• Aucun résultat trouvé

développement de la science dans le quotidien

L'univers et transmutation du destin de l'humain

Au cœur de la pensée du destin ancien se trouve l'idée séculaire du centre de l'univers. La pensée occidentale qui prévalut durant de nombreux siècles était celle de la Terre se trouvant au centre de tout ce qui fut. Selon le credo monothéiste, basé sur la pensée de Pto- lémée et d'Aristote, Dieu conçut la Terre, autour de laquelle tournait les deux luminaires que sont le soleil et la lune. Cette situation géocentrique fut assimilée par l'Église qui, se basant sur la perception de l'environnement par l'humain, l'établit comme norme essentielle de sa pensée. La Terre, centre de toute la création, et l'humain, point d'orgue de cette création, se devait d'être le centre de tout, le référentiel divin autour duquel tout gravitait. Au-dessus de lui, Dieu, qui l'avait placé en ce lieu, était l'origine primordiale, qui ne pouvait souffrir d'au- cun égal. L'humain avait contrôle sur toute chose, et Dieu avait contrôle sur la destinée hu- maine, principe subordonnant de tout, centre du centre de l'univers.

Cependant, cette représentation fut confrontée à la curiosité humaine qui, en recherche constante de la compréhension de ce qui l'entoure, se mit à interroger le ciel.

Dès le début de la Renaissance se nouent des rapports nouveaux entre l'homme et la Nature, la Nature devient l'objet sur lequel l'homme agit […]. Un véritable conflit sur- git entre la conception du monde héritée des anciens et la nouvelle conception du monde que le développement de forces nouvelles impose aux hommes et aux savants.165

Ce changement dans la perception de l'humain avec son environnement créa une modifica- tion de la pensée de l'humain avec lui-même. Qu'est l'humain ? et comment ce dernier, face à lui-même, peut-il se construire, expulsé du passé pour façonner l'avenir ? Face à ces inter- rogations, l'individu tenta de se construire, non plus par rapport à ce qu'il pensait être, mais selon ce que son environnement pouvait lui apprendre. Au lieu de plonger en lui afin de ten- ter de comprendre ce qu'il est, l'humain se détacha de lui-même pour comprendre son monde, et par cela se comprendre lui-même. « L'homme de génie porte plus loin que les

165 Schatzman Evry, « Copernic et la science moderne », in Ciel et Terre, volume 70, 1954, p.321, lien hypertexte http://articles.adsabs.harvard.edu//full/1954C%26T....70..321S/0000321.000.html.

autres les conséquences des idées nouvelles qui le pénètrent, et, dans le domaine qui lui est propre, libère la pensée de ses entraves »166 ajoute Schatzman, observant que c'est par ceux dont l'esprit parvenait à se détacher de ce qui fut, pour voir plus loin, que la conception du monde changea, évolua. Les esprits de ces êtres ne tinrent plus pour acquis les dogmes reli- gieux et les enseignements du passé, pour se concentrer sur ce qu'ils découvrirent, grâce aux observations nées de l'utilisation des techniques nouvelles. Il ne fut plus question de penser le monde par la simple observation, mais de l'analyser, afin d'en découvrir les rouages, pour les comprendre, mais également pour se comprendre soi-même. L'humain s'ouvrit au monde, et par cet acte, c'est sa propre réalité qui se découvrit, son présent, et son devenir. Copernic fut le premier de ceux-là: il remit en question l'ordre géocentrique établi en dépla- çant le centre de l'univers de la Terre au Soleil. En observant le mouvement des corps céles- tes proches, Copernic dévoila le premier la mécanique céleste. Il rompit avec la pensée an- cienne, et amorça un changement dans la pensée de l'humain par rapport à lui-même: ce dernier n'est plus le centre de l'univers, comme il l'avait durant longtemps pensé. Il fait par- tie d'un ensemble dont il est un rouage, la partie d'un tout qui ne tourne pas autour de lui. Plus encore, l'humain se retrouva à l'intérieur d'un système mécanique complexe qui l'en- trainait, dans un mouvement perpétuel, autour du Soleil. Il n'était plus un centre ultime, la mesure de toute chose.

Ce changement fut mal reçu par l'Église, qui condamna cette théorie au nom de la foi, elle-même basée sur les textes anciens et sur l'observation individuelle du mouvement du Soleil. Cependant, l'idée de Copernic transforma la vision de l'humain sur son environne- ment et sur lui-même. L'humain se mit à s'interroger sur la véracité de l'anthropocentrisme. Il cessa de s'imaginer au centre du monde, pour se penser en tant qu'élément. Son destin se décala. Par cette différence de point de vue, l'humain commença à s'interroger sur sa réalité, sur ce qu'il était réellement. Ces travaux furent repris durant le siècle suivant par Galilée et Kepler, qui confirmèrent non seulement les théories du polonais, mais les complétèrent, bri- sant la pensée aristotélicienne des mondes sublunaires et supralunaires. Grâce à leurs tra- vaux, l'univers se retrouva investi d'une profondeur. Le mythe géocentrique disparut.

Les conséquences de ces nouvelles découvertes furent sans précédent dans la pensée de l'humain sur lui-même: en mettant en avant l'absence de centre déterminé, l'univers devint un espace infini dans lequel des milliers d'étoiles, des milliers de soleils, se trouvaient. La présence dans l'univers de cette quantité innombrable de soleils remit en question les pre- miers mots de la Bible, qui ne portaient qu'à deux les sources lumineuses de l'univers. Qu'était donc l'humain, dans cette immensité ? Où était sa place ? Alexandre Koyré énonce ce changement comme étant la ruine de « toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation com- plète de l'Être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits »167. Une nouvelle réalité se mit dès lors en mouvement. La pensée première de l'humain comme ré- sultat d'une naissance divine se retrouva confrontée à une pensée pragmatique: une observa- tion faite par des humains venait contredire la vérité biblique. Ces valeurs, qui étaient celles de la religion, commencèrent à fléchir, et avec elles, la puissance de l’Église sur la pensée de l’humain. En remettant en question l’ordre divin, c’est le poids de la pensée religieuse qui fut touchée. Si le message de l’Église pouvait être faux sur un point, qu’en était-il des autres ? C’est par cette pensée que l’humain commença a s’émanciper des dogmes pré-éta- blis, et choisit de s’interroger par lui-même, sur lui-même et sur son monde.

La science devint, par cette victoire, un attribut essentiel de l'humain. À partir de cette période, les découvertes scientifiques prirent, de plus en plus de place dans le quotidien humain. Cette révolution métamorphosa le paysage humain, en modifiant la perception que ce dernier avait de son environnement, mais également des possibilités à sa portée. Les re- cherches et les découvertes de Newton sur les forces du monde macroscopique, comme la gravité, permirent à l'humain de comprendre les principes d'inertie et du mouvement à l'in- térieur du référentiel terrestre et héliocentrique. Toute la mécanique durant trois siècles trouva son origine dans ses travaux. Mais là ne fut pas la seule portée de ses découvertes. En établissant les principes de la gravitation et des forces découlant de cette loi, Newton modifia le rapport de l'humain avec la Terre. Puisque la Terre n'était plus le centre de l'uni- vers, puisque le soleil n'était plus unique et que, dans le ciel, des milliers d'autres étoiles

existaient, l'humain ne devait pas se limiter à son berceau; ce qui se trouvait autour de lui, des plantes jusqu'aux mouvements des planètes, pouvait être analysé, compris, afin d'en sai- sir les lois qui les gouvernent et qui, par extension, gouvernent également l'humain.

Par l'expansion de ces travaux, les découvreurs de la Renaissance façonnèrent la science moderne, dont le credo était que « le monde est connaissable, que l'homme peut en connaître les lois, que certaines représentations sont meilleures, parce que plus proches de la réalité »168. Cette proximité avec la réalité remit en question la portée des textes bibliques et de leurs interprétations. L'inertie, découverte par Newton, s'applique à présent sur l'hu- main: libéré de la force première de Dieu et de la Terre qui semblait avoir été créée pour lui, l'humain s'avança dans une nouvelle direction, que rien ne put arrêter. Dans le vide de l'es- pace nouvellement découvert, la pensée humaine sortit de ce qui l'avait définie, pour se voir de haut, et tenter de se définir, non plus selon ses perceptions, mais selon des principes scientifiques, des analyses objectives du soi, du corps et de l'esprit.

Grâce à la science, l'humain transforma son quotidien: la pensée ancienne, qui l'enser- rait dans un monde fini, fut remplacée par la volonté de ne plus se limiter à un environne- ment qui semblait connu, pour de nouvelles découvertes. Peu à peu, les images traditionnel- les disparurent: la Terre s'étendait, de nouvelles civilisations se rapprochaient, parfois paci- fiquement, parfois violemment, permettant au monde occidental de se développer. En re- poussant ses propres limites, de nouveaux besoins émergèrent, que la science combla: la cartographie, la biologie agrandirent les domaines du vivant, tandis que la physique amélio- ra ce qui était: les lois mécaniques furent de plus en plus utilisées afin de développer la por- tée d'action de l'humain, repoussant ses frontières, jusqu'à ce que les forces des éléments s'imposent comme le véritable moteur de l'action humaine. Par ces faits, par ces savoirs, l'humain conceptualisa un monde nouveau, et se mit à penser au futur, non comme il pensait le présent, mais comme un espace différent, dans lequel la science possédait une place pré- pondérante.

Récit d'anticipation et expérience du quotidien

La présence de la science dans le quotidien occidental se manifesta de plusieurs maniè- res: le développement de la technique adaptée aux systèmes de production permit au plus grand nombre de pouvoir avoir accès, de plus en plus facilement, à des biens de consomma- tion de plus en plus élaborés, pour des coûts de plus en plus faibles, permettant d'effacer les frontières physiques. La médecine qui s’était développée, grâce aux travaux sur le monde microscopique de Pasteur, avait transformé le rapport de l'individu avec son environnement: l'humain n’était plus soumis à ses humeurs, comme l’avait pensé la médecine traditionnelle, mais à des micro-organismes dont la présence ou l'absence développaient ou contraignaient le vivant. Grâce au microscope, l'humain était à même de comprendre une part de son être, la raison du changement de sa santé, et de pouvoir influencer, de lui-même, la durée de sa vie. Grâce à la science, l'humain pouvait, dès lors, comprendre de quoi il était fait: un en- semble de tissus vivants aux multiples possibilités, dépendant de son environnement. L'hu- main n'était plus un élément extérieur à la nature, mais un être inscrit à l'intérieur d'elle qui, grâce au savoir, pouvait se protéger, se modifier lui-même afin de résister, d'utiliser la na- ture pour sa propre existence. Grâce à la science, l'humain put dépasser ce qu'il pensait être un état propre de son corps, pour prolonger son existence.

Mais ces découvertes ne furent qu'une des nombreuses avancées de la pensée de l'hu- main sur lui-même et sur son monde. Grâce à la science, l'humain repoussa ses propres li- mites, en développant des techniques qui lui permirent de contrôler son environnement. Grâce aux travaux de Lavoisier sur les gaz, l'humain prit conscience que l'atmosphère n'était pas statique, mais composée de plusieurs éléments, dont les interactions mutuelles permet- taient l'apparition de certains phénomènes. Grâce à ces travaux, l'humain put penser à de nouvelles manières de se mouvoir. Grâce aux principes de la thermodynamique et leur con- ditionnement, il fut possible de créer des systèmes mécaniques qui transformèrent la chaleur en mouvements, base des moteurs à vapeur, puis de la combustion. Grâce au magnétisme et à la découverte de la structure de l'atome, il devint possible de générer et de perfectionner le concept du courant électrique, qui repoussa les limites du quotidien en introduisant l'éclai- rage dans des foyers de plus en plus nombreux.

C'est à la source de cet environnement nouveau en constante transformation que les auteurs de littérature scientifique s'abreuvèrent, conceptualisant des possibilités nouvelles, afin d'extrapoler sur les temps futurs. Au cœur de ces récits n'étaient plus simplement l'hu- main, mais également la science, dont l'utilisation portée au quotidien par des machines nouvelles permettait de découvrir de nouveaux mondes, pour repousser les limites du con- nu, mais aussi les limites de l'humain.

Dans ce domaine, l'auteur français Jules Verne fut un précurseur, un maître pour sa gé- nération et les suivantes. Dans ses œuvres, il fit de la science le moteur de l'humain, l'ins- trument permettant de se dépasser, d'assouvir ses rêves et de rechercher les origines du monde. L'une de ses œuvres les plus connues est ce voyage fabuleux qu'entreprend Philéas Fogg à bord de son ballon dans Cinq semaines en Ballon. Première œuvre de ce genre nou- veau, qui sera appelé plus tard le récit d'anticipation, elle fut rapidement acceptée par Pierre-Jules Hetzel, l'éditeur de Verne, et par Jean Macé, son éditeur. Ces deux hommes vi- rent:

dans cinq semaines en ballon le roman idéal pour leur projet. Il est fait de géographie, d'histoire et de science, porté par l'épopée d'une aventure à dimension continentale. C'est l'histoire d'un genre inédit, d'une documentation rigoureuse, écrite dans une lan- gue fluide au vocabulaire précis […]. C'est le roman d'un humain planétaire doué de raison, d'amour pour la Terre et diffuseur de savoir. 169

Ce genre nouveau est la marque d'un changement de mentalité entre l'humain et son environnement, entre le pouvoir qu'il possède et l'utilisation qu'il peut en faire. Avec Jules Verne, les puissances de la science sont, entre les mains de l'humain, des forces qui lui per- mettent de s'affranchir des limites passées afin de découvrir, par lui-même, ce que les an- ciens n'ont pas même pu imaginer. Le récit des Cinq semaines en Ballon en est l'un des meilleurs exemples. Voler était hors de la définition de l'humain170; cependant, grâce à la science, aux savoirs sur les propriétés des gaz et à la manufacture, Philéas Fogg devient le

169 Dekiss, Jules, « Apports à un humain planétaire », in Études, 2005/7-8 (tome 403), §4.

170 La première preuve littéraire de cette tentative est l'échec flagrant d'Icarus, le fils de Dédale qui, vêtu des ailes

faites de miel et de plumes, crut pouvoir s'en aller vers le soleil. Cependant, la chaleur dégagée par l'astre fit fon- dre ses ailes, et Icarus mourut de sa chute Nous ne reviendrons pas sur la faute, due à une méconnaissance des lois physiques, qui entraina la mort d'Icarus, qui renforce la portée du mythe par rapport au récit de voyage de Verne.

symbole de l'humain qui s'éloigne de la Terre, afin de pouvoir la visiter, la connaitre, la dé- couvrir par lui-même, et enrichir par cela le savoir du monde. En étant porté par les produits de la science, Philéas Fogg devient l’archétype d'une époque nouvelle, poussée par des dé- couvertes de plus en plus importantes et nombreuses.

Le voyage dans la littérature devient également autre: il n'est plus question d'êtres soumis aux mouvements des humains, pris au piège d'un autre peuple ou d'un maître en pè- lerinage, en recherche d'un objet ou d'un être aimé, comme ce fut le cas durant les siècles précédents. Le récit de Philéas Fogg n'est motivé que par la découverte, par une soif de sa- voir à propos de paysages inconnus et de populations lointaines. Le récit n'est plus une né- cessité obligatoire, mais un besoin personnel, une volonté simplement portée par le savoir. Les Cinq semaines en Ballon, le Tour du monde en quatre-vingt jours, le Voyage de la Terre à la Lune et autour de la Lune, ou le Voyage au Centre de la Terre, ne sont pas des épopées valeureuses, où la morale et la vertu s'expriment par l'intermédiaire d'un but divin ou de la courtoisie. Ces récits ne sont rien d'autre que l'expression grandissante du besoin de l'hu- main de savoir, d'expérimenter sa propre puissance dans le quotidien pour repousser ses propres limites:

[Verne fonde] les motivations de ses personnages sur le mouvement planétaire, la dé- couverte des mondes, l'acquisition de connaissances encyclopédiques et sur les scien- ces, demande une réflexion sur les assises de la société […]. Ce qui va devenir le ro- man de la Terre est, avant tout, un voyage dans les mutations de l'humain.171

Cette nouvelle perception de l'humain montre le profond changement de l'individu par rapport à lui-même. Les siècles précédents donnaient des individus à l'intérieur des récits tels des êtres déjà formés, ou dont l'accomplissement spirituel était déjà entièrement structu- ré. L'environnement dans lequel ils évoluaient était un cadre générique pour l'action. Or, avec les récits d'anticipation tel que Verne les conçut, l'environnement n'est plus un simple cadre figé, mais un élément essentiel de l'intrigue, qui joue un rôle prépondérant dans l'évo- lution de l'histoire. Bakhtine parle de cette relation presque symbiotique entre l'humain et l'espace-temps dans lequel il évolue en ces termes:

Les séries des destins et de la vie de l'homme sous leur aspect spatio-temporel peuvent y (dans le roman) connaître des combinaisons variées, compliquées et concrétisées par des distances sociales, ici dépassées. En ce point se nouent et s'accomplissent des évé- nements. Il semble qu'ici le temps se déverse dans l'espace et y coule.172

Cette mise en relation des personnages et du chronotope se traduit dans les œuvres d'antici- pations par une similitude flagrante entre les personnages et leur voyage: les personnages vivent en étroite communion avec leur environnement et leur temps, non plus en tant que personnages figés qui révèlent le monde sans changer, mais en tant qu'individus mondiaux, qui ressentent les mouvements de leur pensée et de la nouveauté pour s'imposer en tant que part de l'humanité: les humains des histoires de science comprennent et vivent au rythme du monde entier, en harmonie avec leur temps. Ils ne sont plus limités aux frontières nationa- les. Ils sont des êtres du monde, des êtres de leur temps.

Cette nouvelle situation dans le roman apparait grâce à la puissance de la science qui, en permettant aux personnages de se déplacer hors des limites premières de leur environ-