’arrive, sans qu’il y ait une cause ou du moins une raison déterminante […] il y a donc une liberté de contingence ou, en quelque façon, d’indifférence, pourvu qu’on entende par l’indifférence que rien ne nous nécessite pour l’un et pour l’autre parti; mais il n’y a jamais d’indifférence d’équilibre, c’est à dire où tout soit parfaite- ment égal de part et d’autre, sans qu’il y ait plus d’inclinaison vers un côté. Une infini- té de grands et de petits mouvements internes concourent avec nous, dont le plus sou- vent l’on ne s’aperçoit pas.85

Ces mouvements, qui peuvent paraître inexistants, sont les composantes des actes passés qui se retrouvent dans le présent et qui peuvent par cela interagir avec l’individu, pour le faire pencher d’un côté ou de l’autre de l’acte. La liberté de l’individu n’est donc pas totale, mais repose sur les innombrables faits passés, le réseau de tout ce qui a abouti à former le présent. C’est dans ce réseau que se trouvent les inclinaisons de chacun à agir, sans que l’humain puisse s’en rendre compte. La liberté n’est donc que l’illusion du choix. L’indivi- du pourrait agir comme il le souhaite, mais ce souhait repose sur tout ce qui le constitue. De là, le texte nous guide vers ce qui constitue le présent et l’humain. En effet:

il suffit que la créature soit prédéterminée par son état précédent, qui l’incline à un par- ti plutôt qu’à l’autre; et toutes ces liaisons des actions de la créature et de toutes les

créatures étaient représentées dans l’entendement divin, et connues à Dieu par la science de la simple intelligence, avant qu’il eût décerné de leur donner l’existence86 pour que Dieu devienne le centre de toute action et de toute détermination. Puisque Dieu est l’origine de toute chose, alors toute chose est déjà comprise par Dieu. Par cette affirmation, l’auteur permet de lier une pensée acceptée dans son présent, avec une perception de la né- cessité de l’acte reposant sur un principe matériel. En liant ces deux facettes du monde en une nouvelle conception de l’acte humain, le destin devient un principe semi-dynamique: