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Ils étaient deux vieux qui avaient bien un total de cent-vingt-cinq à cent-trente ans. Alors qu’il y en a qui possèdent de l’argent, des maisons, une foule de choses, eux ils avaient une pelle et un râteau. Et lorsque le printemps était revenu, que la neige était disparue et que les grives avaient fait leur apparition dans les cours, eux, munis de leur pelle et de leur râteau, ils allaient de porte en porte et, pour vingt-cinq sous, offraient de nettoyer le petit terrain en avant de votre maison.

Patiemment, sans se hâter, ils enlevaient les feuilles mortes, les bouteilles à lait, les boîtes de conserves, les papiers de tous genres qui recouvraient votre gazon. La toilette terminée, ils recommençaient chez le voisin. Lorsqu’ils avaient réuni un montant suffisant, ils allaient s’acheter une petite bouteille de whiskey et, assis sur la marche d’un hangar ou sur une boîte à vidanges, dans une ruelle, ils se chauffaient

béatement au soleil en prenant une gorgée d’alcool à même la bouteille. Aussi inoffensifs que les moineaux.

Depuis les années qu’ils nettoyaient les terrains dans ma rue, je les connaissais un peu. Or, ces jours derniers, j’aperçus l’un des deux vieux qui, avec sa pelle et son râteau, accomplissait seul son habituelle besogne.

– Qu’est-ce que fait donc votre compagnon aujourd’hui ? Il n’a pas le goût à travailler ? Il se repose ?

– Ben, il a fini de travailler. Il va se reposer longtemps. Il est mort.

– Il est parti bien vite. Il me semble que je l’ai vu encore ces jours derniers.

– Ah oui ! Un soir, il n’avait pas assez d’argent pour s’acheter du bon whiskey. Alors, il en a bu du mauvais et le lendemain, il n’avait plus besoin de pelle ni de râteau.

– Puis, vous, vous tenez bon ?

– Faut bien. Pis quand je ne travaille pas, je m’ennuie, pis je pleure, je pleure trop. Ça, c’est

mauvais signe. C’est de la folie. Ben sûr que c’est la fin qui approche. Vrai, j’avais hâte que le printemps arrive pour gagner une couple de cennes. Moé, il me faut un peu d’argent pour prendre un p’tit coup. J’ai besoin de ça. À la maison, ils me disent : Donnez-vous pas de mal, mangez, dormez, écoutez votre radio. Mais je ne peux rester là à rien faire. Je m’ennuie trop, je pense trop. Faut que je travaille pour m’acheter une p’tite bouteille. Ça fait pas de mal à personne, ça. Je sais bien que je ne devrais pas en prendre, mais vous comprenez, j’ai soixante-quinze ans, je n’ai pas de parents, je suis seul au monde et ces idées-là, ça me porte à boire.

– Mais ces gens chez qui vous demeurez ?

– Ce sont des étrangers, mais ça fait longtemps que je suis avec eux et ils me gardent. C’est mon refuge. Ils besognent dur pourtant. Ils ont une boutique dans le fond de leur cour et ils travaillent pour des manufacturiers d’habits. À onze heures, minuit, une heure, vous pouvez voir les fenêtres éclairées. Il y en a encore un ou deux qui travaillent. L’un des garçons, un jeune, doit

faire cinq cents boutonnières par jour. Il se couche lorsqu’il a fini et il recommence le lendemain. Et les filles cousent et pressent les habits. Partout à côté, les gens dorment, mais dans la boutique, vous en voyez un ou deux penchés sur leur travail. Le père est mort il y a deux mois. Il avait bien trimé et il avait élevé une famille de quinze enfants. J’avais été absent quelques semaines... Lorsque je suis sorti...

j’avais soif et pas d’argent. Alors, je me suis dit : Je vas aller lui demander dix ou quinze cennes.

Mais sa femme m’a informé qu’il était bien malade et que personne ne pouvait le voir. Le lendemain, il a été transporté à l’hôpital dans une voiture d’ambulance. Je suis allé le voir. Le docteur et un prêtre étaient là. Ils sont sortis et je suis resté seul avec lui. Son bras était sur le drap et je voyais qu’il tentait de le lever pour me serrer la main, mais il n’avait pas la force. Alors, d’une voix faible, il m’a dit : Retournez à la maison et soyez bon garçon. Je suis parti et je ne l’ai pas revu vivant. Cet homme là, c’était du bon monde.

Ah ! oui, mieux que des parents.

Tout en parlant, le vieux avait terminé sa tâche, fini de nettoyer avec son râteau le petit carré de terrain en avant de la maison. Alors, il a sonné à la porte et une dame à cheveux blancs après avoir regardé le travail accompli lui a remis une pièce de vingt-cinq sous. Il l’a mise dans sa main gauche, puis avec sa droite a fouillé dans sa poche, comptant sa monnaie avec ses doigts.

Alors, se tournant vers moi : Vous ne pourriez pas me donner quatre cennes, c’est tout ce qui me manque pour que je puisse m’acheter une p’tite bouteille.