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En quelques minutes, il se forma un rassemblement de vingt-cinq à trente personnes à l’endroit où la collision d’automobiles s’était produite. Quelques-uns des curieux repartaient après un moment, reprenaient leur route. Les autres, moins pressés, continuaient de regarder les voitures endommagées et le gros constable, la figure en sueurs, qui recueillait les informations, prenait la version des deux chauffeurs. Un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans ne bougeait pas du groupe, attendant des développements possibles. Évidemment, il avait du temps devant lui. Sa journée de travail était finie et il s’attardait à flâner. Une grosse femme s’approcha de lui et s’informa comment le fracas s’était produit, demandant s’il y avait quelqu’un de blessé. Il n’en savait rien, étant arrivé lorsque les conducteurs des deux autos discutaient déjà et examinaient les dommages. Ayant commencé la

conversation, la grosse femme continua.

Justement, la semaine dernière elle avait été témoin d’un accident, une fillette écrasée par une voiture filant à grande allure et qui avait encore accéléré sa vitesse après avoir renversé l’enfant.

Elle avait bien cinquante-cinq ans au moins la grosse femme, brune avec des cheveux noirs parsemés de fils blancs, de petits yeux noirs aussi, très vifs et des formes plantureuses, arrondies. Une physionomie peuple. Et une robe et des souliers qui demandaient à être remplacés.

Familièrement, elle continuait de causer tandis que le jeune homme l’écoutait bénévolement.

Soudain, elle déclara :

– Je me meurs de soif. Vous ne paieriez pas un coca-cola ?

Et elle se prit à sourire ce qui mit une lueur dans ses yeux noirs.

– Allons prendre un coca-cola, répondit-il simplement, mais un peu surpris.

Ils sortirent du groupe des badauds. Le jeune homme regardait à droite, à gauche, cherchant l’établissement de quelque grec.

– Il y a près d’ici un petit restaurant où nous serons très bien, affirma-t-elle. Souvent même je mange là.

Côte à côte, ils marchèrent environ cinq minutes, puis elle poussa la porte d’un débit de bonbons et de liqueurs douces. En entrant, la grosse femme fit un petit salut amical à la patronne, derrière le comptoir.

– Deux bouteilles de coca-cola, commanda-t-elle en traversant la boutique. Suivie de son compagnon, elle entra dans une pièce à l’arrière, vague salle à manger. La marchande apporta les rafraîchissements demandés et sortit après que le jeune homme eût payé. Lentement, par petites gorgées, ils prenaient leur breuvage pendant que la grosse femme bavardait inlassablement.

L’autre l’écoutait toujours. Maintenant, les deux bouteilles étaient vides. Le garçon regarda sa compagne comme pour lui dire que c’était le temps de partir. À ce moment, elle lui prit la main et la serra doucement, en souriant. À ce contact, il sentit le sang bouillonner dans ses artères et un désir violent, brutal, irrésistible, jaillit de ses

entrailles. La lueur des petits yeux noirs l’avait embrasé. La femme sentit qu’il était en son pouvoir. Sa chair était toute conquise.

– Nous allons monter quelques moments, déclara-t-elle. Ce sera une piastre pour la chambre et une piastre pour moi, ajouta-t-elle posément. Sans un mot, tout en émoi, le garçon mit la main dans sa poche et tendit deux billets.

L’autre frappa sur son verre avec une cuiller et la jeune dame qui était au comptoir apparut. L’autre lui remit l’un des billets verts qu’elle venait de recevoir.

– Merci, vous connaissez le chemin, fit la patronne qui se retira.

Lourdement, la grosse femme monta un escalier étroit et sombre. Lui, à sa suite, il voyait les talons usés de ses souliers et ses grosses jambes. Un homme qui n’a pas mangé depuis deux jours et qui aperçoit une table chargée de victuailles, de quoi apaiser sa faim, voilà ce qu’il était le garçon.

Ils pénétrèrent dans une chambre aux murs recouverts de papier fané, meublée d’une

commode, de deux chaises et d’un lit d’occasion.

Sur le plancher qui craquait sous les pieds des arrivants était un vieux prélart usé qui remplaçait le tapis absent.

Le temps, il s’écoule toujours et partout avec la même régularité. Bonheur, malheur, joies, douleurs, pauvreté sordide, luxe éblouissant, tout lui est égal, indifférent. Il ne s’attarde pas, il ne va pas plus vite. Il y avait bien une heure qu’ils étaient là. Pendant une heure, un homme apaise sa fringale et une femme juge qu’elle a bien gagné son salaire.

– Tu sais, je ne m’ennuie pas, déclara soudain la grosse femme, mais il faut que je m’en aille.

Donc, ils se levèrent, redescendirent le petit escalier étroit et sombre et traversèrent la salle du restaurant. En passant, la grosse femme fit un petit salut à la dame au comptoir.

– Au revoir, fit celle-ci.

Juste au moment où les deux clients allaient sortir, une fillette de quatre ans environ, une enfant très brune, aux cheveux bouclés, avec de

petits yeux noirs très vifs, surgit brusquement d’en arrière et saisit d’une manière caressante la main de la grosse femme :

– Grand-maman, quand est-ce que tu vas m’acheter des souliers ? demanda-t-elle.

Et le jeune homme se rendit compte que sa compagne exerçait son métier de prostituée sous le toit de sa fille.