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variations du concept de destin dans la pensée antique

Destin tragique: Moira

Le théâtre Grec fut construit sur un monde qui était encore incompris des humains: le soleil, la mer, la vie, étaient des éléments dont la pertinence et la cohérence n'avaient aucun ancrage dans l'existence des humains. Qu'était la vie, comment le monde pouvait posséder, au travers de tant de chaos, une harmonie si forte ? Ces questions ne recevaient de réponses que grâce au concept des dieux, des puissances supérieures inaccessibles aux humains qui, par leur travail, assuraient la stabilité du monde. Dans cette stabilité se trouvaient également celles des actions humaines qui, en tant que partie intégrante de la nature, étaient régies par ceux qui se trouvaient au-dessus des mortels. Ces êtres étaient imaginés dotés de la puis- sance d'agir sur la nature, mais cette puissance ne pouvait, en aucun cas, perturber le prin- cipe fondateur du monde: le destin.

Le destin était omniprésent. Dans leur manière de concevoir le monde, les Grecs pos- sédaient le moyen de comprendre leur environnement: qu'importaient les violences naturel- les ou humaines, tout cela n'était que la manifestation des dieux, êtres immortels qui pou- vaient agir sur le monde des humains. Cet équilibre se trouve représentée dans la Théogonie d'Hésiode, où la généalogie des dieux est décrite, depuis Ouranos et Gaia, qui enfantèrent, entre autres, Kronos. Par extension des définitions, le temps était, pour les Grecs, issu de la terre et du ciel. Ce trio est l'ensemble des éléments nécessaires à l'existence de l'humain: la terre comme support, le ciel comme couvercle et le temps comme principe de mouvement de la matière. En partant de cette situation, le monde humain, représenté par les dieux nés de ces trois divinités, était construit de telle manière que le temps pouvait se développer et enfanter l'existence. De cela, l'humanité se caractérisait selon un principe simple: elle est constituée par les enfants du temps, dont leur existence n'est possible que par leur filiation

avec Kronos. Par extension, Zeus, « ce père des dieux et des hommes »14, est le lien entre ce temps de qui tout vient, et les hommes. Puisqu'ils sont enfants du temps, le temps les régit et, par corollaire, le temps de chaque humain est inscrit en eux. En se définissant descen- dants du temps, les Grecs de l'antiquité ont inscrit leur propre finalité, leur réalité, en fonc- tion d'un temps qui englobe tout, qui comprend tout de ce qui était, est et sera. En se faisant enfants du temps, les Grecs se faisaient jouets du destin vu comme un temps contrôlé, hors de leur portée. Cependant, le destin, élément temporel, n'est pas abordé dans la Théogonie, mais dans les récits humains, par l'intermédiaire des luttes humaines.

L'émergence du destin dans la culture grecque est homérique, Illiadique15. Dans le cas, héroïque, d'Homère, l'humain n'a pas la prétention de vouloir s'élever au niveau des dieux. Il ne fait qu'avancer vers l'après, dans l'acceptation complète de sa nature et de ses obliga- tions. Lors du combat entre Achille et Hector, à de nombreuses reprises Hector sent que son destin est de périr sous les armes d'Achille. Cependant, il ne recule en rien, il fait face à son destin, prêt à subir le courroux du grec. Zeus, dans l'Olympe, accablé par ce qu'il voit, tente de sauver Hector, mais les dieux ne peuvent s'opposer à ce qui doit arriver: « le Père Zeus déploya ses balances d'or, et il y mit deux Kères de la mort violente, l'une pour Akhilleus et l'autre pour Hektôr dompteur de chevaux. Et il les éleva en les tenant par le milieu, et le jour fatal de Hektôr descendit vers les demeures d'Aidès »16. Face à cette réalité qu'il ne peut changer, Zeus accepte que le Troyen soit frappé par la mort. L'acte de la pesée sur la balance d'or qu'opère Zeus montre bien que le choix de ce qui va advenir au Héros troyen n'est pas de son ressort. Il ne peut décider par lui-même de ce qui arrivera, car de plus gran- des forces que les siennes sont à l'œuvre. Bien que Zeus, dans la cosmogonie, détrôna Kro- nos et libéra ses frères et sœurs de l'estomac insatiable de leur père, étant par cela celui qui vainquit le temps, il ne peut pas même sauver un simple mortel de son trépas futur. Il ne

14 Hésiode, Théogonie, vers 16, version électronique, traduit par Ernest Falconnet, Société du Panthéon Littéraire,

Paris.

15 Non pas que le destin ne fut jamais évoqué avant qu'Homère ne le fasse, car le Gilgamesh fait état de cette vo-

lonté de vouloir dépasser son propre état, le destin lié à sa condition d'être mortel, pour parvenir à un nouvel état: celui d'être divin, que le temps n'atteint plus.

peut que consulter la balance d'or, afin de connaitre le résultat de ce qui est en train de se jouer. La Moira est la plus forte.

La Moira est l'appellation singulière de la trinité féminine des Parques. Parfois issues de Zeus et de Thémis, parfois filles de Nox, toujours craintes pour leur puissance qui ne souffre d'aucune perversion, les Parques, Clotho, Lachésis et Atropos, sont celles qui filent et observent le fil des êtres vivants, mortels ou dieux, et tranchent la vie des humains lors- que leur temps est venu. Les Parques sont des divinités observatrices qui, à la différence des autres dieux qui rentrent en contact avec les mortels, ne se limitent qu'à leur strict rôle: celui d'observer le monde des mortels et des dieux et de dispenser la mort lorsque cela se doit. Elles sont vues non comme des actrices, mais comme des intermédiaires entre le monde des vivants et le monde de l'Hadés. Par cette situation particulière, elles ne sont jamais en con- tact avec un monde ou l'autre. Elles font partie d'un entre-deux, un lieu sans définition pré- cise qui leur octroie, par cela, une puissance plus grande que celle de tous les autres dieux: l'objectivité. Par cette objectivité, le destin est conçu comme universel, soumis à lui-seul. Il est parfait, détaché des passions et du monde. Et puisqu'il est représenté par des êtres que même les dieux ne peuvent influencer, il devient l'image d'un hors temps, capable de savoir de quoi l'avenir sera fait.

Leur puissance est grande, comme en témoigne le chant Orphique qui leur est dédié, où la Parque a connaissance de l'avenir dans sa totalité. Les Parques (ou la Parque, car elle est parfois simple femme, parfois trois; le principe d'Hésiode sera choisi pour éviter toute con- fusion), bien qu'elles soient assimilées à des divinités, n'en sont pas moins supérieures à toutes les autres. Leur situation d'entre-deux les fait détachées de toute possibilité de juge- ment. Les Parques ne jugent pas, au contraire des humains et des dieux, qui se laissent pos- séder par leurs passions. Si Zeus utilise la balance d'or afin de connaitre le sort d'Hector et d'Achille, c'est uniquement parce qu'il se doit de ne pas laisser interférer ses propres senti- ments dans la bataille qui se déroule entre les deux grands héros. Le symbole que représente la balance, objet de pesée, et donc d'expression de la réalité naturelle, exprime l'objectivité, la réalité pure qui ne souffre d'aucune influence. Les Parques sont sollicitées pour que leur intransigeance et leur impartialité exprime le futur véritable, celui qui se doit d'être.

Cette vision du destin entièrement détachée du monde sensible, du monde des humains et des dieux, marque une première approche significative du concept de destin. Le destin était considéré, dans la pensée grecque, comme un élément inhérent au monde, un principe fondateur qui, plus que d'ordonner le monde, lui donnait sa logique. Dans son livre The Origins of European Thought: About the Body, the Mind, the Soul, the World, time and Fate, Richard Bronxton Onians parle du destin grec selon un principe d'antécédents-effets: «Antecedence in time is sometimes definitely expressed, but the connection between the mystical action of the powers above and the experience of its effect by men appears to be felt as a logical necessity rather than a temporal sequence »17. Cette logique du monde éta- blit un principe de cohérence première sur le monde: chaque chose se produisant dans le monde est conceptualisée par les humains comme provenant de l'idée que les dieux, qui ont créé le monde et en ont structuré chacune des parties, en ont fait. Ainsi, le monde trouve sa logique en lui-même, par le dessein dont il est l'expression. Et il en est de même pour les sentiments et les actions humaines:

In Homer, one is struck by the fact that his heroes with all their magnificent vitalité and activity feel themselves at every turn not free agents but passive instruments or victims of other powers […]. An idea, an emotion, an impulse came to him [...]. Some god had inspired or blinded him.18

Tous les faits et pensées des anciens grecs étaient perçus comme des éléments extérieurs à eux. Ils n'étaient, pour eux, que des jouets aux mains des forces supérieures qui s'affron- taient par leur intermédiaire. Ainsi, les choix et leurs conséquences sur l'existence des mor- tels n'étaient pas considérés par les anciens Grecs comme émergeant de leur esprit propre, mais des êtres divins qui dirigeaient le monde. La notion de destin de cette période était in-

17 Onians, Richard Broxton, The Origins of European Thought: About the Body, the Mind, the Soul, the World,

time and Fate, Cambridge UniversityPress, 1951, p.356.

Traduction: « L'antécédence dans le temps est quelque chose exprimée de manière définitive, mais les connexions entre l'action mystique des puissances du dessus et l'expérience de ces effets sur les humains apparait comme étant ressentis telle une nécessité logique plus qu'un enchaînement logique ».

18 Ibid, p.303.

Traduction: Chez Homère, on est frappé par le fait que ses héros avec toute leur magnifique vitalité et leur éner- gie se considèrent eux-mêmes en fin de compte non pas comme des agents libres mais des instruments passifs, ou des victimes de puissances étrangères [...]. Une idée, une émotion, une impulsion vient à eux [...]. Un dieu l'ins- pire ou l'aveugle.

timement liée à cette expérience de pensée qui définissait le monde comme une pièce de théâtre, où les personnages étaient, à l'avance, dépositaires d'un rôle figé qui ne pouvait s'écarter de ce qui avait été décidé au début des temps.

C'est dans cette structure particulière du monde imaginée par Sophocle qu'opère le des- tin tragique. Développant, sur des bases mythiques connues, ses tragédies, Sophocle mettait en avant des thématiques fortes comme celle du destin. Antigone, Ajax, ou bien Œdipe, tous les héros de ses tragédies sont soumis à la précision sans faille de leur condition, qui les poussent inexorablement vers une fin qu'ils ne peut qu'accepter lorsqu'elle s'impose à eux. Lors de la guerre de Troie, dans le camp Grec, Ajax, en désaccord avec Ulysse, devient fou et égorge un troupeau de mouton, au lieu de tuer ceux de son camp. Après coup, se rendant compte de sa folie, il se donne lui-même la mort. À la fin de la pièce, le Coryphée, en guise d'exphrasis, dit: « L’homme ne connait et ne comprend que ce qu’il voit. Et nul, pas même les devins, ne peut connaitre l’avenir. Et l’homme va vers son destin, vers l’inconnu, comme un aveugle » 19. Par cette phrase se résume la pensée de l'époque, qui se concentrait sur l'inéluctabilité des faits et gestes dont l'humain ne pouvait saisir la portée réelle. Les conséquences profondes des actes, le futur, faisaient partie d'un domaine que l'humain ne pouvait pas comprendre par lui-même, et cela qu'importent tous les pouvoirs dont il pouvait disposer. Ajax, malgré sa puissance, malgré le respect dont il était investi, malgré toute sa grandeur au sein du peuple grec, ne pouvait que finir déchu de toutes ses qualités lors- qu'Athéna, afin de protéger Ulysse, corrompit son esprit.

Les dieux sont au-dessus des mortels, et cela le théâtre de Sophocle en permet une des- cription forte. Œdipe, celui qui était porté par le succès et la félicité après s'être échappé de Corinthe, afin de ne pas tuer son père comme lui avait révélé l'Oracle de Delphes, est mon- tré agissant dans la pleine ligne de son destin, provoquant chez lui la révélation de sa desti- née. Œdipe devient le symbole de la prise de conscience de la réalité conçue par les Grecs: les yeux crevés par sa propre main, Œdipe crie au monde sa démence qui enfin s'éteint pour

le ramener dans son monde, le véritable monde: celui où les prophéties s'accomplissent, quoi que les mortels fassent pour leur échapper. Plutôt que de devenir fou, Œdipe se rend compte de sa folie et décide de la repousser afin de revenir dans le monde. Il choisit alors de quitter sa condition de héros et, ainsi, redevient humain.

Car Œdipe, comme tout héros grec, est désigné ainsi pour deux raisons particulières: la première est celle qui touche le monde sensible. Œdipe est un esprit supérieur, un être dont l'intelligence n'a pas d'égal. L'épreuve de la sphinge est l'événement qui porte Œdipe au- dessus des autres humains: en remportant la victoire de l'intelligence contre une bête fantas- tique, il se détache de la sphère humaine pour se rapprocher des dieux. Il est héros, car par ses actes il se distingue de ses contemporains. La position de Tyran de Thèbes qui lui est octroyée par les habitants de la cité est une récompense pour sa bravoure, mais aussi un titre social qui le rend supérieur aux mortels. C'est un gage de confiance envers ses qualités. Il est également considéré comme un héros, car il fait partie de cette petite minorité de per- sonnes qui symbolisent la volonté de renverser leur destin. Ce faisant, c'est toute la hiérar- chie divine qu'ils essayent de mettre à bas, afin de prouver que l'être humain, le mortel, peut renverser l'instance divine, s'émanciper de ses créateurs-contrôleurs, pour vivre sa vie comme il l'entend. Le héros de Sophocle est un humain qui tente de se libérer de sa situa- tion initiale afin de parvenir à un nouveau niveau de conscience et d'action, d'où les dieux sont absents, simples spectateurs de ce qui arrive.

Par ce fait, Œdipe devient le représentant d'une l'humanité qui souhaite se séparer des dieux afin de vivre sa propre existence. La raison de cette attitude vient du fait que les dieux ne sont pas tangibles dans la vie des personnages. Dans Œdipe Roi, aucun dieu n'est repré- senté. Ils ne sont évoqués que par l'intermédiaire de l'Oracle de Delphes, nommé à plusieurs reprises, et par Tirésias, dont la qualité de devin est due au don fait par Zeus, après la malé- diction d'Héra. Outre ces deux évocations, les dieux sont absents de la vie d'Œdipe. Rien d'étonnant alors à ce qu'il veuille à tout prix prouver sa puissance personnelle, et ne tienne aucun compte des avertissements des représentants humains des dieux.

Dès la première allocution d'Œdipe, le ton est donné: alors que la ville est souillée par la peste, et que les habitants brûlent de l'encens, ce ne sont pas les dieux qui viennent, mais Œdipe:

Enfants du vieux Cadmos, que faites-vous agenouillés ainsi et qui suppliez-vous ? Vos plaintes couvrent la ville dans l'odeur de l'encens répandu… je suis venu vers vous, mes petits, j'accours à votre appel. Je suis le seul à pouvoir vous comprendre, moi, le célèbre Œdipe.20

Par cet acte, le héros définit le monde dans lequel il vit: les dieux ne sont pas essentiels; leur présence dans le monde est possible mais les mortels n'ont pas besoin d'eux pour résoudre leurs problèmes. Pour connaitre et guérir, les humains ne peuvent compter que sur eux-mê- mes. Le questionnement d'Œdipe est une preuve immédiate de cette situation: le fait de s'agenouiller démontre une soumission, une différence essentielle entre les deux parties: les maîtres et les serviteurs. Cependant, pour Œdipe, la réalité est tout autre: ils ne s'adressent pas à un dieu, mais à un humain, qui certes est célèbre, mais n'en demeure pas moins hu- main. L'encens qui est répandu dans la ville est une offrande faite aux dieux, pour qu'ils ac- ceptent les prières et les écoutent; mais encore une fois, ce ne sont pas des dieux qui vien- nent, mais Œdipe. S'avançant ainsi face aux Thébains, Œdipe crée un monde nouveau, où les dieux ne sont pas présents. À partir de cet instant, un monde nouveau tente d'être créé par Œdipe: un monde sans dieux, un monde sans destin.

Cependant, la réalité de son monde oblige rapidement Œdipe à accepter qu'il n'est qu'un humain mortel destiné à subir le poids des actes des dieux. Plus le monde autour de lui se révèle différent du sien, plus son arrogance grandit, jusqu'à atteindre la démesure. Face à Tirésias qui lui dévoile la vérité de sa quête, Œdipe ne peut que repousser ce repré- sentant des dieux qui, selon lui, ne sait rien. Alors que Tirésias annonce que « ce qui doit s'accomplir s'accomplira tout seul, que je parle ou que je me taise »21, Œdipe lui lance: « la vérité, d'où la tiendras-tu ? Surement pas de ta science... »22. Tout ce que l'aveugle dit est folie, et seul un humain peut découvrir la vérité, grâce à son intelligence, par « [sa] seule

20 Sophocle, Œdipe Roi, in Tragédies de Sophocle, Édition Union Latine, Paris, p.75. 21 Ibid, p.87.

clairvoyance »23. Cette vérité, Œdipe va la découvrir: le monde n'est pas que la simple réali- té humaine; le destin conduit chaque individu vers sa propre fin, sans que celui-ci puisse s'en écarter.

Le destin est ce qu'Œdipe a suivi depuis sa naissance, un schéma où tout ce qui devait se produire s'est produit, entrainant à leur suite un cycle de conséquences qui ont abouti à l'accomplissement de la destinée de chacun: le meurtre de Laïos par Œdipe et l'inceste que ce dernier opère avec sa mère Jocaste. Tout devient alors clair pour Œdipe qui décide de se rendre aveugle. Mais ce geste n'est pas un simple refus de la réalité. C'est une prise de con- science de la vérité de son monde.

Lorsque Œdipe devient aveugle, la lumière de ce monde lui est à jamais retirée. Cet acte, hautement symbolique, met en avant la prise de conscience d'Œdipe sur son monde: