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Le soir, lorsque le vestibule des lupanars s’éclaire de l’éclat des ampoules électriques et semble inviter le passant à entrer goûter la violente et brutale joie d’acheter et de posséder un corps inconnu, des détraqués, le sexe en émoi, le cerveau rongé par des désirs lubriques, font halte devant ces refuges du vice et, plantés au bord du trottoir, de l’autre côté de la rue, interrogent le mystère des maisons closes.

De loin, ils cherchent à deviner le fidèle qui pénétrera dans le temple des joies charnelles. Ils sont agités de ses fièvres, ils brûlent de ses ardeurs. Ils le regardent gravir les degrés du perron et le coup de sonnette qu’il donne, résonne dans leur poitrine. Et lorsque la porte s’entrouvre pour recevoir le visiteur, tout leur être vibre à la brève vision qui s’offre à eux. Ils cherchent à entrevoir une figure, un coin de chair, à saisir un

son de voix, un mot.

Leurs regards dardés devant eux sont des vrilles qui percent les murs et pénètrent le secret des alcôves. Oppressés, haletants, les artères en feu, bêtes en rut, ils assistent en imagination aux rites qui s’accomplissent dans les chambres en face d’eux et ils se saoulent de visions de stupre.

Ils regardent s’éloigner le mâle assouvi qui sort et s’éloigne d’un pas lourd, mais leur regard capte d’un coup d’œil la physionomie, le geste et l’attitude du nouvel arrivant qui sonne et qui pénètre à son tour dans l’asile des sans amour. Et consumés par la fièvre et le désir, ces Lazarre de la luxure plantés au bord du trottoir, en face des lupanars, se rassasient des miettes de joie que donnent une porte qui s’entrouvre pendant trois secondes, une forme féminine aperçue un instant et quelques notes de musique entendues.

Les heures fuient. La nuit enveloppe la ville.

Las, tourmentés, la chair malade, ils regagnent lentement, les mains dans les poches, la chambre sordide, le matelas solitaire, l’oreiller

complaisant que, dans les ténèbres, ils étreindront éperdument, dans un spasme.

Le râtelier

L’homme ne l’aurait sûrement pas remarquée dans la rue mal éclairée si elle ne lui avait pas souri au passage. Une femme qui vous sourit, même si vous ne la connaissez pas, surtout si vous ne la connaissez pas, c’est une muette invitation. Indécis, hésitant, il s’arrêta, les pieds rivés au pavé. Ce sourire de la passante, dans cette tiède soirée de septembre, dans cette rue obscure, c’était comme un frein qui l’aurait immobilisé. Il se retourna ; la femme également.

Et de nouveau, elle lui sourit. Son indécision augmenta encore. Devait-il céder à la tentation, suivre l’étrangère, connaître l’image de son corps, la joie de sa chair ou poursuivre sa promenade dans la nuit ? II n’avait que très peu d’argent en poche, juste ce qu’il lui fallait pour manger d’ici au samedi et l’on était au mercredi soir. Sa raison lui conseillait de continuer sa route, de repousser ce plaisir rapide et incertain et

de garder le pécule dont il avait un si urgent besoin. Mais est-ce qu’on écoute la raison par une tiède soirée de septembre lorsqu’une femme nous sourit dans une rue mal éclairée ? Ce fut la bête qui l’emporta. La chair en émoi, il rejoignit la fille qui marchait à très petits pas, attendant qu’il se décide.

– Tu ne sais pas ce que tu aurais manqué, dit-elle, lorsqu’il se trouva à son côté.

Ces mots donnèrent une forte envolée à son imagination et tout de suite, il entrevit des sensations inédites, extraordinaires. Il avait une fameuse hâte d’arriver. Pendant un moment, ils suivirent la rue sur laquelle ils se trouvaient, puis ils en prirent une autre et encore une autre.

– C’est ici, dit-elle en lui montrant un vieil immeuble en pierre portant sur sa façade une affiche : Chambres à louer.

Sûr que ce n’était pas des millionnaires qui habitaient là. Tous, bien certain, ils en arrachaient pour gagner leur petite vie, pour trouver leurs trois repas par jour, pour payer leur loyer chaque semaine et les pauvres habits qui cachaient les

difformités de leur anatomie. Ah ! oui, les habits c’est bien utiles, non seulement pour se garantir du froid et des intempéries, mais pour masquer toutes ces laideurs du corps humain, laideurs tellement affligeantes, tellement pénibles à voir, que les hommes se fuiraient les uns les autres, si dégoûtants se trouveraient-ils. L’homme, lui, ne pensait pas à ces choses. Il ne pensait pas du tout.

Sa seule et unique idée, c’était la troublante image qu’il se faisait de la fille jaillissant hors de sa robe. Les marches du perron étaient usées, ne portaient presque plus de traces de peinture. Dès le seuil, vous sentiez que c’était une cage malheureuse cette maison. De la sacoche qu’elle portait sous le bras, la fille sortit une clef et ouvrit la porte. S’adressant à son compagnon : « Suis-moi », dit-elle. Et au bout d’un couloir, elle descendit un escalier. C’était au sous-sol qu’elle dispensait les félicités cette pauvresse. Pour faire oublier au client l’impression plutôt désagréable de se trouver dans cette cave et pour le ramener à l’objet immédiat de sa visite elle dit en riant :

« Tu sais, ça fait moins mal que de se faire arracher une dent. »

Tout en se dévêtant et après avoir payé son dû à sa compagne, il lui dit : « Demain matin, il faut que je me lève à sept heures. Je travaille, moi, et il faut que je sois au poste à huit heures ». Elle ne riposta pas qu’elle-même travaillait nuit et jour.

Les hommes ne comprennent pas ça.

Simplement, elle répondit : « Ça, c’est trop tôt pour moi. Je me lève à dix heures et vas manger à onze heures ». – « Tu feras comme tu voudras », répondit-il. « Tu es chez toi ».

Juste comme il se mettait au lit, le locataire de la chambre voisine se mit à jouer de l’accordéon.

Ça c’était vraiment contrariant, bien ennuyeux, bien vexant. Ça lui enlevait ses idées cette musique. Ils attendirent bien une demi-heure avant que le concert prenne fin. Naturellement, il était excédé, pas de bien bonne humeur.

Ça passe vite les moments de volupté. Il s’endormit soudain profondément, sombra pour ainsi dire dans le sommeil. Au milieu de la nuit, il s’éveilla et, sentant quelqu’un près de lui, il resta tout surpris, ayant encore l’esprit trop obscurci pour se rappeler où il se trouvait. La mémoire lui

revint au bout d’un moment puis il replongea de nouveau dans un engourdissement total.

Longtemps après, il ouvrit les yeux et regarda l’heure à sa montre déposée sur une chaise à côté du lit. Sept heures. Il fallait se lever, se rendre au travail. Tout en passant ses vêtements, il regardait sa compagne encore endormie. C’est étrange, mais ce matin, elle ne lui plaisait pas du tout.

Franchement, il lui trouvait un air désagréable, antipathique. Il ne l’avait donc pas regardée, hier soir ? Non. Dans cette rue mal éclairée, il ne l’avait pas vue, n’avait pas pris le temps de scruter un peu ses traits, de se faire une image de sa figure. Tout de suite, comme si elle eût été l’unique femme au monde, il l’avait bêtement suivie. Et il lui avait donné l’argent dont il avait besoin pour manger d’ici au samedi. Est-ce qu’un homme sensé agit comme ça ? De toute nécessité, il lui faudrait maintenant emprunter une petite somme d’un camarade. Et parmi les camarades, il y en a qui sont bien vache, qui ne se gênent nullement pour refuser un petit service. Tout en faisant ces réflexions, il continuait de regarder la fille qui dormait. « Mais elle est vraiment laide »,

se dit-il. « Fallait que je sois stupide ou aveugle pour suivre une catin comme ça. » Puis, songea-t-il, « je serai chanceux si je n’ai pas attrapé quelque maladie ». À cette pensée, il se sentit inquiet, malheureux, entrevit toute une série de misères. Oui, c’est des choses qui arrivent ça et plus souvent qu’on ne croit. « Un imbécile, un fichu imbécile que j’étais hier soir », avoua-t-il.

« S’il fallait que je sois pris, qu’il me faille aller voir le médecin, courir les pharmacies, suivre un traitement, dépenser un argent fou, c’est ça qui serait charmant ». Déjà, il voyait la seringue et il reniflait les odeurs de remèdes. Maintenant, la fille qui était là couchée, il la détestait férocement. « Et dire que ma nuit me coûte trois piastres ! C’est à se donner des coups de pied. » En arrangeant sa cravate devant la glace du bureau, il aperçut dans un verre un râtelier qu’on avait placé là la veille au soir, comme on y aurait mis une rose. « Ah ! la vache », éclata-t-il, « elle n’avait même pas de dents ! ». Il avait dépensé trois piastres, ses dernières, pour passer la nuit avec une femme qui n’avait pas de dents ! Alors, furieux, il s’enfonça son chapeau sur la tête, jeta

un regard haineux sur la fille encore au lit, saisit les fausses dents dans le verre d’eau, monta l’escalier, sortit, fit quelques pas dans la rue et apercevant une poubelle que les vidangeurs étaient sur le point d’enlever, y lança rageusement le râtelier parmi les déchets et les ordures.