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La prolifération des cho

Le destin selon Kant: finalité de l'humain et Providence

La fin et le moyen. Tels sont les concepts qu'Emmanuel Kant apporta à l'humanité. Considérer l'humain non comme un moyen mais comme une fin, fut la pensée du philoso- phe allemand sur l'individu, sur la manière de penser ce dernier dans son environnement, dans la civilisation. De cette manière de considérer l’humain naît une nouvelle approche du destin de l’individu. La conception de la finalité de l’individu dans l’action renvoie à la li- mite de ce que peut faire l’humain, mais également de ce qu'est l’humain par rapport à lui- même. Ses actes, dépendants des causes extérieures et intérieures à lui-même, définissent un cadre, dans lequel il doit agir, en considérant ses semblables comme lui-même. Le destin de l’individu doit pouvoir s’adapter à tous, dans l’obtention de ce qui définit l’objectif de tout être, à savoir le bonheur. Le destin de l’un devient ainsi le destin de tous. Par cette pen- sée, Kant se distingue des pensées antérieures. En rupture avec le principe conservateur de l'humain qui était définit par sa naissance, et par cela par le principe du sang et de l'héritage matériel, Kant présuppose que l'humain est un principe sur lequel l'influence du milieu est certes important, mais non déterminant de l'individu et des actes qu'il pourra générer. Cette pensée sur l'humain place Kant au devant de l'évolution du concept de destin de son époque, car il fut de ceux qui se détachèrent d'une vision matérialiste de l'humain, pour prôner l'es- prit comme élément majeur de l'être.

Par cet état de l'être, l'humain n'est plus un jouet entre les mains de Dieu, un corps con- ditionné pour agir de telle manière que chaque chose soit définie depuis sa création pour se diriger sans détour vers sa mort. L'humain, dans sa présence, ne doit pas être considéré comme étant présent sur Terre afin d'y accomplir une part du plan divin, et par cela être considéré par ses semblables comme un outil en vue d'une réalisation; il doit être approché, considéré par ses pairs comme une entité pourvue de la liberté. « L'homme est fin en soi et ne saurait se réduire, ni être réduit par Dieu même au simple rang de moyen en vue d'une

fin étrangère et supérieure: il a à se respecter lui-même »113. En repoussant le pouvoir de Dieu sur l'humain dans le domaine de l'inconcevable, Kant met fin à l'omniprésence du des- tin patriarcal, qui voulait que les humains naissaient, vivaient et mouraient selon les critères prédéfinis par le divin. Par le respect, Kant liait à l'existence de l'humain la considération que chacun se doit d'avoir pour un autre humain, plaçant les humains sur un palier identique de valeur, mais également de potentialité, accordées toutes deux sur le postulat que l'hu- main, dès sa naissance, est libre. De ce principe, Kant met au ban de l'individu le contrôle omnipotent des monarques sur les populations, qui manœuvraient les peuples sous l'ins- tance de leur puissance accordée par Dieu.

Ce qu'un peuple lui-même n'a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative pro- cède justement de ce fait qu'il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre.114

Les humains, rassemblés en populations, ne sont donc pas soumis par leur naissance aux choix des monarques, si ceux-ci sont opposés aux volontés des individus. La liberté de chacun se doit de s'exprimer dans son milieu par le truchement de l'expression libre, et le monarque, de par sa position, se doit de manifester dans le pays qu'il gouverne le choix li- bre de son peuple. Par cette pensée, la position particulière des monarques et des nobles s'efface pour laisser sa place à un principe représentatif qui doit exprimer la pensée géné- rale, à savoir la majorité du peuple. De plus, le monarque, en tant qu’individu, est placé dans la fonction qui est la sienne par le bon vouloir du peuple, qui accepte sa présence à cette place dans le but de lui permettre de pouvoir mener à bien la fonction qui lui est échue. Cette fonction, qui ne définit par l’homme, doit être l’expression du bon vouloir de l’humain qui la possède, et doit donc, par corollaire, permettre à l’humain monarque de sa- tisfaire le plus grand nombre, sans dénaturer aucun des humains sous son autorité. Le destin de l’individu n’est donc plus rattaché à sa fonction ou au passé de ses ancêtres, mais lié au principe général de l’accès au bonheur et à la liberté.

113 Kant, Emmanuel, Philosophie de l'histoire, Édition Montaigne, traduction Stéphane Piobetta, Paris, 1947,

p.30.

À partir de cette réalité, Kant effaça le schéma divin en s'appuyant sur le fait que la li- berté de l'humain entre en relation directe avec son futur. Les humains, potentiels en ac- complissement qui expriment leur existence par l'action, deviennent les seuls maîtres de leur existence et de leur devenir. Muglioni parle de cette nouvelle liberté comme la marque de la fin de la destinée régie par le divin:

Ainsi, le sens même de l'existence du monde dépend de ce que l'humanité fait d'elle- même et du monde: «la condition suprême, sinon complète, de la perfection du monde, c'est la moralité des êtres raisonnables de ce monde, laquelle à son tour repose sur le concept de liberté ; et la liberté, à son tour, en tant que spontanéité inconditionnée, il faut que des êtres raisonnables en prennent conscience d'eux-même pour pouvoir être moralement bons.»

La seule justification de Dieu et de sa création est la volonté bonne. Or cette fin n'est pas un fait, une donnée, mais une exigence: l'homme n'est fin en soi qu'en se faisant fin en soi […], c'est récuser toute doctrine qui soumettrait la destinée des hommes à un plan divin ou naturel et remplacerait la liberté par la Providence.115

En utilisant la pensée de Kant qui définit la morale comme principe de liberté, Muglio- ni met en avant la pensée du philosophe sur la véracité de la disparition du plan divin, dès lors que l'humain prend conscience de sa propre liberté, née de la morale et la créant en re- tour. Selon Kant, ce n'est que par la morale que la liberté peut naître chez les humains. En étant soumis à un principe supra-mondain qui comprimait la pensée et la liberté de l'hu- main, la morale ne pouvait se développer pleinement chez l'humain. En laissant la liberté se propager dans l'humanité, Kant présuppose que la morale émergera d'elle-même afin de protéger cette liberté, qui par cela créera en retour la morale. Le cycle perpétuel de l'huma- nité accomplie se résoudrait à cela. De cela la liberté apparait comme le moteur de l'indivi- du, ce qui peut le faire aller au plus loin dans l'élaboration de son être et de l'humanité. Cette pensée est un point essentiel concernant l'approche du concept de destin, car elle re- pose sur une conceptualisation de l'humain reposant sur une liberté inhérente à tout humain. En établissant cela, le destin de tout individu ne repose pas sur des particularismes, mais sur une pensée globale et universelle, qui voudrait que l'humain soit une partie de l'humanité. Par cela, Kant fait plus que prôner la liberté comme concept humain, il fait du destin de

l'humain le destin de l'humanité. Il dépasse la pensée première du destin comme élément particulier, pour le faire élément autour duquel les humains se retrouvent.

Cependant, Kant n'abandonne pas la présence d'une entité supérieure à l'humain qui régit une partie importante de l'individu. Aussi s'exprime-t-il sur ce principe en énonçant que « toutes les dispositions naturelles d'une créature sont déterminées de façon à se déve- lopper un jour complètement et conformément à un but »116. Ce but est la Nature:

Quel que soit le concept qu'on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénoménales, les actions humaines, n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature.117

Cette Nature est à aborder comme étant l'état primordial de l'humain, la constitution première de son être, ce qui est hors du domaine de la pensée et qui ne peut être comprimé par l'entremise de l'esprit. Cette Nature se retrouve dans l'expression des besoins primaires du corps 118, mais également dans la disposition des individus au sein des différents pays. En effet, la naissance étant le premier de tous les besoins primaires puisqu'il consiste en la libération de la vie contenue et l'expression de cette existence comme élément de viabilité, détermine par la nature de son acte l'individu 119. À partir de ces éléments, l'humain est soumis à des limites propres à son environnement et à sa situation, limites qui déterminent la portée de l'individu et les possibilités d'actions au sein du système. De plus, ces éléments particuliers sont également conditionnés par les lois de la Nature propres au milieu dans lequel l'humain évolue. De par sa nature, l'humain se retrouve limité par les capacités de son corps, mais également par les lois physiques qui structurent son environnement. Par cette limitation, issue de son état de nature, l'humain est inscrit dans une ligne de destin par- ticulière, qui préfigure son être dans la potentialité.

116 Kant, Emmanuel, Philosophie de l'histoire, op cit, p.61. 117 Ibid, p.59.

118 Voir, à ce propos, la Pyramide de Maslow.

119 Nous ne parlerons pas ici des principes génétiques inclus dans l'individu par le principe de l'hérédité, car cette

Cette Nature s'exprime également, dans la pensée de Kant, par la progression conti- nuelle dans l'Histoire des sociétés humaines qui, peu à peu, s'approchent de la perfection de la civilisation. Ainsi, le dessein de la Nature que l'humain pousse plus en avant à chaque fois est la réalisation d'un système politique parfait. Selon Kant, le destin de la civilisation serait « la réalisation d'un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite »120. Cette constitution est pour le philosophe allemand l'aboutissement de l'évolu- tion humaine qui, par son intelligence, parviendrait à produire un système de gouvernement global dans lequel chaque être humain pourrait exercer sa liberté sans porter atteinte à la liberté d'autrui, cette expression totale de la liberté permettant, par le principe d'inter-accep- tation de la liberté et de la morale, d'aboutir à l'accomplissement de l'espèce humaine, dont « le destin de l'humain serait le bien. Kant admet ce qu'il appelle une supposition: un pro- grès ininterrompu vers le bien, vers la fin morale de l'existence du genre humain »121. Par cette fin morale de l'existence, Kant annonce l'état ultime de l'humain qui, parvenu au der- nier stable de la liberté, perdra naturellement sa morale qui lui sera devenue inutile, puisque tout entier tourné vers le bien. Cet état futur de l'individu serait ainsi le destin de l'humain, mais également la disparition totale du principe même de destin. En effet, en aboutissant au bien, l'humain se retrouvera complètement libéré des impératifs d'évolution définis par la Nature, et se retrouvera dans un état nouveau, détaché de toute idée de plan. Sans but nou- veau à atteindre, l'humanité rentrera dans un nouvel état, où l'être, accompli dans sa forme et dans son être, n'aura plus aucune limite autre que celles propres à leur état de Nature. Le destin, en disparaissant, laissera sa place à une nouvelle forme de destin: une perfection ba- sée sur la liberté de chacun.

L'humanité accomplie selon Kant sera donc non simplement une forme personnelle de perfection, mais bien une adéquation entre les pensées et les faits à l'intérieur d'un système gouvernemental dans lequel les humains vivraient en parfaite intelligence, par laquelle le bonheur de l'individu s'exprimera comme conséquence naturelle de l'être. L'accomplisse- ment de l'humain pour Kant est une nouvelle forme de fusion avec une entité supérieure,

120 Kant, Emmanuel, Philosophie de l'histoire, op cit, p.73.

qui ne sera plus d'essence divine comme ce fut le cas auparavant, mais sera sa propre inven- tion, de sa propre intelligence: un gouvernement qui permettra à chacun de pouvoir, à l'inté- rieur de sa condition, arriver au bonheur par la liberté totale.

Le destin de l'humain est, pour Kant, d'évoluer et de faire évoluer le monde afin de parvenir à ce gouvernement. Ce gouvernement, par le fait qu'il est créé par l'humain afin que ce dernier vive en intelligence avec ses semblables, est opposé à la Nature. Kant écrit «[qu’]il est impossible de concevoir que l'homme soit à la fois un être libre et un être de na- ture »122. Limité qu’il est par ce qui le retient encore à ces deux principes, l’humain ne peut être entièrement libre. Il est ainsi du devoir de l'humain de tenter de dépasser sa condition de Nature afin de pouvoir accéder à une plus grande liberté, par le biais du gouvernement. En établissant ses propres règles, sous la forme d’un gouvernement, l’humain se détachera alors de ce qui le faisait encore être de Nature et de Providence, pour devenir un être de mo- rale et de liberté qui sera enfin arrivé à sa perfection. Le destin de l'humain se concrétise dans un ensemble de changements, qui s'oppose par ses différences aux fondements de la société, mais également à la pensée rigide de la matière figée dans l'idée de perfection du plan humain. L'esprit de l'individu devient, par cela, la source nouvelle de l'être. Kant, en proposant cette pensée, dépasse la vision limitée de l'individu pour l'individu, pour l'inscrire dans un système qui le place en acteur du monde et de son environnement, pour lui-même et les autres. Il forme, par cela, la base d'une pensée gouvernementale qui permet à l'humain de s'élever, jusqu'à s'en détacher lorsqu'il sera abouti. Le gouvernement est ainsi considéré comme un moyen pour transformer l'humain, tout comme le fera Leto 2 au travers de son Sentier d'Or. Cependant, cette pensée de la liberté et de l'aboutissement de l'humain repose sur des notions inscrites dans un système de pensée développé dans un système humain, qui comporte ses failles et ses limites, réalités que Nietzsche ne peut concevoir comme facteurs d'apprentissages. Selon Nietzsche, le gouvernement n'est pas un moyen, mais la limite même de l'humain vers l'obtention de la perfection, limite qu'il place au ban des défauts de la société.

Nietzsche, ou la déclinaison du devenir humain

Opposé au mot de la constitution de Kant apparait, durant le dix-neuvième siècle, Frie- drich Nietzsche, dont la recherche perpétuelle de la vérité de la condition humaine structura sa vie. Comprendre, saisir la portée de l'humain, sa résonance, dans le monde et dans le temps, furent les thèmes de son existence, les cordes de sa recherche du sens, de la vérité de l'humain. Par le profond respect qu'il vouait à l'humain, Nietzsche exposa (ou explosa, selon la virulence que l'on souhaite donner à ses actes) les valeurs séculaires de son monde, les affres qu'il pressentait dans la société européenne de son époque. C’est à partir de cette dé- construction de ce qu’il percevait comme vil dans l’humanité qu’il édifia une pensée nou- velle sur le destin, orientée vers la liberté de savoir, vers la science et la connaissance, afin que l’humain devienne un nouvel être: un surhomme.

Cette pensée est d'autant plus particulière qu'elle se base sur une capacité propre autant à l'humain qu'à l'humanité: la science. Or, la science telle qu'elle était perçue durant ce temps, et bien qu'elle se développait de manière fulgurante, n'en demeurait pas moins un élément encore instable de l'humanité, dont les frontières étaient encore opaques, peu enclin à préfigurer ce qui allait devenir le quotidien de l'individu. Pourtant, Nietzsche, tel un devin, engagea sa pensée sur le chemin de cette doctrine, pour la faire devenir l'avenir de l'humain, au-delà de toute autre tentative ancienne de développement de l'être. La modernité de sa pensée est, encore actuellement, sujette à de nombreuses invectives, la considérant comme quasi-inhumaine, image génératrice des turpitudes du vingtième siècle. Mais les dévelop- pements dont elle fut, malgré elle, l'initiatrice, sont loin des réalités de la pensée Nietzschéenne.

Selon Nietzsche, le principe de société de Kant n'est pas une réalité. Le gouvernement, comme moyen d'aboutissement à l'être libre et moral dernier, prémisse à une fin de l'histoire et de l'évolution du genre humain et de la Nature, se retrouve repoussé hors du destin pro- bable du monde, rapporté au niveau des bas-fonds de l'humanité minable sous les mots de Zarathoustra: « l'État c'est ainsi que s'appelle le plus froid des monstres froids et il ment

froidement, et le mensonge que voici sort de sa bouche: "Moi, l'État, je suis le peuple" »123. Comparé à une bête imaginaire dont la férocité et la violence n'ont d'égal que son insensibi- lité, l'État n'est pas, comme le pensait Kant, l'aboutissement de la Providence, la fin du chemin pour les humains, mais le mirage insensé tressé par les humains pour se leurrer eux- mêmes, pour s'emprisonner et emprisonner leurs semblables dans la toile de la neutralité qui détruit le génie. Le destin de l'humain devient sous l'État de Nietzsche, État qui est le centre de « l'idolâtrie des superflus »124, le carrefour des pensées normatives qui brisent l'intelli- gence, l'uniformité des individus entre eux, ne créant que le médiocre et le banal. Cette ba- nalité est le point de convergence de tout État, qui par le mensonge tend à avilir les humains sous sa coulpe, afin de pouvoir plus aisément obtenir la puissance. « Ils [les gens de l'état] veulent de la puissance et avant tout le levier de la puissance, ils veulent beaucoup d'argent, ces impuissants »125. En se rapportant à l'argent, Nietzsche apporte avec cette idée celle de l'avarice et de la cupidité naissante dans les systèmes gouvernementaux, qui dénigrent les humains, leur préférant la valeur monétaire, la puissance de production qu'ils représentent et le pouvoir qu'acquièrent, par ce contrôle, ceux qui contrôlent. Il apporte également la per- version de la pensée de l'humain pour le concret immédiat, pour la substance d'un présent qui s'érige en réalité ultime, par le biais de l'argent, qui est la concrétisation immédiate de